Chapitre 44

Par maanu

Gil Vernet avait écouté sans sourciller l’histoire que Clarisse s’était chargée de lui résumer à la place de Julienne et Héléna, qui lui en furent bien reconnaissantes. Elles en avaient assez de devoir sans cesse raconter tout cela à des inconnus plus intimidants les uns que les autres, qui les regardaient toujours avec le même air consterné et un brin goguenard. Le conseiller, toutefois, avait eu une réaction un peu différente. Pendant la plus grande partie du récit, il avait eu l’air de n’écouter qu’à moitié. Il ne semblait pas très intéressé. Lorsque la Gardienne se tut, il poussa simplement un autre soupir, les bras croisés sur la poitrine, et regarda Julienne et Héléna.

    « Stéphane D’Elsa et Ysaure Lamarre, hein ? » fit-il.

    Elles ne répondirent pas mais Héléna se risqua à esquisser un signe approbateur.

    « Ravi de vous rencontrer », poursuivit-il d’une voix dans laquelle ne transparaissait pas le moindre ravissement.

    Décontenancées, elles échangèrent un regard interdit.

    « Quoique si je compte bien, poursuivit-il de son ton qui n’exprimait rien, vous êtes la deuxième Ysaure Lamarre et la cinquième Stéphane D’Elsa que je rencontre depuis que j’ai pris ce poste. »

    Le très mince espoir qu’il venait de leur insuffler s’évapora aussitôt.

    « Et chacune d’elles avait une très belle histoire à raconter. »

    Julienne lança un coup d’œil en direction de la Gardienne, qui la regarda en retour. Elle fut un peu soulagée de ne pas la voir hausser un sourcil qui aurait signifié « Je vous avais prévenues ».

    « Je dois tout de même admettre, continua la voix caillouteuse, que c’est la première fois que des candidates aux honneurs se pointent ici à deux. Deux miracles le même jour… Vous réalisez que ça rend votre version deux fois plus difficile à avaler que celles que j’ai entendues auparavant ?

    -C’est aussi la première fois que Claude Gérard se porte garant, n’est-ce-pas ? » intervint Clarisse, toujours en retrait près des fenêtres, d’un ton neutre.

    Julienne et Héléna furent surprises de l’entendre prendre parti pour elles, alors qu’elle-même n’adhérait pas complètement à leur version.

    « C’est vrai, admit le conseiller. Mais qu’est-ce qui me prouve que vous le connaissez réellement ? Et que c’est effectivement lui qui vous envoie ?

    -J’ai un message de sa part », répondit aussitôt Héléna en tendant une main timide vers le sac posé à ses pieds.

    Gil Vernet agita distraitement ses longs doigts osseux pour lui signifier qu’elle pouvait procéder. Elle prit son sac dans ses mains un peu tremblantes, l’ouvrit et fouilla nerveusement à l’intérieur tandis qu’ils étaient tous tournés vers elle.

    « Tenez », dit-elle en brandissant la petite photographie en direction du conseiller.

    Il la saisit et la regarda quelques instants, recto et verso. Il considéra le visage d’enfant et lut les quelques mots griffonnés au dos. Il ne parut pas très impressionné.

    « Une signature n’a jamais été une preuve, fit-il remarquer. Je ne suis même pas sûr que ce bébé est bien l’Héritière. »

    Clarisse s’était approchée de lui sans un bruit, et avait jeté un coup d’œil à la photographie.

    « Je reconnais cette tapisserie, qu’on aperçoit dans un coin, dit-elle. La photo a été prise dans la salle de réception de l’aile sud.

    -Beaucoup de bébés sont nés dans ce Palais, lui fit remarquer Gil Vernet. Et un certain nombre d’entre eux ont un jour été exhibés au cours d’un dîner mondain quelconque.

    -Mais parmi eux aucun n’a été photographié aussi souvent que l’Héritière. Vous trouverez facilement une autre image à laquelle comparer ce visage.

    -Justement, répliqua le conseiller avec impatience. Des centaines de photos d’elle existent, et beaucoup ont circulé en-dehors du Palais. En-dehors de Prim’Terre, même. Vous savez comment sont les gens. Sitôt parue la nouvelle de la naissance du premier enfant du couple royal, ils n’avaient plus que son nom à la bouche. Pendant des mois, dans chaque marché vous pouviez être sûr de rencontrer trois ou quatre stands qui vendaient tous les mêmes drapeaux à son effigie, les mêmes poupées et les mêmes badges. Des peintres ont voulu vendre à des prix exorbitants des portraits qu’ils disaient avoir peints en prenant pour modèle l’Héritière elle-même dans les appartements royaux du Palais, ce qui était assurément faux. Âgée d’à peine quelques jours, elle avait déjà des biographes qui réussissaient – allez savoir comment – à pondre cinq cents pages racontant sa vie. On a même pincé quelques crapules qui essayaient de vendre des photographies soi-disant dédicacées de sa main. Et oui, il y a eu des gens pour en acheter. »

    Il tendit la photographie à Héléna, un peu brusquement.

    « Vous avez pu trouver ça n’importe où, et gribouiller dessus ce que bon vous semblait. »

    Julienne tenta à son tour d’intervenir.

    « Monsieur Gérard dit que cette photo n’a été publiée nulle part. Que le roi et la reine la lui ont envoyée personnellement pour lui annoncer la naissance de leur fille, et qu’il n’existait aucun autre exemplaire. Il a dit qu’ils sauraient la reconnaître. »

    Gil Vernet haussa un sourcil sceptique.

    « Après quinze ans ? » fit-il.

    Héléna, que la tournure prise par la conversation inquiétait de plus en plus, regarda Julienne qui restait muette. Elle se mit à triturer fébrilement les rebords de la photographie.

    « Mais nous ne connaissions même pas Delsa, finit-elle par s’exclamer, la voix presque chevrotante. Il y a à peine quelques jours nous n’avions jamais entendu parler de l’Héritière, ni des Lamarre. Comment aurait-on pu inventer toute cette histoire ? Et trouver cette photo ? »

    Le conseiller resta silencieux un instant, son regard impénétrable posé sur elle. Puis il fit volte-face tout à coup, et alla droit vers une armoire aux longs battants étroits. Elle devait être fermée à double-tour puisqu’il sortit d’une poche de sa veste une clé à l’allure étrange et complexe, de celles que seuls les Hauts-Dignitaires sont autorisés à posséder. Il la glissa dans la serrure, et ouvrit l’armoire. Une véritable armée en terre cuite apparut devant eux, rangée comme en ordre de bataille sur chacune des étagères. Les dizaines de galatides qui attendaient là étaient pourvues de toute la panoplie du soldat, des bottes légères au casque à rebords en passant par l’arme qu’elles brandissaient toutes. Gil Vernet, moins impressionné que Julienne et Héléna, saisit l’une des statuettes par les jambes, et se retourna vers elles. Il s’approcha de nouveau, s’arrêta devant elles, et tendit la statuette à Héléna.

    « Prenez », lui dit-il.

    Héléna eut un regard pour Clarisse, qui ne semblait pas plus qu’elles comprendre où le conseiller voulait en venir. Elle prit dans sa main le petit soldat de pierre, qui avait à son flanc une épée dans un fourreau.

    « Pincez-lui le nez, ordonna Gil Vernet. Ou alors tirez-lui les oreilles. »

    Cette fois Clarisse eut un mouvement, à peine perceptible. Julienne devina à une crispation très légère de ses lèvres qu’elle était prise de court. Peut-être même la Gardienne était-elle un peu inquiète, mais Julienne n’avait pas encore suffisamment appris à lire son visage si énigmatique pour pouvoir en être certaine. Héléna, quant à elle, leva des yeux déroutés vers Gil Vernet. Mais contrairement à n’importe quel autre delsaïen, elle ignorait que pincer le nez ou tirer les oreilles d’une galatide est le meilleur moyen de la mettre en colère. Si elle l’avait su elle aurait probablement hésité plus longtemps – et d’autant plus longtemps que la galatide qui reposait dans sa main était armée – avant d’attraper entre ses deux doigts le nez de la statuette et d’exécuter l’ordre du conseiller.

    Aussitôt, le soldat eut un mouvement brusque de la tête vers l’arrière, pour éloigner son visage de cette main gigantesque et malotrue. En un éclair, il avait porté la main à son flanc, retiré son épée de pierre de son fourreau, l’avait brandie au-dessus de sa tête et l’avait abattue sur le poignet d’Héléna. Elle poussa un cri de stupeur et de douleur, et lâcha la statue. Celle-ci alla s’abattre sur le parquet et éclata en centaines d’éclats de roche. La petite tête casquée roula au sol. Clarisse la regarda et une contraction passa furtivement sur son visage. Cette vision lui était de toute évidence pénible. Puis elle releva les yeux vers Héléna qui gémissait en tenant son poignet, d’où s’écoulaient de fines rigoles de sang. Elle passa devant les piteux restes du soldat pour s’approcher du dos du canapé, et une fois derrière Héléna elle attrapa d’autorité son bras meurtri.

    « Vous n’aviez vraiment pas à faire ça », lança-t-elle à l’adresse de Gil Vernet.

    Elle pressa sa paume contre le poignet de Héléna. Le contact de la pierre froide sur la plaie à vif fit d’abord grimacer celle-ci, avant que ses traits ne se détendent en une mine soulagée et perplexe. Lorsque la Gardienne lui rendit son bras, il ne restait de sa blessure que quelques traces de sang qui commençaient déjà à sécher sur sa peau.

    « Si vous vouliez vous assurer qu’elles ne sont pas de Delsa, poursuivit-elle, vous n’aviez qu’à regarder leurs vêtements. Il est évident qu’ils ne sont pas d’ici.

    -Il y a une boutique, à Haut’Île, qui s’est spécialisée dans la vente de produits du Là-Bas1, répondit le conseiller, très calme. Leurs vêtements pourraient très bien y avoir été achetés.

    -Sauf que cette boutique n’a pas résisté à l’arrêt quasi-total des échanges avec le Là-Bas. Il y a bien six ou sept ans qu’elle a fermé.

    -De très nombreux articles ont été vendus du temps de sa prospérité. Il en reste forcément en circulation, qui continuent de passer de main en main. »

    Il avait décidément réponse à tout, et toute cette conversation avait de plus en plus des allures de combat perdu d’avance.

    « Je veux bien croire que vous êtes effectivement du Là-Bas, dit-il. Mais ça ne veut pas dire que c’est effectivement Claude Gérard qui vous a fait venir ici. Et même si c’était le cas, et si le roi et la reine reconnaissaient la photo qu’ils lui ont envoyée, ça ne prouve pas qu’il a raison. Le seul nom de Claude Gérard ne constitue pas une preuve, bon sang ! »

    Il y avait sûrement, dans cette dernière phrase, un signe de son irritation, devant l’admiration et la confiance sans bornes que tout le monde continuait à porter à son prédecesseur, plus de vingt ans après son départ.

    « Il nous a donné d’autres choses, dit Julienne. Des documents. Parmi eux on a trouvé un faire-part de mariage, avec le nom et la photo de mes parents. »

    Héléna, en l’entendant parler, avait de nouveau plongé la main dans son sac et s’était remise à fouiller dans ses papiers. Elle sortit le faire-part et le tendit à Gil Vernet, pleine d’espoir. Il y jeta un coup d’œil vague et le lui rendit encore plus rapidement que la photographie du bébé.

    « Et donc ?

    -Je reconnais très bien ma mère là-dessus, répondit Julienne. Même si elle m’a toujours dit qu’elle s’appelait Corbier. »

    Gil Vernet ne prit même pas la peine de lui répondre et Héléna cessa d’espérer. Elles auraient aussi pu se débrouiller pour mettre la main sur ce faire-part, et la simple parole de Julienne affirmant qu’elle reconnaissait l’un des visages qui y apparaissaient n’était pas non plus une preuve de quoi que ce soit.

    « On ne peut pas décider seuls si cette histoire mérite d’être creusée ou non, dit Clarisse. Il faut demander leur avis à des personnes mieux placées que nous pour démêler le vrai du faux. À commencer par le roi, la reine et Victor Lamarre. C’est à eux de juger s’il est possible ou non que ces filles soient leurs filles. »

    Le conseiller poussa encore un soupir et se pinça l’arête du nez, comme s’il était en proie à une migraine.

    « Comme je vous l’ai déjà dit, ils sont tous trop occupés pour le moment. Vous n’avez vraiment pas choisi le bon jour pour débarquer avec toutes vos histoires. Et surtout, je ne veux pas leur faire subir encore une fois toute la douleur et toute la colère qu’engendrent toujours les impostures de ce genre. C’est déjà arrivé bien trop souvent. »

    Il leur adressa à toutes trois un long regard qui passa de l’une à l’autre.

    « Vous allez rester ici encore un peu, dit-il finalement. Je vais revenir. »

    Sans leur laisser le temps de protester, il se détourna, marcha à pas rapides vers la porte, et l’ouvrit devant lui. Elles eurent à peine le temps d’entrevoir les deux gardes qui étaient toujours en poste, avant qu’elle ne se referme et que ne retentisse le déclic du verrou.

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