Chapitre 40

Par Notsil

Alistair cligna des yeux, reconnut le paysage ouateux qu’il avait appris à associer aux dieux. Il se redressa lentement (que faisait-il assis par terre ?), aperçut des éclairs dorés dans le lointain, dans un ciel d’un rouge sombre. Le domaine d’Orssanc ? Son sang ne fit qu’un tour.

— Je vous déteste ! cracha-t-il.

Un rire perlé lui répondit, et soudain la déesse fut là, tout près de lui. Malgré sa détermination initiale, Alistair recula d’un pas.

— Alors c’est comme ça que tu me remercies, jeune homme ?

Alistair croisa les bras.

— Vous m’avez tout pris, vous m’avez obligé à croire en vous ! Comment pourrais-je éprouver une quelconque gratitude envers vous alors que je vous hais de toute mon âme ?

— Sais-tu que ce sont ceux qui luttent le plus qui font les meilleurs servants ? susurra-t-elle à son oreille.

Alistair bondit, le coeur battant. Comment s’était-elle rapprochée autant de lui sans qu’il ne s’en aperçoive ? Pire, il devait lutter contre son aura écrasante… presqu’autant qu’Orhim. Les lèvres pincées, il refusa de céder.

— Alistair !

Bouche bée, Alistair fit volte-face. Edénar accourait vers lui. Edénar ? Impossible ! Edénar était mort ! Souriant, le jeune garçon passa une main dans ses cheveux, l’air gêné.

— Je suis content de te revoir, Alistair.

— Mais… tu es….

Edénar secoua la tête.

— Je suis vivant, Alistair.

— Mais l’épée a transpercé ton corps ! Je l’ai vu !

— Comme je te l’ai déjà répété, Alistair, je suis sous la protection d’Orssanc. Si la première fois le dieu n’avait pu m’atteindre, pourquoi en aurait-il été autrement cette fois ?

— Mais… j’ai vu ce que j’ai vu !

— C’était une illusion, Alistair, sourit Edénar.

Le jeune ailé soupira, se laissa tomber sur le sol moutonneux. Tout sourire évanoui, Edénar s’accroupit près de lui.

— Je ne voulais pas te faire de peine, Alistair. D’après Orssanc, c’était le meilleur moyen pour te motiver à agir.

Alistair eut un rire sec, puis foudroya la déesse du regard. Elle s’était retirée à quelques pas, leur laissant un semblant d’intimité. Une déesse, vraiment ? Son comportement était celui d’une gamine pourrie gâtée. Pire, d’une gamine boudeuse.

Comme si elle lisait dans ses pensées - et après tout, c’était peut-être le cas - elle lui tira la langue. Alistair se crispa. Il la détestait ! Furieux, il se reconcentra sur Edénar. Le jeune garçon n’y était pour rien, après tout, si Orssanc se montrait si détestable. Et il lui avait sauvé la vie. Alistair ne savait pas encore trop s’il devait lui être reconnaissant ou pas, mais il avait une dette d’honneur envers lui.

— Sais-tu comment nous pourrons revenir sur le sol impérial ? Je ne veux pas me terrer ici alors que les nôtres combattent.

Edénar lui sourit tristement.

— Je crains que tu ne doives le lui demander.

— Hors de question.

— Qu’est-ce qui est hors de question ?

Alistair sursauta, recula instinctivement.

— Vous voulez bien arrêter de faire ça ? maugréa-t-il.

Le sourire qu’elle lui renvoya contrastait avec son regard de braise, et dans son dos, ses ailes s’agitaient comme sous l’effet d’une brise légère.

— Me serviras-tu, si j’accède à ta demande ?

— Jamais !

Orssanc secoua doucement la tête.

— Tu es bien péremptoire, jeune insolent. Sais-tu que des milliers souhaiteraient être à ta place ?

— Si vous avez tant de volontaires, prenez-les ! cracha-t-il.

— Mais c’est toi que je veux, Alistair.

— Jamais, répéta le jeune ailé.

La déesse fit quelque pas, tapota ses lèvres. Ses ongles longs étaient laqués de rouge, et un pli de concentration barrait son front.

— Je n’ai pas envie de te contraindre, Alistair. Tu en ressortirais brisé et ce n’est pas ce que je souhaite pour toi. Mais il va te falloir apprendre à montrer le respect qui m’est dû.

— Le respect n’est pas un dû, il se mérite, rétorqua Alistair.

— Alors explique-moi pourquoi je ne mérite pas le tien ?

— Vous ne faites qu’exiger ce qui vous arrange. Vous êtes arrogante ! Vous vous croyez supérieure, et pourtant, il vous a fallu l’aide d’Edénar pour sortir de votre torpeur.

— Et toi, tu crains de devenir mon débiteur, lui retourna-t-elle. Tu refuserais de demander mon aide, quitte à rester coincé ici pour l’éternité ?

Alistair frissonna. Présenté comme ça, c’était une menace. Et une menace efficace, devait-il reconnaitre.

— Alistair, intervint Edénar. Je t’en prie. Tu ne gagneras rien à te montrer buté.

— Pourquoi ce serait toujours à moi de faire un effort ?

— Oh. Serais-tu enclin à négocier, enfin ? questionna la déesse, les yeux brillants.

Il détestait la satisfaction qu’il lisait sur son visage.

Sauf que tu es dans une impasse.

Je ne ferai pas demi-tour !

— Négocier quoi ? avança-t-il prudemment.

— Lorsque tu t’adresseras poliment à moi, il se pourrait que j’accède à ta demande.

— Soit logique, Alistair, intervint Edénar. Ce sont nos prières qui touchent les dieux. Ce n’est pas un hasard.

Alistair croisa les bras.

— Prier ? Je n’ai jamais mis les pieds dans un temple d’Orssanc et je ne vois aucune raison de changer.

— Orssanc a les moyens d’être bien plus patiente que toi, fit remarquer son ami.

— J’ai déjà cédé une fois et je n’ai aucune envie de recommencer. Je ne veux pas être son jouet !

— Et personne ne te demande de le devenir. Demander ne te coûtera rien, Alistair.

Maussade, le jeune ailé dévisagea la déesse. Curieusement, elle s’était abstenue d’intervenir. Croyait-elle le faire plier en utilisant l’amitié d’Edénar contre lui ?

Ce que tu peux te montrer borné !

Tu ne vas pas t’y mettre ?

Tu te laisses acculer dans un recoin et ensuite tu refuses de reconnaitre que tu aurais pu faire autrement. Sérieusement. C’est comme ça que tu es vraiment ? T’aurais-je mal jugé ?

La déception de Zéphyr balaya son âme et il tituba sous le reproche mental. Il comprenait sa logique, comme celle d’Edénar, mais il était fatigué de devoir toujours céder sur tout, alors il se raccrochait désespérément au peu qu’il lui restait, et tant pis pour les conséquences.

Edénar se tourna vers la déesse.

— Et si c’est moi qui vous le demande ? Accepteriez-vous de nous ramener sur le sol impérial ?

Orssanc secoua la tête.

— Ce n’est pas ainsi que ça fonctionne, très cher Edénar.

— Ne pourriez-vous pas faire un geste, alors ?

Elle pinça les lèvres.

— Ce sont les mortels qui recherchent mes faveurs. Pas l’inverse.

— Alors pourquoi vous intéresse-t-il tant ?

Orssanc ne répondit pas, son index vint tapoter ses lèvres carminées. Sur sa peau sombre, les iris écarlates brillaient comme des rubis. Des rubis aux reflets changeants, tourbillonnants, où il était bien trop facile de se perdre. Edénar détourna le regard avant d’être happé par le maelström. Les dieux avaient peut-être forme humaine, mais il était bon de se rappeler qu’ils ne l’étaient pas.

— Où souhaiterais-tu aller ?

Surpris, Alistair bondit, et Orssanc eut un sourire qui dévoila des dents parfaites. A quoi jouait-elle encore ? La suspicion l’habitait tout entier, néanmoins… il ne risquait rien à répondre. Normalement.

— Là où ils se battent, répondit-il prudemment. Auprès de mes parents, de Shaniel et Surielle.

Elle s’approcha de lui, suffisamment pour qu’il ait envie de reculer et lutte pour s’en abstenir. Hors de question de lui faire ce plaisir. Plongé dans les iris calculateurs, il retint son souffle.

— Tu me serviras, Alistair, murmura-t-elle.

Alors qu’il ouvrait la bouche pour lui assurer que ce ne serait jamais le cas, elle posa le bout d’un doigt sur sa joue,  et il disparut.

*****

Bereth, Cinquième Monde.

— J’ai envoyé deux Légions sur Aranel, et je compte…

Dame Anko s’interrompit comme la communication coupait brusquement ; les écrans s’éteignirent, la lumière des plafonniers vacilla avant de revenir, moins intense. L’éclairage de secours.

Dame Anko se tourna vers son époux. Sourcils froncés, Seiji pianotait des commandes qui restaient sans réponse.

— La coupure n’est pas de notre fait, dit-il enfin.

— Ma dame, nos senseurs repèrent un grand nombre de vaisseaux ennemis, intervint Kota, livide.

— Combien ? exigea Dame Anko.

— Au moins vingt. Pour le moment.

— Levez les boucliers, ordonna-t-elle. Pouvons-nous passer un appel à la population ? Pouvons-nous leur demander de rejoindre les abris souterrains ?

Le colonel Kota secoua la tête.

— Nous n’aurons peut-être même pas l’énergie suffisante pour activer les boucliers.

— Ils nous brouillent ? s’étonna Seiji. Cela devrait être impossible !

Dame Anko pinça les lèvres. Avec l’aide qu’ils avaient envoyé à Aranel, ils n’avaient plus que six  vaisseaux en leur possession. Un face à face serait un carnage.

— Il est impossible de joindre les commandants en orbite, j’imagine ?

L’air sombre, Kota acquiesça.

C’était une catastrophe. Orssanc leur vienne en aide ! Six vaisseaux, trois Légions, contre le gros de l’armée Stolister. Pire, sans leurs boucliers, leurs croiseurs pourraient transformer Bereth en un champ de cendres, sans qu’ils ne puissent rien entreprendre pour l’en empêcher.

Elle se leva.

— Seiji, trouve un moyen de contacter nos troupes. Kota, continue d’essayer les communications. Je veux un message prêt à partir pour l’Impératrice Shaniel, qu’elle soit informée de nos difficultés.

— Prions Orssanc que nous survivions, marmonna Seiji. Et toi, que vas-tu faire ?

— Prévenir les habitants de Soilimar, déjà. Mettre nos enfants en sécurité. Je doute que les Stolisters se montrent magnanimes, cette fois.

Elle quitta la pièce, accompagnée par trois membres de sa garde personnelle. Seiji lança ses ordres, et dans la salle des communications, le personnel s’activa avec frénésie sur des consoles qui ne répondaient plus.

— Les boucliers sont levés, dit enfin Amari.

Combien de temps ils tiendraient, c’était une autre histoire, mais Seiji salua ce premier pas. L’angoisse leur nouait les tripes. La puissance de feu des vaisseaux Stolisters était démentielle, ils en avaient eu le parfait exemple sur Arian puis Anwa.

— Et nos communications ?

— Toujours brouillées. Mais Ogino travaille dessus pour en déterminer l’origine.

— Qu’en est-il de notre flotte ?

— Ils avancent à vitesse maximale pour se mettre hors de portée.

— Sage décision, approuva Seiji.

C’était l’ordre qu’aurait donné son épouse si les communications l’avaient permis. Un combat aussi inégalitaire était hors de question. L’idéal aurait été de séparer les vaisseaux Stolisters, pour les affronter un à un, mais jamais ils ne se montreraient aussi stupides.

— Des nouvelles des autres Mondes ?

— Toujours rien.

Seiji pesta entre ses dents.

— Il n’y a plus qu’à espérer qu’ils cherchent à débarquer des troupes au sol. Nous ne pourrons pas les en empêcher mais nous serions moins défavorisés.

Un éclair rouge étincela dans la salle, et deux ombres apparurent. Kota jura, dégaina son arme.

— Orssanc, tu me le paieras !

La voix rageuse était aisément reconnaissable. Kota cligna des yeux, essaya de dissiper l’effet de rémanence.

— Alistair ? Lieutenant Alistair ?

— Oui, c’est moi, Kota, soupira le jeune ailé. Tu m’expliques ce qu’on fait là, Edénar ?

— Nous sommes où ? demanda-t-il prudemment.

— Vous êtes sur Bereth. Baissez vos armes !

Un soulagement tout relatif s’empara de Kota. De courte durée, car il avisa les habits salis et déchirés de ses deux invités surprises.

— Seigneur Seiji, salua Alistair en se raccrochant au protocole.

Edénar l’imita après un instant d’hésitation.

— Comment êtes-vous arrivé ici ? s’enquit Seiji, intrigué.

— La volonté d’Orssanc, répondit cérémonieusement Edénar. L’un de vous aurait-il demandé son aide, par hasard ?

— Je l’ai vaguement pensé, admit Kota. Mais jamais je n’aurais cru que…

Alistair leva les yeux au ciel, rajusta sa cape.

— Quelle est votre situation ? dit-il enfin.

— Vingt vaisseaux Stolisters en orbite, six des nôtres, résuma Kota après un coup d’oeil à son supérieur. Coupure des communications. Nous avons réussi à lever les boucliers. Mais nous n’avons aucune idée de la situation ailleurs.

— Je vais me renseigner, dit Alistair.

Son regard se fit étrangement distant.

— Tout le monde est isolé, leur apprit-il après quelques secondes. Bon point, Orhim n’a pas encore été vu. Il est vraiment capable de revenir alors que nous l’avons tué ? ajouta-t-il pour Edénar.

Lequel haussa les épaules.

— N’as-tu pas trouvé que c’était un peu trop facile ?

— Attendez un instant, dit Seiji en portant une main à son front. Qui est ce jeune homme ? Est-ce Orssanc qui vous a renseignés ?

Dame Anko choisit ce moment pour revenir. Elle se figea en découvrant leurs visiteurs inattendus, et Alistair et Edénar plongèrent dans un profond salut.

— Mes respects, Dame Anko.

— Que fait le fils du Commandeur ici ? Il est avec les Stolisters ?

— Nous sommes ici de par la volonté d’Orssanc, ma dame, répondit Edénar. Nous arrivons de la Fédération, où Alistair a terrassé une incarnation d’Orhim.

Alistair croisa les bras et retint un soupir comme des murmures incrédules parcouraient la salle.

— Alors il est possible de le vaincre ? nota Dame Anko.

— Je n’étais pas seul, dit Alistair. Sans l’aide d’Edénar je n’y serai jamais arrivé. L’affronter, c’est comme se battre avec une cape de plomb. Son aura est écrasante. Oppressante. (il frissonna). J’espère ne jamais avoir à recommencer.

— Tout cela est bien beau, reprit Dame Anko. Mais quelle aide êtes-vous en mesure de nous apporter ? Concrètement ?

— Il a pu nous donner des nouvelles, intervint Seiji.

— J’ai un Compagnon, confirma Alistair. Je suis en mesure de joindre des Mecers.

— Mais aucun renfort n’arrivera à temps. Et nos boucliers ne tiendront pas longtemps.

— Je dois pouvoir les renforcer, dit Edénar.

Dame Anko arqua un sourcil.

— Et comment ?

— Grâce à l’aide d’Orssanc. Si vous croyez en elle, si vous lui faites un sacrifice…

A la mention du mot “sacrifice”, ils étaient plusieurs à avoir pâli. Même Alistair s’était renfrogné.

— Tu ne mesures pas tes paroles, Edénar. Le culte d’Orssanc a été en partie démantelé à cause de ces sacrifices. Personne ne voudra payer ce prix.

Mais Edénar sourit.

— Je ne demande à personne de sacrifier sa vie. Juste de consacrer à Orssanc quelques gouttes de sang.

— C’est tout ? s’étonna Seiji.

Dame Anko donna ses ordres, et l’un de ses subalternes s’en fut lui chercher un récipient.

— Par contre, dit Edénar en fronçant les sourcils. Vous abritez un traitre.

— Impossible ! Mes meilleurs éléments se trouvent ici. Aucun d’eux ne peut être un traitre !

— Qui est-ce ? pointa Edénar. Vous avez tous une faible aura écarlate, d’intensité variable mais bien présente. Chez lui, elle est verte. Comme l’aura d’Orhim.

Les propos d’Edénar figèrent la salle. Tous les occupants relevèrent la tête de leur écran, toutes les attentions se focalisèrent sur le troisième occupant de la rangé d’écrans placés le long du mur. Lequel se leva, les poings serrés.

— C’est un outrage ! Je vous suis loyal, dame Anko, je le jure ! Vous n’allez pas croire ce… gamin arriviste ? Je vous sers depuis plus de dix ans !

Avant que Dame Anko puisse lui répondre, Edénar s’avança vers l’homme, Alistair dans son sillage, prêt à dégainer.

— Renie Orhim, et ré-affirme ta foi en Orssanc, dans ce cas.

— Dame Anko, protesta-t-il, vous ne pouvez accepter….

Elle secoua la tête.

— Quelques paroles ne te coûteront rien, Nakano.

Tous le regardaient. Nakano lissa machinalement son uniforme, bien qu’il n’en ait nul besoin, s’humecta les lèvres.

— Je n’ai aucune envie de jurer fidélité à Orssanc, rétorqua-t-il en croisant les bras. Qu’importe l’un ou l’autre ? Ce ne sont que des noms posés sur des croyances.

— Je peux totalement comprendre ton point de vue, lui répondit Alistair. Mais Orhim cherche à nous détruire, et Orssanc, malgré son caractère insupportable, protégera l’Empire.

— Orhim veut nous arracher à la tutelle d’une déesse qui s’est nourrie de sacrifices humains !

— Mettez-le aux arrêts, ordonna Dame Anko. J’en suis désolée, Nakano, mais la situation actuelle ne nous permet pas de faire autrement. Nous reparlerons de cet incident plus tard.

— Il n’y aura pas de plus tard ! cracha Nakano. Orhim vous détruira ! Seuls ceux qui ont juré de le servir seront épargnés !

Il se démena un court instant entre deux de ses collègues, puis ses cris de rage résonnèrent dans les couloirs. Dame Anko et Seiji échangèrent quelques mots que Kota ne comprit pas. En tout cas, ils étaient préoccupés par la situation, et c’était compréhensible. L’idée que les Stolisters soient infiltrés parmi eux, bien que logique, était glaçante.

— Montreras-tu l’exemple, Alistair ?

Kota reporta son attention sur Edénar. Il y avait quelque chose, chez ce gamin. Il était trop jeune pour avoir un quelconque poids dans une discussion, et pourtant… pourtant, il y avait une profondeur dans son regard, une maturité dans sa voix, qui ne s’expliquaient pas. Était-ce la seule protection d’Orssanc qui lui conférait cette aura ?

Alistair marmonna quelques insultes qui le firent hausser les sourcils. Kota avait du mal à comprendre comment il pouvait à la fois être dévoué à Orssanc et en même temps la considérer comme une nuisance.  Mais le jeune ailé se reprit en se rappelant qu’il n’était pas seul, prononça quelques excuses à l’intention de dame Anko et du seigneur Seiji, puis saisit sa dague pour se piquer le doigt. Quelques gouttes de sang perlèrent et roulèrent dans le bol tenu par Edénar, qui remercia Alistair. Chacun à leur tour, ils donnèrent un peu de leur sang. C’était irréel, songea Kota. Il ne gardait que de mauvais souvenirs des rituels nécessitant du sang, auxquels il avait été obligé d’assister, enfant, comme de nombreux citoyens impériaux. Le culte d’Orssanc avait terrorisé leur population pendant longtemps, sous le règne de l’Arköm Samuel. Heureuses étaient les jeunes générations qui n’avaient pas connu cette période.

Maintenant, ils étaient tous tournés vers Edénar, curieux de voir ce que le jeune homme allait accomplir, entre espoir d’un miracle et réalité d’une autre mystification.

Edénar plongea ses doigts au fond du bol, dans la mince couche de sang recueillie, marmonna quelques paroles indistinctes. Le rouge du bol remonta sur ses doigts, puis courut sur son bras jusqu’à son visage, dessinant des runes écarlates.

Kota écarquilla les yeux. C’était impossible !

Et réconfortant de réaliser qu’il n’était pas le seul à avoir cette réaction.

— Je ne savais pas que tu pouvais faire ça, souffla Alistair, impressionné.

Tu ignores encore bien des choses.

Edénar lui sourit.

— Le temps s’écoule différemment, dans le domaine des dieux, Alistair. Orssanc m’a appris beaucoup de choses alors que nous t’attendions.

Le jeune homme ferma les yeux pour mieux se concentrer. Sur sa peau claire, les runes s’illuminèrent un bref instant avant de disparaitre l’une après l’autre. Edénar rouvrit les yeux, tituba un instant avant que la poigne d’Alistair ne vienne le soutenir.

— Ça va ?

— Oui. Je n’ai juste pas trop l’habitude. J’ai renforcé le bouclier en le liant à l’énergie interne de la planète. Nous devrions être en sécurité.

*****

Aranel ,Sixième Monde.

Le dernier soldat Stolister s’écroula. Hoang baissa son arme, sourit. Autour de lui, les forces du Seigneur Taihi se congratulaient. Les unités Maagoïs qui les avaient épaulés célébraient elles aussi cette victoire, même si avec un peu plus de retenue. Hoang n’avait pu retenir son admiration, d’ailleurs. Les troupes d’élite impériales méritaient amplement leur réputation.

Sous le commandement du colonel Mihra, et le soutien apporté par Anwa en termes de moyens de transport et de munitions, leurs hommes avaient pu être équipés d’armes de poing, grâce auxquelles ils avaient mis en déroute les Stolisters. Les mineurs avaient été libérés les premiers, et les autres camps de travail d’Aranel étaient désormais démantelés.

Des fumées s’élevaient ça et là, traces des incendies boutés aux camps pour en déloger les soldats ennemis. Pris par surprise et dans la panique, ils avaient été des cibles faciles. Malgré tout, Hoang avait vu plusieurs de ses confrères tomber au combat. Ils n’étaient que des citoyens ordinaires, n’avaient pas les réflexes des soldats entrainés pendant des mois, sinon des années.

D’ailleurs, le Seigneur Taihi, plus loin, affichait un air sombre. Aranel était libérée de l’emprise des Stolisters, au prix d’un lourd tribut. Il faudrait beaucoup de temps pour panser les plaies laissées par ces combats, et rien n’était encore acquis.

Hoang s’approcha de la tente d’état-major montée à la hâte à proximité du camp. Il respirait encore l’odeur âcre de la fumée et avait une grande envie d’avaler un verre d’eau. Quand il eut terminé son rapport, le Seigneur le congédia, se tourna vers le colonel Maagoï Mihra pour lui demander d’établir une transmission en vu d’obtenir de nouveaux ordres.

— Je n’arrive pas à les joindre, s’inquiéta Mihra.

Un bandage serrait son bras droit, ce qui ne l’empêchait pas de pianoter à toute vitesse, le regard rivé vers un écran désespérément vide.

Un bruit assourdissant retentit à l’extérieur ; des cris fusèrent, puis un souffle puissant balaya la tente. Hoang se protégea le visage de son mieux tandis que son coeur accélérait.

L’un des Maagoïs se rua  à l’intérieur.

— Colonel ! Il y a plein de vaisseaux Stolisters en vue ! L’une de nos navettes vient d’être pulvérisée !

Hoang pâlit, mais avant que Mihra ne puisse poser une question, une deuxième explosion se fit entendre et la panique submergea le camp.

— Rassemble les hommes, Nyréo. Seigneur Taihi, il faut nous replier vers un endroit plus sûr.

Le Seigneur de la province de Wan acquiesça.

— Je suis d’accord avec vous, colonel. Mais nous n’avons aucun moyen de lutter contre leurs vaisseaux.

— N’abandonnons pas. Nous résisterons jusqu’au bout, quitte à mourir s’il le faut.

Sous l’impulsion de leurs chefs, les rangs se calmèrent, et tandis qu’une unité Maagoï se dévouait pour faire diversion, les hommes abandonnèrent ce qui ne pouvait être emporté rapidement et se replièrent vers leurs véhicules. Sans couverture, ils étaient vulnérables.

La situation était intenable, réalisa Hoang. Il avait survécu aux mines, il avait survécu aux combats pour la libération d’Aranel, mais il doutait de survivre à ce qui allait suivre. La ville d’Oliphis était toute proche ; quelques kilomètres.

Le trajet ne durait pourtant que quelques minutes : il lui parut interminable. Au loin, les explosions retentissaient, de plus en plus nombreuses, de plus en plus proches. Chaque fois, son coeur se serrait davantage. Ho-Kim avisa son air défait, prit sa main dans les siennes. Elle ne dit rien, et il se contenta de resserrer l’étreinte de ses doigts. Quel espoir leur restait-il ?

Enfin les portes d’Oliphis se refermèrent derrière eux. Inquiets, plusieurs habitants venaient aux nouvelles. Le Seigneur Taihi leur demanda de se barricader dans leur maison, tandis que ses conseillers s’empressaient d’investir la maison communale où ils établiraient leur camp. Bientôt, un dôme verdoyant s’éleva autour d’eux. Un bouclier, comprit Hoang.

Et puis une lueur violette clignota, et deux ailés apparurent sous les yeux ronds d’Hoang. Des ailés ? Sur Aranel ?

— Pourriez-vous nous conduire à votre Seigneur ? s’enquit poliment l’homme.

La méfiance initiale d’Hoang s’estompa. Leurs habits salis indiquaient qu’ils avaient souffert eux aussi des combats, mais dans les yeux bleu-acier se lisait une étrange sérénité, alors Hoang s’empressa de se frayer un chemin parmi les soldats qui s’installait. Çà et là, des blessés cherchaient des soignants, une denrée rare, ces derniers temps.

— Seigneur Taihi, salua Hoang dès qu’il put s’approcher, nous avons des visiteurs.

— Des visiteurs ? s’étonna Taihi.

— Eraïm nous a transportés ici, expliqua Lucas.

— Ce qui signifie que nous avons une aide à vous apporter, ajouta Surielle.

Le Seigneur soupira, laissa apparaitre un bref instant une certaine lassitude avant de se ressaisir.

— Je crains hélas que deux ailés ne puissent renverser la donne, dit-il enfin. Nous avons libéré les derniers prisonniers, mais la flotte Stolister vient d’apparaître dans le ciel. Ils ont déjà commencé à cibler nos petits vaisseaux, et auront bientôt anéanti tout espoir de fuite. Bereth nous a prêtés deux Légions, nous avons une bonne partie des troupes Maagoïs dispersées sur notre sol également… et les communications sont impossibles hors planètes. Les Stolisters nous ont isolés pour mieux nous détruire.

Surielle frissonna au sinistre tableau brossé par le Seigneur. Comment pouvait-elle se rendre utile à Shaniel ici ?

— Le Commandeur est Lié, répondit Lucas. Et devrait toujours se trouver près de la structure de commandement. Je m’occupe de le contacter.

Surielle se demanda quel serait son rôle. Eraïm lui avait dit d’aider Shaniel, alors pourquoi les avoir fait venir sur Aranel ?

Parce que ma soeur ne peut pas tout faire et que je lui donne un coup de pouce.

Surielle sursauta, vérifia qu’elle ne s’était pas transporté par mégarde dans le domaine du dieu. Un rire doux parvint à ses oreilles, et il ne venait clairement pas des personnes à l’air sombre qui déambulaient autour d’eux.

Ton pouvoir grandit et ton contrôle s’affine. Sois patiente, ton tour viendra bien assez tôt.

Un frisson parcourut son échine. Voilà qui n’avait rien de rassurant, songea Surielle.

— Votre cas n’est pas isolé, Seigneur Taihi, dit enfin Lucas. Tous les planètes de l’Empire subissent un blocage complet des communications. L’Impératrice vous demande de tenir bon, mais ne peut vous envoyer davantage de troupes pour le moment.

Taihi jura.

— Bereth nous a envoyé deux Légions, et il nous reste de nombreuses escouades de Maagoïs. Je vais essayer de contacter le Seigneur Sefei et les autres Seigneurs de province. Espérons que nos boucliers tiennent, et que nous ne subissions pas le même sort qu’Arian.

Taihi les planta là, et Surielle, inquiète, se sentit bien seule.

— Quelque chose te préoccupe, dit doucement son père.

— J’ai peur qu’Orhim nous ait attirés dans un piège, avoua-t-elle. Que nous ayons fait tout ça pour rien. Que Rayad… (elle refoula ses larmes, la gorge nouée) soit mort en vain. Et si je faisais pareillement défaut à Shaniel ? Je ne suis pas une grande combattante.

— Tu as d’autres talents, Surielle. Et je sais que tu feras de ton mieux. Tu as changé, depuis que tu as quitté Valyar. Tu n’en as peut-être pas conscience. Je sens ton assurance, ta volonté, ton inquiétude pour les autres. Je suis heureux de voir que tu as enfin trouvé ta voie, que tu ne considères plus tes ailes comme un fardeau.

Surielle se blottit dans son étreinte rassurante.

— Je pensais que tu m’interdirais d’y aller, avoua-t-elle.

Lucas sourit.

— Ce n’est pas à moi d’affronter tes ennemis alors que tu es capable de t’en charger. N’oublie pas que nous serons toujours là pour te soutenir. Quoi qu’il se passe.

*****

Ciryatan, Quatrième Monde.

Elésyne atterrit souplement devant le centre de commandement, entra puis salua, poing sur le coeur. Les visages étaient fermés, nota-t-elle. De mauvaises nouvelles étaient arrivées, alors. Son père la mettrait au courant dès qu’il le jugerait nécessaire, à son habitude.

— Le complexe est sécurisé, annonça-t-elle. Malgré nos efforts, aucun Stolister n’a survécu. Et nous n’avons pas été assez rapides, il n’y avait plus un seul prisonnier en vie.

Elle s’en voulait encore, et savait que le capitaine Odéro, qui avait mené l’attaque à ses côtés, partageait ce sentiment. S’allier alors que son enfance avait été bercée d’histoires reprenant les exactions des Maagoïs sur leur territoire avait été plus qu’étrange ; et elle avait perçu cette méfiance chez eux également. Pourtant, ils s’étaient montrés bons combattants, et elle avait découvert la complicité qui liait leur escouade. Ils étaient des soldats d’élites, comme eux. Ils partageaient bien plus de points en commun qu’elle ne l’aurait cru.

— Vous avez fait de votre mieux, j’en suis  sûre, répondit Satia aussitôt, prenant de court le Djicam et le Commandeur.

Elle avait bien perçu leur légère hésitation ; ils étaient d’un rang similaire, après tout. Elésyne était techniquement sous les ordres du Djicam, mais ils étaient sur le sol impérial, et subordonnés de fait aux ordres de la jeune Impératrice et du Commandeur. La Souveraine se refusait à perturber l’équilibre délicat des pouvoirs.

— Toujours pas de nouvelle de Bereth ou d’Aranel ? demanda Shaniel.

L’opérateur des communications secoua la tête, lèvres pincées.

— Toujours rien, majesté. J’essaie toutes les fréquences, mais…

Le sol trembla sous la puissance d’une explosion toute proche ; les fenêtres vibrèrent mais le verre renforcé résista alors que les portes claquaient. Les soldats avaient réagi avec la force de l’habitude, se déployant pour protéger leur Impératrice et les Seigneurs.

— C’était quoi, ça ? questionna Satia, inquiète.

Elésyne jura avant de se précipiter au dehors et Aioros s’assombrit. Des cris et d’autres explosions retentirent, plus proches.

— On évacue, dit Éric.

Ils sortirent avec plus de calme que Satia ne l’aurait cru, mais elle sentait le Messager Grafel sur ses gardes à ses côtés, tout comme Sinoros. Elésyne reparut bientôt, soutenant le capitaine Odéro, blessé. Sanae s’empressa de poser les mains sur lui pour le guérir et Satia reporta son attention sur les alentours. Des fumées s’élevaient du complexe, et d’autres émanaient de leur propre camp. Des ordres étaient hurlés, des blessés gémissaient, des soldats cherchaient une menace qui restait invisible.

— Nous avons été attaqués, énonça Shaniel en s’approchant d’elle.

La jeune Impératrice maintenait un calme de façade. Rien ne les avait préparés à une contre-attaque si rapide de l’ennemi alors que tous leurs renseignements montraient les Stolisters au loin. La terre trembla alors, comme sous l’effet d’un pas lourd, attirant les regards vers une silhouette titanesque. Satia écarquilla les yeux. L’homme était plus grand qu’un géant Mouligran ! Les cheveux blonds et bouclés tombaient sur ses épaules, son visage était à la fois sévère et radieux, et ses yeux verts étincelaient, comme si des éclairs avaient été emprisonnés dans des émeraudes. Il portait une tunique ornée de plaques métalliques qui miroitaient lorsque les rayons du soleil perçaient l’écran de fumée et de solides bottes noires. A sa taille pendaient deux sabres aux lames d’argent. Le sang de Satia se glaça dans ses veines. Elle avait déjà vu une lame semblable, grâce au lien qu’elle partageait avec Séliak.

— Orhim, murmura-t-elle, bouleversée.

Alistair ne l’avait-il pas vaincu ?

Si, répondit Séliak. Il a réussi à s’approprier un autre corps d’emprunt.

Eraïm nous vienne en aide.

Ils s’étaient préparés à une attaque des Stolisters, pas à celle de leur dieu incarné, pas alors que tout le donnait vaincu, et que nombreux étaient encore ceux à être sceptiques sur l’existence réelle des dieux. A ses côtés, Aioros et Sinoros étaient tendus, prêts à dégainer. Sanae se tenait derrière elle, en retrait, consciente que la partie se compliquait. Sur sa gauche, Shaniel s’était redressée, incarnant toute l’autorité impériale, Evan et Éric près d’elle, leurs propres hommes disposés en protection, dispersés pour faire des cibles moins faciles. Que pouvaient-ils faire, face à un dieu ?

Les lèvres du géant s’étirèrent en une parodie de sourire.

— Vous pensiez en avoir terminé avec moi ? Varyl a beau me brider dans des corps maladroits, je reste bien plus puissant que vous ne pouvez l’imaginer. Vous allez vous soumettre, ou périr !

 

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