Chapitre 43

Par Diogene

Le feu se dressait là. Les flammes, immenses, semblaient lécher le ciel, mais ce n’était qu’apparence ; à côté de lui, une jeune fille avait posé sa main sur sa nuque.

Comment se nommait-elle ?

Son nom lui échappait, mais non son visage, qui désormais lui faisait face.

Les souvenirs lui revenaient et il en était heureux, car il n’avait pas brisé le serment qu’il lui avait fait.

Derrière le feu, une femme était debout, une femme à qui il avait prêté serment, une femme dont la matrice avait porté cette enfant ; une enfant dont il était aussi le père charnel et spirituel. Nue, sa peau ébène renvoyait les nuances cuivrées des flammes, qui s’élevaient depuis le foyer, et de ses yeux secs coulaient des larmes amères. Fiché dans le sable, un large poignard retenait une forme noire qui, à son tour, s’était redressée ; un cœur incandescent brûlant dans la poitrine.

— Je suis Ndjamulji, l’antienne ! avait-elle murmuré

A ces mots la femme à la peau noire avait acquiescé, puis elle s’était retournée vers la seconde.

— Je suis Gamayun, la porteuse d’âme ! avait-elle rétorqué.

La main posée sur sa tête s’était alors détachée. Sûre, dure, elle avait lancé :

— Va ! Va et protège-la !

À ces mots, il avait acquiescé puis, ayant recouvré, le temps d’un battement, forme humaine, il lui avait remis un livre aux pages vierges.

— D’aussi longtemps que vivront les histoires, alors son âme existera, lui avait-il expliqué, comme elle contemplait l’ouvrage, dont elle caressait avec respect les feuilles blanches.

— Mais, à trop habiter un costume qui n’est pas le sien, on finit par se fondre et ne devenir qu’un avec lui, l’avait-elle alors averti.

Loup redevenu, il s’était avancé vers la jeune fille et la nuée les engloutis avant de les séparer. Cependant que le temps, l’espace, les avalait, il se rappelait qui il était : un homme à qui un ange avait donné son âme pour la protéger de l’infâme. Sachant que nulle sagesse ne serait assez grande pour en contenir l’essence, il avait alors sacrifié un pan de son humanité, laissant grandir en lui sa part animale. Il était alors devenu ce que les humains baptiseraient plus tard un lycan. Les yeux grands ouverts, il contemplait cette jeune fille frêle, ignorante de son secret et oublieuse du sien. Baignée par la pâle lueur de la lune qui s’engouffrait par les vitraux décatis, elle lui rappelait celle qui fut sa maîtresse.

Reflétée dans ses prunelles, elle fixait son image entourée de ces flammes vives. Cela lui rappelait ce feu qui lui réchauffait le cœur chaque fois qu’elle se plaçait devant l’âtre. Là, elle s’imaginait, surgissant du foyer, elle ne savait quelle fantastique créature. Souvent, elle avait rêvé de cette femme à la peau noire. Toujours nue, assise sur une plage de sable gris, devant elle brûlait un feu. Parfois elle y jetait quelques brindilles et des flammes surgissait un visage. Entre ses mains, elle tenait un ouvrage dont elle semblait lui lire des passages et, chaque fois qu’il en était ainsi, sa figure ruisselait de larmes. Toutefois, jamais elle n’avait osé parler de ce rêve à quiconque de sa communauté, pas même à ce singulier étranger qui s’en était venu quérir l’hospitalité. Il lui semblait qu’une main invisible lui scellait les lèvres, dès que la pensée l’effleurait. Encore aujourd’hui, dans le secret même de ce vaisseau de pierre, jadis vaisseau de lumière, désormais vaisseau de ténèbres, elle n’avait eu l’audace de s’en ouvrir, alors même que tel était son but. Troublée, elle tendit la main vers l’animal qui l’avait plus tôt repoussé. Son museau était frais et sa truffe humide. Amusée, elle sentait sa langue qui lui léchait le creux de sa paume.

— Pourquoi ne m’as-tu point dévoré, toi dont la faim rongeait les entrailles ? Pourquoi ne m’as-tu point égorgé, comme le fait le loup du petit chaperon dans le conte ? Pourquoi t’es-tu jeté contre ce piton de fer rouillé, au point de préférer trépasser plutôt que de vivre ? lui murmurait-elle, penchée sur sa tête.

Hélas, que ne pouvait-il lui répondre ! lui qui était prisonnier de sa pelisse d’animal, incapable de métamorphose. Il eût souhaité se maudire, le maudire. Mais alors, il eut renié le sacrifice qu’ils avaient jadis tous deux consenti. Condamné au silence comme le sont les bêtes, il enfouit sa tête entre les bras de sa compagne. Soudain, il surprit le doux craquement d’une lame de bois et tenta encore une fois de se redresser, malgré la douleur qui ne cessait de le tourmenter et de l’accabler.

Elle aussi l’avait entendu, en même temps que les notes s’étaient interrompues. En son cœur, une étrange sensation l’avait alors saisi, comme si elle redoutait, soudain, de découvrir le visage de ce joueur invisible qui l’avait emporté, ce tantôt, sur les flots mystiques de sa folie. Depuis les voûtes et les croisés, le bruit de ses pas se réverbérait, enflait, s’amplifiait. Au sein des vieilles pierres résonnaient des sons brefs, cliquetis de métal, claquements secs du cuir frappant le parquet. Ombre immense, auréolée de blanc, il lui rappelait, si ce n’était l’absence d’ailes, la figure de ces anges que les mains des bâtisseurs avaient, dans le temps, figés dans la pierre. Un large chapeau était posé sur sa tête et ses yeux brillaient de mille feux. Noué autour de son cou, son foulard ne masquait en rien la maigreur de son être. Vêtu d’un large morceau de laine tissée et rapiécée, d’un pantalon qui lui enserrait les jambes, les pieds chaussés de bottes à talons étroits et pointus, il s’avançait en silence depuis les travées qui surplombaient le narthex. Soudain, il stoppa sa marche et se tourna en direction de l’instrument meurtri par les tourments et les éléments. Triste, il caressa un long moment l’orgue abattu. Certains des tubes s’effritèrent sous ses doigts et une fine poussière couleur rouille s’envola dans le cœur de la nef. Immobile, il demeura ainsi un long moment, le regard mélancolique, figure saturnienne, contemplant les éclats orangés en train de se dissoudre dans la clarté enténébrée.

— Qui es-tu ? s’exclama soudain la jeune fille, brisant ainsi le mystère, tout en s’efforçant de retenir l’élan de son déraisonnable compagnon.

Un long soupir jaillit d’entre ses lèvres. Lentement, il se retourna et ôta les verres qui dissimulaient ses yeux.

— Je suis Shahar, l’homme du rêve, celui qui arpente les songes et les ténèbres.

Perché sur son épaule, un corbeau poussa un cri rauque.

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