Joey ravala son enthousiasme quand elle arriva devant la salle de biologie. Elle réajusta le col de sa chemise, frotta son blazer et repoussa son épaisse frange. Elle prit finalement une profonde inspiration avant de frapper à la lourde porte à deux vantaux. Sans ornement, cette vieille ouverture gothique arborait en guise de chambranle une face de gargouille pas plus accueillante que l’homme qui y enseignait. Joey entra quand elle entendit s’élever la voix de son professeur.
Igor Cornebuse était un petit homme rondelet. Sous son nez aquilin se fendait une bouche dont les lèvres semblaient avoir été limées par l’aigreur quotidienne de ses propos.
— Ah, ma chère Joey ! lança-t-il en toisant son élève, figée dans l'encadrement. Mais quel plaisir vous nous faites ce matin en nous honorant de votre présence. Toujours aussi ponctuelle à ce que je vois ?
L’entrée en matière de Cornebuse eut pour effet de déclencher quelques petits rires étouffés parmi l’assemblée.
— Veuillez m’excuser, marmonna la retardataire en rejoignant sa place.
L’enseignant reprit là où il s’était arrêté. Joey s’avança entre les rangées de pupitres sous les regards moqueurs de quelques élèves. Elle s’assit à une place libre et sortit ses affaires : un cahier, le manuel de cours et d’exercices de biologie, sa trousse et un tas de feuilles. Plus son bureau serait en désordre moins elle laisserait de chance à Cornebuse de découvrir l’activité à laquelle elle allait s’adonner jusqu’à midi : potasser pour son stage de fouilles. Alors qu’elle ouvrait son guide du paléontologue débutant, un petit bout de papier plié en deux atterrit sur son bureau. Le cœur battant, Joey leva discrètement les yeux vers son enseignant. Elle s’était déjà suffisamment fait remarquer pour aujourd’hui. S’il la surprenait en train de lire un message, elle écoperait de bien plus que d’une heure de retenue.
Joey souffla. Il n’avait rien remarqué. Dos à la salle de classe, il gribouillait vigoureusement des schémas végétaux sur le tableau noir. L’idée de ranger le message dans sa trousse et d’en prendre connaissance à la fin du cours traversa brièvement l’esprit de Joey... Et fut tout aussi vite balayée. Aussi prudemment que possible, elle se risqua à ouvrir le message :
« Alors, qu’est-ce qu’a donné la chasse aux dinosaures ? »
Un petit smiley souriant concluait le mot. Joey sourit et se retourna vers une jeune fille au visage lunaire bordé de boucles blondes, assise deux rangs plus loin. Celle-ci lui adressa un clin d’œil complice.
Meggie était bien la seule camarade avec laquelle Joey avait réussi à tisser des liens sincères. Après Siméon, bien entendu. C’était la première année de la fillette à l’institut Saint-Georges. Elle venait d’emménager avec ses parents, son grand frère et sa petite sœur dans une petite maison du sud de la ville. Joey et Meggie avaient fait plus ample connaissance un jour où elles partageaient une heure de retenue sous la surveillance de Calûm. Invariablement, la première était arrivée en retard en classe et la seconde avait fait pleurer des garçons de premier cycle en leur narrant quel sort était réservé aux voleurs dans l’antiquité. Meggie avait surpris les petits monstres en train de chaparder le goûter de Lily McOil. La fillette, qui possédait un caractère bien trempé et un goût immodéré pour l’Histoire et ses pratiques peu scrupuleuses, avait pensé que l’anecdote était de circonstance.
⁂
La sonnerie retentit et libéra dans les couloirs de Saint-Georges un flot d’élèves proprets dans un joyeux chahut.
— Alors Joey, plutôt coriace le T-rex ? s’époumona Meggie en se frayant un chemin entre les élèves.
Joey s’étonna de la comparaison de Meggie. Elle commençait vraiment à penser qu’elle avait une très bonne influence sur ses amis.
— Oui, Cornebuse est un prédateur du genre affamé et indomptable ! Growwwa !
Joey étira ses lèvres sur deux rangées de dents faussement voraces en imitant les deux paires de doigts du dinosaure. Les deux amies éclatèrent de rire.
— Alors, sérieusement, qu’est-ce qu’il t’est encore arrivé ce matin ?
— J’ai reçu une nouvelle lettre de mon oncle.
— L'ornithologue refoulé ? gloussa Meggie.
— Lui-même ! confirma Joey en souriant. Il a fallu qu’on dépose le courrier à mon père avant de venir. Il était un peu occupé, ça a pris plus de temps que prévu.
Les deux amies s’engagèrent dans un large escalier en colimaçon tout en esquivant habilement les nuées d’élèves qui dévalaient les marches en sens inverse. L’unique vitrail qui filtrait jalousement la lumière ne rendait pas l’exercice facile.
En haut des marches, Siméon patientait les mains dans les poches.
— Vous voilà ! Alors ? Comment ça s’est passé avec Cornebuse ?
Joey poussa sa frange d’un geste machinal et haussa les épaules :
— Rien de nouveau sous le soleil... Il a usé de tout son sarcasme habituel pour m’humilier. Ça n’a pas manqué d’amuser Calypsia et sa bande de vipères.
Siméon emboîta le pas à ses deux camarades. Le long corridor de pierre, ponctué par des rangées de casiers et des panneaux d’affichage surchargés, offrait une formidable caisse de résonance aux vocalises et aux airs de violon qui s’échappaient des salles de classe sur le temps de midi. Cette joyeuse cacophonie offrait enfin la preuve que l’on se trouvait dans un collège presque comme un autre, pourvu d’une vie associative à peu près ordinaire, quoiqu’un peu élitiste au goût de Siméon.
Le garçon s’arrêta devant une affiche fraîchement épinglée : « Club d’échecs : les inscriptions sont ouvertes ! ».
— Échecs, chorale, violon... Parfois, je me demande ce que je fais là ! pesta-t-il.
— Pourquoi est-ce que tu ne proposes pas la création d’un club de programmation ? suggéra Joey. La salle informatique n’est pas trop mal équipée, non ?
À vrai dire, Joey n’y avait jamais mis les pieds, mais elle aimait à penser qu’il était important d’encourager ses amis, d’autant que deux doigts suffisaient pour les compter.
— Pour ce qui est des fossiles datant de l’ère préinternet, ouais, on peut pas se plaindre. On a rarement vu un aussi beau troupeau ! Non, sérieusement, même pas en rêve.
— Hé, regardez-les !
Meggie s’était immiscée dans l'entrebâillement d’une porte à laquelle était accolée une vitrine remplie de coupes et de médailles.
— Voici les élites de Saint-Georges ! Mais quelle agilité ! Et puis, quelle souplesse ! lança-t-elle d’un air ironique qui n’aurait trompé personne.
— Jolis justaucorps, ajouta Siméon en pouffant de rire. Si j’enlève mes lunettes, c’est un vrai feu d’artifice !
Joey sourit en apercevant un garçon en train de réaliser un drôle d’enchaînement à la force de ses bras sur un cheval d’arçons. Un peu plus loin, elle aperçut Calypsia qui se balançait sur des barres parallèles. Celles-ci ployaient sous ses impulsions énergiques. Joey pensa que rien ne résistait à cette pimbêche.
Saint-Georges disposait d’une section sport-études renommée qui permettait à ses élèves de concilier les cours traditionnels et des séances d’entraînement intensif. Lorsque le monastère avait été transformé en collège, le réfectoire des moines, dont la hauteur sous plafond n’avait rien à envier à celle de la chapelle, fut aménagé en salle d’entraînement pour l’équipe de gymnastique. Ses membres étaient réputés pour leur excellente maîtrise de la discipline, mais aussi pour leur arrogance et leurs airs supérieurs. C’était une raison suffisante pour que Siméon, Meggie et Joey prennent un malin plaisir à se moquer d’eux.
Les trois amis s’engouffrèrent finalement dans le seul endroit de Saint-Georges que Joey trouvait accueillant et cela, malgré le silence de mort que l’on était obligé d’y observer. On pouvait bien dire ce que l’on voulait de l’Institut, mais il disposait de l’une des plus belles bibliothèques de Londres. Niché dans la pierre, cet écrin de bois proposait quatre salles de consultation construites en enfilade. Le détail le plus apprécié était sans nul doute leurs portes voûtées, entièrement cernées d’étagères pleines de livres. Dans chacune des sections, des couloirs entiers d’étagères traçaient de sombres allées labyrinthiques. Plus aucun pan de mur n’était en mesure d’accueillir le moindre ouvrage. Pour accéder aux plus hautes étagères, juchées à plusieurs mètres du sol, il fallait faire coulisser une échelle murale et avoir un certain penchant pour l’alpinisme.
Joey, Meggie et Siméon s’installèrent à leur table favorite, entre le rayonnage de biologie animale et celui d’histoire. Joey tira sur le cordon de la liseuse et enleva son blazer. Elle sortit ses affaires et se mit au travail sans pour autant cesser de se dandiner sur sa chaise. Impossible de trouver une position confortable pour réviser : quelque chose la gênait dans la poche de sa jupe. Un frisson lui parcourut l’échine quand elle y glissa la main. Joey en sortit la lettre de son oncle, passablement froissée.
— Mince, j’ai oublié de la donner à mon père..., chuchota-t-elle.
Le cœur battant, Joey posa l’enveloppe sur la table sans plus oser y toucher.
Deux petites remarques :
- On devine dans les descriptions la jeunesse des personnages, pourtant les dialogues ne le reflètent pas forcément.
- Au début tu dis qu'elle prend une place libre. J'aurais compris que Meggie puisse glisser le mot, si Joey occupait toujours la même place. Je me demande du coup comment il est arrivé là ^^'
C'est tout pour ce chapitre !