Chapitre 4 - Une fenêtre sur l'âme

Par Belette

Chapitre 4

6 septembre

Une fenêtre sur l’âme

 

 

Je refermai d’un coup sec la porte derrière moi et rangeai mes clés. Le sol calcaire du chemin craquait sous mes pieds tandis que je descendais la pente vers le portail.

Je n’avais pas vu ma mère ce matin car elle était partie très tôt pour le tribunal, à Rouen. Cependant, depuis mon réveil, je n’avais pas pu m’empêcher de penser à elle, ou plutôt à la discussion que nous avions eue la veille au soir.

 

Elle était rentrée très agitée de sa journée et elle n’avait pas prononcé un mot jusqu’à l’heure du repas. Pendant que les légumes crépitaient dans la poêle, je l’avais rejointe dans la cuisine, l’aidant à vider le lave-vaisselle. Je lui avais jeté des regards en coin, avais remarqué ses cernes sombres autour des yeux et ses cheveux blonds en désordre. La nervosité débordait de tout son corps, ruisselait jusqu’à moi sans qu’elle n’ait besoin de prononcer un seul mot.

– Ta rentrée s’est bien passée ? Avait-elle fini par demander, l’air un peu ailleurs.

– Oui, oui, avais-je répondu. Je ne suis pas dans la même classe qu’Abygaëlle, par contre.

– C’est dommage ça, mais tu vas te faire d’autres copines.

Elle savait bien que ça ne serait pas le cas.

– On a de nouveaux voisins, le garçon est au lycée avec moi. C’est un étudiant norvégien et ils ont emménagé dans le Clos avec sa tante. 

– Dans le Clos des Pendues ? avait-elle répété, l’air soudain plus intéressée.

– Oui, ils emménagent ce soir, il m’a dit.

– Et, ce garçon, il est norvégien tu dis ? D’où vient-il ?

– Tu ne devineras jamais : il vient de Reine ! M’exclamai-je, cachant mal mon excitation.

Elle avait hoché la tête d’un air appréciateur.

– Le monde est petit, avait-elle commenté. Et comment il est ?

Je m’étais hissée sur le bord du comptoir et avais laissé pendre mes jambes contre le bois des placards.

– Plutôt sympa au premier abord. Un peu maladroit, peut-être. Abygaëlle a l’intention de me transformer en dictionnaire ambulant.

Elle avait rit doucement et son sourire m’avait fait l’effet d’un rayon de soleil. 

– Elle ne parle plus que de lui, ajoutai-je.

– Ah, et qu’est-ce qu’elle en dit ? S’était-elle enquise.

– Je crois qu’il lui plaît bien, mais bon… C’est Aby, avais-je répondu avec malice. 

Ma mère n’avait pu s’empêcher de s’esclaffer à nouveau.

Son rire s’était fané doucement et le silence s’était redéposé sur la pièce, comme une couche de poussière. Elle nous avait servi le repas et nous avions mangé sans dire un mot. Je l’avais observée jouer avec sa nourriture du bout de la fourchette, épuisée de chercher des idées pour la ramener avec moi dans cette cuisine, pour rappeler la mère solaire que j’avais autrefois.

– Il faut que je te parle de quelque chose, avait-elle dit au bout d’un moment, sans me regarder.

J’avais eu un pincement dans la poitrine, redoutant une discussion que je ne souhaitais pas avoir. Sur la vente de la maison, par exemple.

– J’interviens sur une affaire, au Havre, avait-elle commencé, et j’ai reçu un courrier de la part du lycée aujourd’hui. 

Elle avait pris une grande inspiration et m’avait regardée d’un air grave.

– Il y a eu un suicide collectif, des élèves d’un lycée du Havre. 

J’avais eu un hoquet d’horreur.

– Je ne veux pas que tu en parles trop autour de toi, à ce stade il ne sert à rien d’inquiéter les autres élèves pour rien. Mais la police suspecte un mouvement sectaire et ton lycée a envoyé aujourd’hui un courrier pour avertir les parents du danger de ces dérives. Ils n’ont pas fait le lien explicitement avec les évènements du Havre, mais je sais que c’est lié. Les établissements de la région doivent être sur le qui-vive.

Elle avait dégluti avec difficulté.

– Est-ce que tu as eu vent de choses pareilles à Etretat ? Ça peut être des bruts de couloirs, des paroles qui te semblent insignifiantes mais…

Elle s’était levée et était allée se remplir un verre d’eau, me tournant le dos.

– C’est horrible… avais-je soufflé. Je… Non, je n’ai rien entendu de tel au lycée. Mais… Je peux essayer de me renseigner discrètement, si tu veux…

Elle était restée dos tourné et ne m’avais pas répondu.

– Maman ? Avais-je demandé prudemment.

Aucune réponse.

Je m’étais levée et avait tendu la main pour l’effleurer.

– Tout va bien, Maman ? Avais-je répété avec douceur.

Elle s’était retournée soudainement et m’avait attrapée par les épaules. J’avais grimacé en sentant ses doigts s’enfoncer dans ma chair.

– Tu me fais mal, avais-je gémi.

– C’est très grave, ce qu’il s’est passé, Nolwenn ! Ces groupes sont très dangereux, je veux que tu viennes immédiatement m’en parler si tu entends quoi que ce soit ! Tu m’as comprise ?

Elle avait le regard fou, au bord de la crise de nerfs.

– Tu me fais mal, maman, avais-je répété en tentant de me dégager, mais elle avait resserré son emprise sur mes bras.

– Promets-le-moi, Nolwenn ! On ne rigole pas avec ça !

– Je te le promets ! Avais-je piaillé, au bord des larmes.

Elle m’avait relâchée aussi brutalement et était sortie de la cuisine en coup de vent. J’avais entendu les « bip ! » du téléphone lorsqu’elle avait composé un numéro et avait compris qu’elle appelait sa mère lorsqu’elle avait basculé en norvégien.

– Ils sont revenus, ils sont revenus, avait-elle marmonné.

 

Quelques heures plus tard, alors que le froid mordant du matin attaquait ma peau, je repensais encore à ses dernières paroles. Je grimaçai en bougeant mes épaules où ses doigts avaient laissés de légers hématomes.

Elle s’était enfermée dans son bureau par la suite et n’en était pas ressortie avant que je monte me coucher. J’étais restée longtemps éveillée, les yeux grand ouverts dans l’obscurité à fixer le plafond, retenant mes larmes. Finalement, je l’avais entendue regagner sa chambre tard dans la nuit.  

Je n’arrivai toujours pas à saisir pourquoi elle s’était emportée ainsi. Même les jours après l’accident elle n’avait pas réagit comme cela. Elle avait pleuré toutes les larmes de son corps et avait flotté entre deux mondes comme une revenante pendant plusieurs jours, mais jamais je n’avais vu cette lueur terrifiée au fond de ses yeux. Celle d’une peur irrationnelle qui poussait à n’importe quoi.

Peut-être était-ce simplement une crise de panique liée au stress de l’affaire sur laquelle elle travaillait ? Mais, si j’avais une certitude, c’est que je n’avais pas les armes pour gérer ces frayeurs-là chez ma mère et jamais je ne m’étais senti aussi impuissante et seule. 

J’aurais voulu qu’elle me protège de tout ce qui nous arrivait ces derniers mois, qu’elle soit suffisamment forte pour nous deux. Je ne voulais pas en être réduite à rassembler les morceaux de notre vie qui avait volé en éclat ce soir de novembre, brisée par l’éclair d’un orage. Je m’épuisais à essayer de ramener à la surface la mère aimante et rassurante que j’avais connue autrefois. Je me sentais petite fille perdue au milieu des bois.

J’étais tellement bouleversée par les évènements de la veille que je m’engageai à deux reprises dans la mauvaise rue, sur le chemin du lycée, et j’attachai encore mon vélo avec l’antivol quand la sonnerie retentit.

Je grommelai et piquai un sprint en slalomant entre les derniers élèves et me glissai dans la salle avant que la porte ne se referme. Encore essoufflée par ma course matinale, je m’assis docilement à ma table solitaire sans vraiment chercher à communiquer avec les autres.

Notre professeur ne semblait pas se soucier du brouhaha qui régnait dans la salle, ni même essayer de le faire diminuer. Elle rajusta ses petites lunettes qui glissaient sur son nez d’aigle. Elle était très grande, maigre et sèche comme un piquet ; son apparence détonnant avec le dynamisme dont elle semblait faire preuve.

– Bonjour ! s’exclama-t-elle d’une voix étonnamment puissante pour sa corpulence. Je suis Mme Dellne ! Votre professeur d’Histoire - Géographie pour cette année, et je suis ravie de vous rencontrer. Je connais certains d’entre vous, mais la plupart de vos visages me sont inconnus, alors si vous vouliez bien sortir vos écriteaux avec vos noms…

Elle parlait avec un débit si rapide que j’avais du mal à identifier la fin de ses phrases, ni à savoir quand elle pouvait bien reprendre son souffle. Elle avait peut être un passé de championne d’apnée derrière elle.

Elle pérora pendant le premier quart d’heure de cours, présentant, « au cas où il y ait d’éventuel nouveaux élèves», l’histoire de notre lycée, ex-abbaye bénédictine du XVIe siècle ; puis elle s’attela à notre programme de cette année. Beaucoup des élèves restaient silencieux, feuilletant distraitement le manuel, certains discutaient à voix basse et d’autres tapaient sur leur portable.

Même si je m’appliquais à écouter, je décrochai rapidement avec l’impression d’avoir un essaim d’abeilles entre les deux oreilles. Je me massai les tempes en songeant tristement que prendre notes des cours d’histoire se révèlerait être une épreuve cette année.

Mon regard glissa sans que je ne m’en rende compte vers la fenêtre. La journée était belle. Une de ces rares perles que nous offrent parfois les premiers jours de septembre. Les énormes cumulus blancs qui moutonnaient le ciel semblaient avoir été peints à la gouache et les ombres des goélands qui les sillonnaient renforçaient la beauté du tableau.

Soudain, le joyeux babillage éducatif s’interrompit, à l’arrière plan. Deux coups secs frappèrent la porte.

– Excusez-moi, fit une voix familière, je me suis retrouvé dans la mauvaise classe : une erreur de listes.

Je me retournai et vit Aksel traverser la salle pour tendre un papier rose à Mme Dellne.

– J’ai même un mot, ajouta-t-il, semblant effrayé à l’idée qu’elle puisse le mettre à la porte.

– Encore ? Marmonna-t-elle. C’est une hécatombe cette année. Aucun soucis, allez vous asseoir, ajouta-t-elle avec un sourire aimable.

Le regard d’Aksel parcourut rapidement la classe tandis qu’il hésitait quant à savoir où aller. Il s’élançait vers une table seule quand ses yeux se posèrent sur moi et s’illuminèrent. Il changea de direction et tira la chaise à mon côté.

Je lui adressai un petit sourire en me décalant pour lui faire de la place.

– Et moi qui pensais affronter de nouveaux visages inconnus, murmura-t-il avec un sourire heureux. Tu n’imagines pas à … quel point je suis content de te voir !

J’allais lui répondre que ça me faisait plaisir à moi aussi d’avoir enfin un ami avec moi en classe, mais Mme Dellne m’en empêcha.

–Aksel Strøm, c’est ça ? Je prononce correctement ?

– Hmm… ça ce dit « Streum »…

– Ah pardon. Vous êtes l’élève norvégien, je suppose. Je suis à votre disposition si vous avez besoin d’aide pour suivre les cours ici.

– Merci beaucoup, répondit-il avec un sourire sincère.

Elle se détourna et repartit dans son discours à la vitesse grand v.

– Où en étais-je ? Ah oui ! Je vous parlai du chapitre sur la mondialisation ! Je disais donc que …

Aksel ouvrit de grands yeux et contempla avec horreur sa feuille vierge, devant lui.

– Qu’est-ce qu’elle raconte ? me souffla-t-il.

Je lui jetai un regard compatissant. Vu le débit de notre professeur, il ne devait saisir qu’un mot sur deux. Il posa son front dans sa paume en plissant les yeux sous son effort de concentration extrême.

– Mais qu’est-ce qui m’a pris de venir faire mon lycée, ici, soupira-t-il en norvégien.

– Aby avait raison, répondis-je avec une mine faussement résignée, je vais me reconvertir en dictionnaire. Je te passerai mes cours, en histoire au moins, lui promis-je.

Il me contempla avec adoration.

– Fais attention, répondit-il, ça et le vélo, je pourrais ne plus pouvoir me passer de toi !

J’ignorai le double-sens de sa phrase et changeai de sujet en remarquant du mouvement du coin de l’œil.

– Tu passais peut être inaperçu dans ton ancienne classe, mais je crains que ça ne soit plus le cas, lui glissai-je.

En effet, tous les élèves avaient abandonnés leurs portables ou leurs discussions pour dévisager le nouvel arrivant. Un murmure parcourut rapidement la salle. Je n’avais aucun doute quant au fait qu’il serait envahit par tous dès l’intercours.

– Oh non, gémit-il en faisant mine de chercher quelque chose dans sa trousse, je préférais qu’on me laisse en paix.

– Tu n’aimes pas l’attention ?

– Pas plus que tu n’as l’air de l’aimer, rétorqua-t-il avec un sourire entendu.

Je ne relevai pas. Malgré sa timidité, son regard perçant semblait s’enfoncer au plus profond de vous, vous fouiller, vous examiner. Il semblait très doué pour cerner les âmes.

– Les autres ne veulent pas plus de moi que je ne veux d’eux, répliquai-je avec un ton un peu plus agressif que je ne l’avais prévu.

– Il vaut mieux être seul que mal accompagné, m’accorda-t-il avec un petit haussement d’épaules.

Je retins un rire et secouai la tête. Oui, j’avais peut être trouvé un nouvel ami finalement.

 

À la fin de l’heure, alors que je me faufilai rapidement hors de la salle, un garçon dont je ne connaissais pas le nom s’approcha d’Aksel, qui essayait tant bien que mal de me suivre dans la masse bruyante. Il lui sourit, l’écoutant poliment se présenter, lui, ainsi que ses amis qui l’avaient rejoint.

– Je descends, lui glissai-je en m’approchant d’eux, étant restée un peu à l’écart.

Il me lança un regard en coin, concentré sur le discours des français, mais ne me répondit pas. Je haussai les épaules pour moi-même et m’éloignai.

En toute franchise, je savais que j’aurais du rester avec eux quelques instants de plus, qu’abandonner un étudiant étranger perdu au milieu du lycée n’était pas vraiment correct. Mais, après tout, il était entre de bonnes mains avec ce groupe de garçons, il s’intégrerait certainement mieux dans une assemblée masculine, et il fallait, de toutes façons, qu’il apprenne à se débrouiller seul.

Arrête de te chercher des excuses, me morigénai-je.

Je n’étais pas d’humeur à faire preuve de sociabilité aujourd’hui, voilà tout. C’était au-dessus de mes forces.

Les paroles de ma mère me préoccupaient trop. Je sentais l’endroit où s’était formé un léger bleu, sur mon épaule droite, la lanière de mon sac appuyant dessus. J’en avais eu les larmes aux yeux rien que d’y repenser, et après avoir passé ces deux dernières heures à refouler les derniers événements au plus profond de moi, il me fallait de l’air et du silence.

Malgré ses fréquentes crises d’angoisse, peu après l’accident, jamais elle n’avait porté la main sur moi, et qu’elle l’ait fait me blessait davantage que je l’aurais cru.

 La facilité avec laquelle elle avait disjoncté m’effrayait. La seconde d’avant, nous parlions comme nous le faisions un an auparavant. Combien cela m’avait manqué… J’avais été très heureuse de voir qu’elle recommençait à me taquiner comme avant, mais j’aurais dû deviner que quelque chose ne se passerait pas comme prévu. Car plus rien n’était comme avant, il faudrait bien que je l’accepte.

Comment en étions-nous arrivées là ?

Je descendis les dernières marches, perdue dans mes pensées et faillis manquer le couloir qui menait au hall d’entrée. Le cours d’allemand se trouvait dans un vieux pigeonnier converti en salle de cours, dans le parc qui entourait le lycée. Je me réjouissais de pouvoir respirer un peu d’air frais.

Je traversai le hall aux murs clairs, franchis les grandes portes vitrées menant à l’extérieur et entrepris de descendre la volée de marches menant au parc, en contrebas. J’entendis alors le claquement rapide de pas derrière moi et découvris Aksel qui courait vers moi.

– J’ai cru ne jamais te retrouver dans ce labyrinthe, me lança-t-il en norvégien, essoufflé par sa course.

– Tu n’es pas avec les garçons de tout à l’heure ? M’étonnais-je. Je pensais qu’ils t’auraient accompagné en cours…

– Non, j’ai allemand là, et aucun d’eux n’a pris cette langue. Et puis je leur ai dit que tu m’attendais, ajouta-t-il avec un regard légèrement inquisiteur.

– Excuse-moi, marmonnai-je, je ne voulais pas être impolie. Mais je me suis dis que tu serais peut-être content de parler avec des garçons.

Il éclata de rire en marchant à ma hauteur.

– Ça m’est égal, répondit-il en haussant les épaules. Je crois que je m’entends bien avec Abygaëlle et toi. Et puis tu peux me traduire.

– L’un n’empêche pas l’autre, ris-je à mon tour, surprise par sa franchise sans limites. Tu te seras intégré d’ici quelques semaines, ne t’inquiète pas.

– Et toi, me demanda-t-il au bout d’un petit silence, tu ne connais personne dans la classe ? Je ne t’ai vu discuter avec personne.

– Si, mais … bredouillai-je, cherchant mes mots. Ce genre de questions m’avaient toujours mise mal à l’aise. Disons que je n’ai jamais vraiment eu de relations avec eux. J’aime bien être tranquille.

Il hocha la tête, semblant estimer que ma réponse était tout à fait valable. 

Nous arrivions enfin devant le bâtiment circulaire. Les jointures entres les pierres avec lesquelles le mur avait été monté avaient été refaites avec un mortier blanc, mais le pigeonnier avait gardé son architecture pittoresque. Une vigne ridée et tordue s’agrippait au mur, ses doigts crochus grattant le mur, s’échinant à maintenir son siège. Le vent soufflait doucement dans le parc, faisant onduler l’herbe à nos pieds et bruisser les branches des arbres. J’inspirai à pleins poumons et savourai la salinité de l’air marin. Ce goût si particulier était apaisant et sa familiarité était une promesse de sécurité.

– Mon chez-moi me manque un peu, me confia Aksel, tandis que nous franchissions les derniers mètres qui nous séparaient du bâtiment. Heureusement, il y a la mer ici… Je n’aurais pas supporté de vivre sans, de toutes façons. Tu dois comprendre ce que je ressens.

– Je suis née ici, tu sais. C’est Etretat mon foyer, je ne vais en Norvège que pendant les vacances… Mais je comprend que tu puisses être dépaysé. Les paysages d’ici sont moins…

Il hocha la tête.

– Ici, on sent la main de l’homme sur chaque chose, sur chaque vie, compléta-t-il. Je trouve ça un peu étouffant. Chez moi, le monde est encore vierge par endroit. Les fjords immenses, les orques dans l’océan… Je crois que ça me manquera toujours un peu.

Je laissai mon esprit vagabonder au fil des images que ses paroles évoquaient en moi. Aux maisons rouges serrées aux bords des fjords, affrontant courageusement le vent et le froid, à ce pays si lointain qu’il paraissait appartenir à un autre univers.

– Tu a déjà vu des orques, d’ailleurs ? me chuchota-t-il, alors que nous poussions la porte métallique. 

Le pigeonnier était découpé en deux étages, on accédait à notre salle d’allemand par un vieil escalier grinçant.

– Plusieurs fois, de loin, quand j’étais petite, répondis-je en grimpant sur la première marche. Mon grand-père nous emmenait en mer sur son bateau.

– Ma mère me racontait des histoires sur elles, quand j’étais petit. Elle me disait qu’elles guidaient les morts ou les marins pris dans la tempête. Au village, il y a même un vieux qui raconte à qui veut l’écouter qu’il les aurait suivies, un soir où il ne retrouvait plus le chemin de la côte et qu’elles l’ont mené à Utrøst. Je ne sais pas si tu connais cet endroit… Ce n’est qu’un conte, mais… Certains racontent qu’il y aurait une île, au large des Lofoten, ils l’appellent Utrøst. Elle n’apparaît qu’aux marins perdus ; couverte de blé vert et cernée de brume. Et tout ceux qui l’on trouvée n’y sont jamais retourné.

Il rit d’un air un peu gêné.

– Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout ça. C’est juste que j’adore cette histoire.

– Je la connais, lui répondis-je avec un sourire qui dissimulait mal la tendresse qu’évoquait en moi cette histoire. Ce vieux marin,  c’est un cousin de mon grand-père. Je l’ai entendue mille fois cette histoire.

– Sérieusement ? S’étonna-t-il.

– Je t’assure ! 

– Et ton grand-père, il en disait quoi ?

– Que son cousin est généralement trop saoul pour différencier une orque d’un mouton, citai-je en riant.

Aksel éclata de rire et il me sembla que l’air salin qui flottait jusqu’à nous avait un peu changé. Il sentait le soleil de minuit et les fjords. 

– Je suis tellement content de trouver quelqu’un qui connaisse Reine, confessa-t-il, j’ai moins le mal du pays.

Il me fit un petit sourire maladroit et se détourna, poussant la porte entrouverte. Nous nous glissâmes parmi les autres élèves qui bavardaient gaiement. Le cours commença rapidement, mais je n’arrivais pas à me concentrer, mes pensées glissaient vers la maison en bois de mes grands-parents, vers les montagnes qui surplombaient Holvik et mes souvenirs d’enfance présents dans chaque pierre, chaque arbre. 

Cette discussion avec Aksel avait réussi à apaiser mes angoisses et je me sentais plus forte face à l’idée de rentrer ce soir et de retrouver ma mère. Partager le refuge de mon enfance avec quelqu’un avait un goût de réconfort, ça le rendait plus vivant, comme si j’en emportais un petit bout avec moi. 

 

Assise sur mon lit, mes devoirs à peine finis, je composai le numéro de mes grands-parents d’Holvik alors que l’église d’Etretat sonnait dix-neuf heures, au loin. Après un silence infini, la tonalité bascula enfin sur la ligne de mes grands-parents maternels.

– Iqra Sandvik, se présenta-t-elle de sa voix rocailleuse.

– Hei Bestemor !

Bonjour Mamie !

– Nolwenn ! Comment vas-tu ?

– Très bien, merci. Et toi ?

– Je suis contente que tu appelles, c’est rare. Alors, de quoi voulais-tu parler à ta vieille grand-mère ?

Je souris. En effet, je ne l’avais pas contacté innocemment. Elle me connaissait bien, malgré que l’on ne se voie que très peu. C’est vrai que je l’avais rarement au téléphone, trop peu d’ailleurs. Mentalement, je notai de corriger cette faute, à l’avenir.

– Je sais que Maman t’a appelée, hier soir. J’étais inquiète … Elle n’allait pas bien. Elle a de nouveau craqué, une crise d’angoisse.

– Je sais bien, soupira Bestemor au bout du fil. 

– Je ne sais plus trop quoi faire quand elle bascule comme ça… Je voulais savoir si elle t’avait parlé, si je pouvais faire quelque chose… 

Ma voix se brisa.

– Personne ne peut rien faire pour elle, ma chérie, me répondit-elle d’une voix douce. Elle a ses fantômes et il lui faut le temps de les affronter.

– Mais… Elle m’a serré les bras si fort qu’elle m’a fait un bleu ! Elle me fait tellement peur quand elle est comme ça… Je… Je ne comprends pas comment on en est arrivées là. Je fais vraiment de mon mieux, tu sais, mais je suis fatiguée. Maman d’avant l’accident me manque et j’ai peur que ça ne soit plus jamais pareil.

Elle soupira de l’autre côté de la ligne.

– Il faut que vous vous parliez toutes les deux. Ça a été très difficile pour vous deux ces derniers mois, mais je crois que concernant ta mère, c’est surtout que ça fait remonter de vieilles choses qu’elle n’a pas affrontées. 

– Quelles choses ? M’étonnai-je.

– Elle t’en parlera quand elle sera prête, sois patiente s’il te plaît, je sais qu’elle finira par le faire. Pour sa crise, ne t’inquiète plus, nous en avons longuement parlé hier, c’est cette affaire sur laquelle elle travaille, au Havre. Elle a peur pour toi, qu’il t’arrive du mal.

– J’ai bien compris, bougonnai-je. 

Elle me conseilla à nouveau d’être patiente et de pas hésiter à l’appeler plus souvent si j’avais besoin de parler, puis elle me salua et raccrocha.

Ce dont j’avais vraiment besoin c’était d’une baguette magique pour remonter le temps. Je repensais à ces sorties en mer, à Holvik, lorsque j’étais petite, aux dos des orques crevant la surface puis disparaissant aussi rapidement, au large. Je me rappelai la facilité de cette époque, la douceur du soleil sur ma peau et les cheveux dorés de ma mère. Je m’endormis et rêvais de traverser le fjord avec Aksel et Abygaëlle. Le ciel, au-dessus des montagnes, orageux, avait la même couleur que les yeux gris foncés du jeune homme.

 

Plus tard dans la nuit, une lumière passa devant ma fenêtre dont j’avais oublié de fermer les volets et me réveilla. Je clignai des yeux, désorientée. La nuit était noire et opaque derrière la vitre, les branches de l’arbre contre la façade se balançaient doucement, mais j’étais certaine d’avoir vu un éclat de lumière. Je devais avoir rêvé.

Je me levai tout de même pour refermer les volets, ne souhaitant pas me réveiller à l’aube avec le soleil levant. C’est une fois ma fenêtre ouverte, penchée pour attraper le battant du volet que je les entendis.

– C’est un avertissement, disait une voix de femme que je ne reconnus pas. Ils sont ici et ils vont venir la chercher. 

Je me figeai et essayai de distinguer une silhouette dans l’obscurité, mais je ne voyais rien, pas même un halo de lumière. La voix venait de la clôture entre notre terrain et le Clos des Pendues, mais la lune n’était pas encore levée et il était difficile de distinguer quoi que ce soit. 

– On ne peut plus faire semblant, il va falloir lui dire la vérité. Elle est en danger et Isha l’a bien compris. Ça ne fait que commencer, tu sais aussi bien que moi jusqu’où il peut aller !

De surprise, je lâchai le volet qui alla taper contre le mur. Isha était le prénom de ma mère, de quoi ces inconnus pouvaient-ils bien parler ? Et que faisaient-ils dans le jardin au beau milieu de la nuit ?

– Chut, nous ne sommes plus seuls.

Le vent se leva soudainement sur la lande, battant les feuilles de l’arbre contre mes joues. Repoussant les branches du bras, je tirai le volet vers moi, l’accrochai et refermai précipitamment la fenêtre, bien à l’abri derrière l’épaisseur de bois. Je regagnai sur la pointe des pieds mon lit, terrifiée à l’idée que les deux inconnus puissent m’entendre depuis l’extérieur. 

Je tardai à me rendormir, les yeux fixés au plafond, terrifiée par cette scène nocturne.

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Alice_Lath
Posté le 20/01/2021
Encore un super chapitre haha décidément, tu ne t'arrêtes pas hahaha ! Mais bon, moi ça me va très bien comme ça, c'est moi qui savoure donc je ne vais pas me plaindre
Si je devais vraiment chipoter (mais chipoter chipoter hein) je trouve que la réaction de la mère fait trop "abrupte" à la lecture, la sauce n'a pas eu tellement le temps de monter, et un peu pareil pour l'introduction des deux inconnus qui font un cercle des Inconnus Anonymes dans le jardin
Mais ce sont des détails, et au risque de me répéter, j'apprécie vraiment ma lecture
Belette
Posté le 20/01/2021
Merci beaucoup pour tes commentaires si gentils et encourageants <3
Je prend bien note de tes remarques, je vais voir comment corriger ça :)
Shangaï
Posté le 18/12/2020
Un super chapitre encore une fois et je suis contente que les choses commencent à bouger gentiment ! Il était temps, sinon ça allait devenir un peu longuet :)
Bon personnellement j'aime les histoires qui prennent leur temps pour se mettre en place mais malheureusement dans le style YA ce n'est pas trop recommandé...

Sinon j'ai une petite remarque à propos de cette phrase : "Je ne relevai pas. Malgré sa timidité, son regard perçant semblait s’enfoncer au plus profond de vous, vous fouiller, vous examiner. Il semblait très doué pour cerner les âmes". -> Je ne sais pas exactement ce que tu voulais nous faire ressentir ici, mais je toruve que cette phrase met de la distance. Elle pourrait donner l’impression qu’il existe un début d'ambiguïté entre lui et notre héroïne mais dit comme ça beaucoup moins et je ne sais pas trop si c’est voulu :)

A très vite :)
Belette
Posté le 18/12/2020
Merci pour ton commentaire <3 Oui, moi aussi j'aime quand ça prend du temps pour s'installer, surtout dans le fantastique, quand les choses se cassent lentement la figure, donc j'ai du mal à doser ^^ Les évènements bizarres vont se succéder à partir de maintenant, j'espère que ça ira niveau rythme (mais les chapitres 2 et 3 étaient importants niveau introduction de plein de choses) :)
Alors, oui, ça introduit de la distance. C'est à la fois pour introduire un aspect d'Aksel qui est important, et à la fois pour marquer le contraste entre sa timidité extérieure, sa maladresse, et l'impression qu'il déchiffre malgré tout très bien les gens. Nope, pas de début d'ambiguïté, juste un aspect de lui qu'elle souligne :) Qu'est-ce qui te dérangeait dans cette phrase du coup ?
Shangaï
Posté le 18/12/2020
Ok tu répond à ma question ! Et bien ce qui me gênait c'était justement cette distance, je n'arrivai pas à savoir si c'était voulu ou non de ta part :)
Sinead
Posté le 29/11/2020
Bonsoir,

Ce chapitre est très intrigant, des choses se mettent doucement en place, entre cette histoire de suicide collectif et la discussion mystérieuse en pleine nuit. C'est une ambiance qui me plait bien :)
Un détail, l'adjectif " disjoncté " me paraît un peu familier par rapport au langage habituel de Nolwenn.
Belette
Posté le 02/12/2020
Merci beaucoup pour ton retour ! Je suis contente que l'ambiance te plaise et que tu aies continué ta lecture malgré ces premiers chapitres un peu lents à mon goût. Mais, promis, ça commence à avancer très bientôt <3

Je note ! Tu as une sugestion à la place de "disjoncter" ?
Sinead
Posté le 02/12/2020
Tout va bien, il faut laisser le temps à l'ambiance de se mettre en place.
Je te proposerais " son brutal changement de comportement" ou " elle était hors d'elle-même". Après c'est ton personnage et tu le connais mieux que quiconque.
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