Chapitre 41

Par Diogene

Tout cela était si facile et si grotesque à la fois ; d’un coup, le tranchant posé sur sa jugulaire, la pointe appliquée sur sa carotide et la vie qui s’enfuirait ; il s’endormirait, à jamais. La figure tournée vers la porte à demi arrachée de l’issue de secours, les yeux dans le vague, il fixait l’antre obscur.

Pourquoi s’en revenir lorsque le chemin ne connaît qu’une seule issue ?

Un étrange sourire illuminait son visage, une ombre se dessinait sur son front et descendait sur yeux. D’un geste plein d’indifférence, il le balança au travers du couloir le fragment. Silencieux, il contempla le mouvement giratoire, les pointes tournoyant autour du barycentre, les rayons de lune renvoyés par l’arrière-plan étamé, avant qu’il ne se fracassât sur le carrelage sale et détrempé, répandant autour du point d’impact ses milliers d’éclats, comme autant de minuscules miroirs. Les paupières closes, il écoutait le son ; syncopée, électrisée, la musique dévalait les degrés de béton, se réverbérait contre les murs, s’écoulait entre les failles, suintait des lézardes.

À l’extérieur, les cris, les bruits redoublaient, sans avenir, sans devenir ; la peur, qui l’avait saisi lorsqu’il avait posé le pied sur le seuil, s’était évanouie. Marchant entre les débris de verre et de pierre, il s’avança jusqu’au large battant, dont les fenêtres cassées laissaient s’engouffrer un air glacé. De l’autre côté, il y avait le dehors, avec sa faune, louche, rugueuse, farouche et ses tours, lointaines et impénétrables. Sous ses pieds, des choses s’écrasaient ou glissaient, alors il les écartait. La main sur la poignée, encore intacte, il poussa la porte et franchit la quelque volée de marches, qui le séparait de l’allée gravillonnée. Des ombres s’entretenaient, des mots s’échangeaient, des rêves contre des illusions, des figures se retournaient et parfois l’invectivaient. Alors il s’arrêtait et les regardait, dans les yeux, observant le vide et l’ennui qui les emplissaient. Comme il ne répondait pas, elles l’injuriaient, ou bien alors se taisaient, cependant que se poursuivait son errance dans la nuit, se rapprochant inexorablement de l’invisible frontière, qui les séparait des autres. Matérialisée par une haute futaie, sous laquelle s’enfonçait une large rampe, elle était semblable à un gouffre sans fond, que plus jamais ils n’empruntaient. De l’autre côté, on avait élevé une muraille que seule perçait une porte en fer.

Quand l’avait-il franchi ?

Il avait depuis longtemps oublié ; il se rappelait seulement des sourires de papiers glacés des promoteurs immobiliers. Par-dessus la cime des arbres, quelques taches lumineuses trahissaient l’existence d’une ville illuminée et insouciante, oublieuse de leur odieuse présence. S’enfonçant dans le noir dédale, le bruit de ses pas résonnait contre les parois. Sur les murs, des cris de détresse en forme d’images, vision d’une Marianne écrasée sous une botte, ou encore jeunes femmes ou jeunes hommes, de toutes couleurs, de tous horizons, des chaînes sur le corps ; plus loin une muraille, non de mortier et de béton, mais de mots comme autant de maux dessinés.

Il revoyait cet homme, étrange, à l’allure voûtée comme s’il avait porté sur ses épaules tout le poids du monde, immobile devant la fenêtre de pierre. Au début, il avait cru qu’il en était l’auteur, mais il l’avait détrompé. Longuement, il avait parlé, s’arrêtant par moments pour examiner d’un peu plus près l’un des détails de la fresque, puis il s’en était allé. Chose curieuse, lorsqu’il avait levé les yeux, le soleil se couchait et le ciel se paraît des couleurs du crépuscule, alors qu’il était sorti le matin même. ; il ne l’avait jamais revu.

Sa senestre sur le mur, il en éprouvait la rugosité, les crevasses, les aspérités du temps ; ces petites choses qui rendaient la toile de pierre vivante. Pénétrées de la pâle lueur de l’astre nocturne, les couleurs vives se teintaient de nuances de nuit, faisant naître de nouvelles visions. Ils étaient là, tous les huit : une jeune fille accompagnée d’un loup, une femme dont les mains étaient des torches, un homme au large chapeau, un oiseau perché sur l’épaule et un autre enveloppé dans un linceul noir ; plus loin, une femme marchait, tenant une petite fille par la main, cependant que s’en venait, d’un temps futur, une autre, artificielle, comme dans ses songes.

Était-ce eux qu’il découvrirait de l’autre côté, au lieu de la cité ; une cité assiégée et fantasmée ?

Étouffé, lui parvenait le bruit de pas des kerberos.

Surgi des entrailles de la Terre, comme vomis des enfers, il se souvenait. D’abord, il y avait eu une charge, violente, désordonnée, des corps traînés, arrachés, bousculés, frappés, puis la vague avait reflué avalée par les rues adjacentes. Hagards, stupéfiés, révoltés, ils se regardaient tous, comptaient les blessés, les têtes ensanglantées à la lueur des lampadaires au milieu de la nuit glacée. Des blouses en blancs avaient évacué ceux qui le nécessitaient, puis la marche avait repris ; dure, sourde d’une colère tue, un silence de mort régnait dans leurs rangs ; plus encore que la colère, c’était la tristesse qui les animait.

Au loin, ils apercevaient les hautes murailles du palais. Dans la rue, il n’y avait pas âme qui vive ; les vitrines des magasins étaient barrées par de larges panneaux de bois, les entrées murées par des rideaux de fer ; une brume légère avait envahi les lieux, donnant aux lampadaires falots des allures de spectres ; au bout, il y avait les grilles, gigantesques, monumentales. Cependant, à mesure que leurs pas les rapprochaient, une rumeur était née. Au début, ce n’était que des silhouettes qui émergeaient du brouillard, semblable à de sinistres machines de guerre. Puis, on les avait vus.

Des hommes, des femmes peut-être, des robots ?

Personne ne savait, mais personne ne s’arrêtait ; tous poursuivaient en direction du palais. Coiffées de larges casques, leurs yeux n’étaient plus que deux taches sanglantes. Quant à leurs visages, ils n’en possédaient plus, ce n’était que des figures de démons grimaçants ; des masques massifs et noirs qui amplifiaient les bruits de leur respiration. Calmes, elles s’étaient avancées de quelques pas, à la manière d’une pantomime, pointant vers leurs corps nus les gueules noires.

Ensuite, ensuite, c’était le vide ; seulement un aboiement étouffé, un choc à l’arrière du crâne ; aujourd’hui une vision dénaturée ; une vie d’estropiée.

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