Chapitre 42

Par maanu

Avec le froncement de sourcils le plus prononcé qu’était capable de produire son visage de marbre blanc, Clarisse s’étonna, dès qu’elle entendit les portes se refermer lourdement dans leur dos :

    « On va venir nous chercher ? C’est bien la première fois qu’on me colle une escorte. J’imagine que c’est lié à la présence de la délégation, mais je ne vois pas bien en quoi ça devrait réduire ma liberté de circuler dans le Palais. »

    Julienne et Héléna n’écoutaient pas ses cogitations. Elles regardaient les jardins du Palais, qu’elles découvraient pour la première fois. Les pierres étaient toujours rosées de la lumière du matin, et l’édifice semblait encore plus hérissé vu de près, surmonté de toutes ses tourelles, cheminées et lucarnes pointues. Un carré massif se dégageait de la structure, juste en face d’elles, flanqué des deux énormes tours octogonales du Palais. Au centre de ce carré, les portes du Palais étaient ouvertes, sous la bonne garde de deux hommes aux allures de titans, visibles de loin grâce à leurs uniformes noirs et à la longue pique qu’ils tenaient chacun contre une épaule. Sous leurs bottes, une terrasse de marbre éclatant s’avançait en semblant d’arc de cercle qui s’échappait du vaste promontoire sur lequel la partie principale de l’édifice était haut perchée. Un escalier aux larges marches arrondies en descendait en s’élargissant, entouré de la butte recouverte d’un parterre entretenu d’herbe verte, au sommet de laquelle reposait le promontoire. Au pied de l’escalier, de part et d’autre de la dernière marche, les bustes en pierre noire polie d’Elsa et de Gaïus regardaient vers le lointain, au-dessus de vasques dont jaillissaient des panaches de fleurs aux couleurs vives. Une allée immense s’étendait au milieu des Jardins, recouverte de gravillons qui crissaient sous les pas des dizaines de gens qui la foulaient à chaque instant. L’escalier de marbre était à une extrémité ; Julienne, Stéphane et la Gardienne se trouvaient encore à l’autre.

    Partout autour de cette allée, des couleurs éclataient : le vert des vastes carrés de pelouses ; le bleu translucide de l’eau des fontaines, mêlé au blanc gargouillant de l’écume qui se formait à l’endroit où les jets d’eau rencontraient la surface ; le noir profond aux veinures dorées de certaines statues en pierre d’obsidor et le blanc grisâtre ou rosé de certaines autres ; les rouges, les oranges, ou encore les violets des parterres de fleurs parfaitement formés ; les touches plus sombres sous le couvert des plantations d’arbres qui formaient çà et là comme des microcosmes plus calmes, protégés par les branches tombantes et leurs milliers de feuilles frémissantes. Il y avait tant de choses à voir, partout, mais Julienne et Héléna devinaient que l’impression de joyeux désordre qui se dégageait de l’ensemble était voulue, et parfaitement maîtrisée par ceux qui s’occupaient de tout ça.

    Clarisse avait commencé à remonter l’allée sitôt les portes refermées, et les filles, en la suivant de près, tournaient la tête en tous sens pour tout voir. Les fontaines, surtout, les laissèrent éblouies. Elles avaient beau avoir déjà fait la connaissance des galatides de la Gardienne, elles n’en furent pas moins ébahies de voir les hautes statues des deux premières fontaines de l’allée, deux grandes femmes qui se faisaient face, vêtues de longues toges toutes droites, une main sur la hanche et l’autre qui désignait mollement les Jardins, se pencher vers elles dans une révérence gracieuse pour leur souhaiter la bienvenue. Plus loin, de nombreuses autres fontaines se succédaient, les escortant jusqu’aux escaliers, et jusqu’aux portes du Palais. Elles étaient de toutes sortes, et ce fut un jeu fascinant, pour Julienne et Héléna, de découvrir, un pas après l’autre, toutes les scènes qu’elles offraient aux promeneurs. Beaucoup représentaient des musiciens qui se trémoussaient, doucement ou de façon plus énergique, au rythme des musiques qui s’échappaient de leurs instruments en même temps que les jets d’eau, qu’ils faisaient danser avec eux sur la surface frétillante. L’un de ces musiciens était habillé en berger, et jouait un air gai à la flûte, entouré de ses trois nolgas de pierre qui sautillaient joyeusement autour de lui. Elles durent faire un pas de côté en passant près d’eux, pour ne pas être éclaboussées par l’eau qui volaient sous les grosses pattes des nolgas. Quelques personnes étaient assises au bord de certaines fontaines, et elles devinèrent que leur choix, au moment de s’installer, n’avait pas été dû au hasard. Plusieurs enfants amusés et intrigués, sous la surveillance de leurs parents, regardaient deux petits garçons de pierre qui faisaient une ronde en se tenant la main, la bouche ouverte dans un rire silencieux. Au beau milieu de la fontaine, au centre du cercle qu’ils formaient en dansant, une petite fille sculptée dans le marbre, assise sur une grosse pierre, faisait de grands signes de la main aux passants. Plus loin, à l’abri de leur vacarme, la statue d’un homme au regard nostalgique se tenait assise sur un haut rocher, les jambes croisées, le coude sur un genou et le menton dans la main. Le seul mouvement perceptible chez lui était le clignement lent de ses yeux, à intervalles réguliers. À ses pieds, un homme de chair et d’os, qui arborait une fine moustache noire et un haut chapeau vert, était penché sur les pages d’un livre épais, qu’il tournait au même rythme lent, la mine concentrée.

    Les fontaines ne furent pas les seules à les laisser bouches bées. Alors qu’elles s’avançaient sur l’allée depuis déjà près d’une minute sans pour autant avoir l’impression d’approcher du Palais, Héléna prit soudain un air stupéfait et tira discrètement sur la manche de Julienne. Celle-ci se tourna vers elle, et la vit lui désigner d’un petit mouvement de tête un groupe de personnes qui marchaient en bavardant, sans se presser, sur les vastes pelouses qui s’étendaient à leur gauche, par-delà les fontaines. Julienne, à la suite d’Héléna, ouvrit de grands yeux. Au milieu du groupe, il y avait un homme qui apparaissait très visiblement au-dessus de ses compagnons. Il n’était pas plus grand, son visage était à la même hauteur que les leurs, mais les deux cornes massives qui jaillissaient de ses tempes et s’élevaient vers le ciel en torsades le grandissaient considérablement. Personne dans les Jardins ne prêtaient attention à lui, bien entendu, mais Julienne et Héléna n’avaient jamais vu ni même entendu parler des hybrions auparavant. Elles furent donc tout aussi surprises d’apercevoir, sous les manches évasées d’une femme qu’elles croisèrent un peu plus loin sur l’allée, de grands piquants noirs qui prenaient naissance sur ses avant-bras et les recouvraient jusqu’au dos de ses mains.

 

    Toutes à leur contemplation médusée des Jardins, Julienne et Héléna en oublièrent de regarder devant elles. Si bien que l’homme qui marchait au-devant d’elles était déjà presque à leur hauteur quand elles le remarquèrent. La Gardienne ralentit, juste assez pour les laisser la rattraper, et elle leur glissa dans un murmure :

    « Laissez-moi lui parler. »

    L’homme était un garde, mais bien moins robuste que ceux qu’elles avaient aperçus jusque-là. Il avait une trentaine d’années, était très grand et très maigre. Ses cheveux et sa barbiche étaient d’un roux pâle, qui se détachait pourtant nettement sur la peau très blanche de son visage anguleux. Il portait l’uniforme sans insigne des soldats du bas de l’échelle et, à en juger par sa démarche un peu trop assurée et son torse légèrement bombé, il en était très fier. Il tenait dans ses grandes mains aux longs doigts fins une grande arbalète, non armée et pointée vers le sol. Mais les contours de ses yeux, plissés par les pattes d’oies, et ses lèvres fines qui s’étiraient dans un sourire à mesure qu’il s’approchait d’elles, leur firent comprendre à toutes les trois qu’elles avaient affaire à un gentil.

    « Soldat Arsène Baillard, se présenta-t-il en portant vivement le poing à sa poitrine pour les saluer. Je suis ravi de vous rencontrer, Gardienne. »

    Clarisse lui rendit un vague signe de la tête.

    « Voici Héléna Nevin et Julienne Corbier, lui dit-elle sans préambule. Je dois les présenter au roi et à la reine. C’est assez important. »

    Le soldat leur jeta à toutes deux un regard curieux, sans se défaire de son sourire.

    « Le roi et la reine sont occupés pour le moment. On m’a demandé de vous escorter jusqu’au Palais pour que vous puissiez vous installer confortablement en attendant la fin de leur audience. »

    Il se tourna à demi et leur fit signe de passer devant lui, tandis que Clarisse coulait vers Julienne et Héléna un regard qu’elles ne surent pas bien comment interpréter. Elle ne semblait pas avoir très envie de suivre le garde. Elle se mit néanmoins en marche, les poings un peu plus serrés autour de ses deux pierres. Julienne et Héléna, de moins en moins à l’aise, n’eurent d’autre choix que de leur emboîter le pas.

    Le soldat Baillard était visiblement un bavard. Sitôt qu’ils se furent mis en marche, il se mit à parler.

    « Le Palais va sûrement vous paraître plus agité qu’en temps normal, Madame, dit-il en souriant toujours. Les Hauts-Dignitaires sont sur les nerfs et les domestiques courent partout. Nous autres aussi, à la caserne, on est surchargés. Presque tous mes camarades de décurie ont été réquisitionnés pour assurer la protection des gens de Garennes, alors qu’ils sont pourtant venus avec leur propre garde J’aurais dû être du nombre, mais Monsieur le Conseiller a expressément requis mes services. »

    Il sourit plus largement en prenant un air crâne, et se remit à parler.

    « Tout le monde est surmené, mais c’est bien intéressant toutes ces nouvelles têtes. On n’a pas l’habitude, par ici, de voir des habitants des duchés. Moi je suis de Haut’Île, ça ne fait pas très longtemps que je suis au Palais. Je n’étais pas là quand le duc est venu pour la dernière fois. Jamais de ma vie je n’avais vu leurs drôles de coiffures, ni ces manteaux à fourrures qu’ils ont tous l’air de porter. Et je n’avais jamais entendu leur accent, non plus. Enfin, à part quand mon amie Aline l’imitait, à la buvette Bois-Sans-Soif, en bas de chez moi. Je ne pouvais pas dire, à l’époque, mais aujourd’hui je me rends compte qu’elle ne se débrouillait pas si mal. Même si les soldats de Garennes avec lesquels j’ai parlé tout à l’heure n’avaient pas la voix tout à fait aussi nasillarde qu’elle le prétendait. »

    Il fit enfin une pause, le temps de jeter un regard affable et intrigué en direction de Julienne et Héléna.

    « Vous non plus vous n’avez pas l’air d’être d’ici. Ni du duché. Vous venez d’où, si je peux me permettre de demander ? »

    Julienne et Héléna, prises de court et déjà essoufflées par le rythme rapide que les longues jambes du garde les forçaient à adopter, ouvrirent la bouche sans savoir quoi répondre. Avant qu’elles aient eu le temps de trouver, Arsène Baillard avait repris :

    « Je n’avais jamais vu de vêtements comme les vôtres. C’est la mode de la Lame de l’Est, peut-être ? Je crois bien que je n’ai jamais croisé de gens de là-bas non plus... C’est de là que vous êtes ?

    -Non, répondit Clarisse à leur place.

    Elle n’ajouta rien de plus, et le jeune garde comprit qu’il n’en apprendrait pas davantage. Il ne sembla pas en être contrarié. Il aurait certainement repris son bavardage, s’ils n’étaient pas arrivés à proximité des hauts escaliers de marbre, aux pieds du Palais.

    Ce dernier était encore plus saisissant vu de si près, mais Julienne et Héléna étaient plus impressionnées encore – et surtout plus inquiètes – à la vue des deux colosses qui en gardaient l’entrée. Leurs uniformes étaient aussi dépourvus de galons que l’était celui du soldat Baillard, mais les deux gardes devaient bien peser trois fois son poids. Il était évident que c’était pour cela, ainsi que pour leur mine patibulaire et leur regard lugubre, qu’ils avaient été choisis pour occuper ce poste.

    Arsène Baillard gravit les premières marches, les incitant toutes trois à l’imiter. Quand ils eurent mis le pied sur la plate-forme marbrée en arc-de-cercle au fond de laquelle se dressaient les portes du Palais et les gardes, le soldat, sans la plus légère hésitation, s’avança vers les deux armoires à glace.

    « Soldat Baillard, dit-il en levant le menton. J’accompagne la Gardienne. Elle est attendue par Monsieur le Conseiller. »

    Les gardes eurent à peine un regard pour Clarisse, et aucun pour Julienne et Héléna. Celui de droite se contenta de hocher imperceptiblement la tête, et celui de gauche fit un signe brusque du menton en direction des portes.

    « Merci », fit le soldat Baillard en s’avançant entre eux et en saisissant à deux mains les lourdes poignées métalliques des portes.

    Il les poussa en contractant tous ses muscles, s’efforçant de ne pas montrer le mal qu’il avait à faire bouger les deux battants de bois, trop lourds pour lui. Au-dessus de sa tête, toute l’histoire du Palais se dévoilait, finement sculptée partout autour des portes, sur le tympan, le linteau et les voussures. Julienne et Héléna, qui n’en connaissaient aucun épisode, trouvèrent les frises magnifiques mais ne s’y intéressèrent pas longtemps. Tandis qu’Arsène Baillard s’échinait, elles remarquèrent que l’incompréhension grandissait, sur le visage aux émotions toujours si subtiles de Clarisse. C’est que la Gardienne – comprirent-elles plus tard – commençait à se demander pourquoi personne ne semblait vraiment chercher à savoir qui étaient ces étranges inconnues qu’elle faisait rentrer si facilement dans le lieu le plus protégé de Delsa.

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