Chapitre 42

Par Diogene

Détaché, il avait senti l’impact et il en avait conçu un profond soulagement. La balle lui avait tout d’abord brisé les cervicales, stoppant net les influx nerveux. Puis elle avait traversé le fond de son larynx, déchiquetant les artères carotides. Serein, il avait vu le sang jaillir, cependant que le projectile s’éjectait de sa gorge déchiquetée.

Debout dans les ténèbres, il admirait le fleuve temps et ses méandres ; ramifications qui s’étendaient à l’infini, depuis le commencement jusqu’au néant. Flottantes, innombrables, enchâssées dans des sphères, des âmes dérivaient, comme autant d’étoiles dans le ciel. De l’une d’entre elles, il s’approcha. Elle était là, nue, belle, recroquevillée en position fœtale. La main tendue, il la recueillit et la plaça au creux de sa paume. Attentif, il aurait presque, s’il avait pu, entendu sa respiration, tandis qu’une larme perlait au coin de son œil.

Il lui avait fait une promesse et le temps était venue pour lui de l’honorer. Ses doigts devenus serres effilés, il se fendit le sein et l’y dissimula. Ainsi pourvu, il balaya du regard le fleuve incandescent, puis il ouvrit en grand ses ailes, avant de prendre son envol en direction de ce lieu où tout avait commencé.

Rien n’avait changé sinon, peut-être, les sentiments de solitude et d’abandon qui étaient devenus encore plus prégnants. Tours décrépites, des lézardes dans les façades avaient fait s’effondrer des dalles, mettant à nu les parpaings de béton. En plusieurs endroits, des fenêtres étaient cassées ou fissurées, colmatées avec des planches ou du carton. Hagardes, plusieurs silhouettes erraient dans la cour, des hommes, des femmes, des enfants, dont le cœur saignait. Les arbres étaient mal taillés, sûrement ne l’avaient-ils pas été depuis des années, cependant qu’une herbe folle croissait partout où cela lui était possible. Non ! rien n’avait changé. La laideur était toujours présente, l’ennui suintait par tous les pores, comme les ordures qui semblaient remonter des caves fétides. De l’autre côté de la barrière boisée, comme le rappel douloureux d’un soi-disant état de nature, qui séparerait les biens nés civilisés de la jungle et de la barbarie, s’étendait celle qui se prétendait ville lumière, en réalité ville misère, à l’âme sèche.

Noyé dans la nuit poisseuse, il descendait les degrés d’un invisible escalier, depuis le ciel jusqu’aux enfers. Tel un spectre, il traversait les murs de pierre, passait de part en part des lieux de vie transformée en mouroir, ne s’attardant ni sur les vivants ni sur les sommeillants. Ainsi, chemina-t-il jusqu’à un appartement, dont les murs salis cachaient leur infamie, sous une avalanche de posters aux couleurs criardes : Janis, Jimi, Syd, Kurt, Jim, Robert, d’autres encore. Mais le papier délavé ne lui permettait plus de les reconnaître. Dans un coin, une immense étagère aux portes vitrées trônait, comme un pied de nez à la sordidité ambiante. Curieux, il s’approcha et ouvrit les battants transparents, avant de s’emparer de l’un des écrins de cartons : un mur de briques blanches, avec un nom tracé à l’encre rouge. Sur l’autre face, dans les trouées, surgissaient des figures psychédéliques. Luisant dans un coin, une antique platine n’attendait qu’un geste de sa part et, l’instant d’après, la voix de Roger Waters s’éleva dans les baffles, triste, aussi sinistre que la pièce elle-même.

All in all, it's just another brick in the wall

All in all, you're just another brick in the wall

Soudain, quelqu’un cria et il baissa le son. Même la musique se mourrait et cela l’attristait.

Longtemps auparavant il était venu ici, se mêlant à la population, les observant, admirant leur création, échangeant même avec l’un d’entre eux, puis il était parti.

De l’index, il parcourait les pochettes, s’arrêtant parfois sur l’une d’entre elles pour l’examiner, avant de la remettre à sa place. Soudain, ses doigts effleurèrent une liasse de papiers froissés. Intrigué, il écarte avec difficulté les disques qui l’écrasaient, puis s’en saisit. Chiffonnées, les feuilles étaient couvertes d’une écriture fine et élégante. D’abord rédigée à l’encre, à la fin son auteur n’avait plus utilisé que du crayon mine de plomb. Chaque feuille contenait l’équivalent d’un chapitre. Si tel était la signification de ces astérisques qui figuraient en bas de certains paragraphes.

Aucun titre ne figurait nulle part ; seulement une succession de point de vue, lui semblait-il. Arrivé à la dernière page – mais ne l’était-il pas littéralement – il commença à en lire les derniers mots, cependant qu’il se rapprocha de la fenêtre ; les lettres étaient à peine lisibles.

À la seule clarté d’un astre moribond, il tentait de déchiffrer la trop fine écriture. Déçu, il avait alors replié les feuillets et s’en était allé. Du regard, il avait, une dernière fois, la pièce balayé : le sol, jonché de choses abandonnées, de morceaux de vie désagrégés, de souvenirs égarés ; le plafond maculé de taches d’humidité qui avaient, par moment, séché, ou s’étaient crevassées ; les murs colorés de vestiges d’un temps pas si éloigné. Un sentiment de tristesse, semblable à un voile de mélancolie, l’avait saisi, puis il avait quitté, sans un mot, la chambre. Cheminant au travers du silence, il avait contemplé les flétrissures de la misère et de la solitude ; ces fleurs vénéneuses qui poussent dans les cœurs meurtris des choses humaines. Dehors, les ombres avaient grandi et, comme il s’était enfoncé dans l’obscure d’un corridor, de ses lèvres des vers avaient jailli :

 

Ô toi, le plus savant et le plus beau des Anges,

Dieu trahi par le sort et privé de louanges,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Ô Prince de l’exil, à qui l’on a fait tort,

Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,

Aimable médecin des angoisses humaines,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Qui même aux parias, ces animaux maudits,

Enseignes par l’amour le goût du Paradis,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

En entendant ces mots, saisis au travers de la pénombre d’un tunnel à l’apparence d’un puits sans fond, une silhouette s’était retournée et l’avait fixée. Nulle surprise, nul étonnement ne s’était lu dans ses yeux, seulement un profond soulagement.

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