Chapitre 4 - Par delà les montagnes

Peu après que l’aura rose de l’aurore fut déchirée et dissolue par le jour, les cinq vagabonds se retrouvèrent tout au sud des montagnes, là où les hautes barrières de roc s’ouvraient enfin sur l’Ouest. Deuynir avait guidé le groupe auprès d’Evin Allyön, car le passage y serait vraisemblablement plus aisé que dans la vallée au sol acéré, et le spectre de la malédiction vengeresse du premier âge lui semblait bien ridicule. On marcha donc plus au sud encore, s’approchant des Deux Cols qu’il fallut contourner avant d’arriver enfin auprès des flancs majestueux de ce Mont Rouge chargé d’Histoire.

Aux yeux de Kaeldra, ce n’était là qu’une montagne comme toutes celles que les Vangûls lui avaient déjà montrées ; elle ne reconnut d’abord pas sa silhouette massive et boiteuse. Comment l’eut-elle pu ? Elle avait entendu les contes des batailles centenaires qui avaient eut lieu à son sommet, chanté les exploits d’Elmir de Rinhavjas, mais jamais on ne lui avait décrit en détail la beauté étrange et monstrueuse d’Evin Allyön, d’un simple roc élevé au cœur du désert, creusé des sillons de rivières disparues et surmonté d’une couronne griffue. La base en était large et douce, enfoncée dans le sable grinçant qui semblait une nuée d’étoiles sous le zénith, puis elle se dressait lentement en cristaux de pierre brune, noire ou beige, taillés dans un amoncellement interminable de stries rocheuses, et son sommet perdu dans l’immensité des nues présentait un plateau sur lequel avaient combattu et péri les créatures les plus mythiques du monde. En réalité, toute la montagne en elle-même était un champ de bataille laissé à l’abandon, à peine érodé par le temps, qui avait englouti les ossements des braves tombés sur ses flancs ou à ses pieds.

Le vieux magicien mena la troupe le long d’une ancienne route vers l’Ouest, qui débouchait au bout en peu de temps sur un petit plateau intermédiaire duquel on voyait de loin jaillir une ombre majestueuse et terrifiante. Une bête gigantesque se tenait langoureusement allongée dans le sable chaud, la gueule béante et brisée reposant sur un monticule dont les siècles avaient effacé l’hétérogénéité, les côtes noircies et pourries dans les écailles desquelles la poussière s’entassait continuellement ; sa queue étrangement tordue caressait les mâchoires terribles de la montagne. Cela faisait bien longtemps que les animaux et insectes des Vangûls avaient arraché de ce cadavres les derniers lambeaux de chair, et désormais ses os saillants menaçaient, sinon de sombrer dans les dunes, de tomber en poussière bientôt. Kaeldra descendit de sa monture pour s’approcher du dragon qui reposait là. Elle fut tout d’abord horrifiée de la taille irréelle de ce monstre, horrifiée que ces créatures de légendes aient si réellement existé dans les âges passés que sous ses yeux en restaient des preuves indéniables, et la jeune fille resta émue dans une sorte d’admiration et de méditation pendant de longues minutes devant cela. Elle déambula le long de la carcasse, s’arrêtant quelques fois pour observer de plus près l’os crevassés et fané dont tout le cadavre était recouvert, et prit même le soin d’enlever l’un de ses gants, exposant par là sa peau à vif dans laquelle les cristaux rouges d’Ildarifyël creusaient déjà des galeries brillantes et douloureuses, pour caresser du bout des doigts les bords nets d’une blessure ridicule au vu des proportion de l’animal, infligée par une lame d’un autre âge, longtemps avant sa naissance.

 

La vision magique s’étouffa dans un nuage de poussière au fur et à mesure qu’il fallut contourner les plus hauts pics rocheux au flanc de la montagne. Sous le soleil pénible, le port altier des deux cornes superbes de la bête, levées en une prière vers le ciel telles les bras doux et indestructibles d’une danseuse du Sud fut la dernière image gravée dans les yeux de la protégée d’Ildarifyël, et elle en coiffa même Evin Allyön. L’ascension fut difficile, les chevaux peinaient à avancer sur les sentiers plusieurs fois centenaires creusés dans la falaise et l’air était étouffant, cassant comme le calcaire qui menaçait de se dérober sous leurs pas à chaque instant. Kaeldra retenait sa respiration, et elle sentait les grondements effrénés de son cœur résonner dans chaque branche du rameau à sa ceinture. La peur l’envahissait d’une façon étrange, car Ildarifyël ne pourrait pas la sauver si son corps dévalait le précipice au moindre faux pas du cheval, et le moindre grincement des sabots sur le sol la faisait frémir. Au soir bien avancé enfin, la trouée fut passée sans plus d’encombres, et en arrière le mont légendaire se détachait dans un halo de lumière diffuse de la Lune. On monta le camp pour la nuit à l’abri du vent qui se levait, et après un repas durant lequel chacun racontait sa fierté d’avoir survécu au désert si longtemps, Vaalrièn ordonna à Redelwin de veiller sur Kaeldra pour la nuit à la place des plus anciens qui devaient se reposer.

Au matin, on retrouva le corps sans vie du jeune chevalier, la gorge ouverte.

Le sable avait absorbé dans le nuit le flot du sang, désormais épuisé, et en quelques heures les tranches des artères déchirées avaient noirci, les muscles du cou s’étaient recroquevillés ; Redelwin n’était plus qu’un souvenir noyé dans le charnier immobile. Ses orbites avaient séché jusqu’à n’être plus que deux trous béants accueillant des billes caoutchouteuses, son visage pâle était méconnaissable, et les cristaux de sel charriés par le vent illuminaient chaque caillot de sang. À ses côtés, Kaeldra avait disparu. Les chevaliers étaient consternés d’horreur, et après un instant de choc qui dura plusieurs heures rendirent hommage à leur camarade. On l’enterra dans la poussière, au pied de la montagne la plus sacrée. Ildarifyël ne reçu jamais les prières de cette cérémonie.

 

- - -

 

Kaeldra se réveilla dans un brouillard étrange, sa tête lui faisait affreusement mal et en pressant ses mains contre ses tempes elle retrouva l’un de se gants tâché de sang. Des bruits étouffés lui parvenaient comme de lointains échos, et un feu émergea dans son champ de vision, tout près, puis des arbres dont l’un lacérait son dos, enfin un homme qui s’accroupit à sa hauteur et lui assena une grande gifle qui lui fit cracher des glaires brunes dans l’herbe.

« Tu veux pas répondre ? Ici c’est pas tes règles, alors tu m’obéis je te demande une dernière fois : t’es qui ? Pourquoi t’es protégée par ces tarés ? »

La jeune fille ne sut quoi répondre, tétanisée par l’incompréhension et la peur, alors l’homme devant elle tenta de la gifler encore ; elle voulu se protéger de ses bras qui la faisaient souffrir. Lorsqu’il voulu attraper ses mains, il arracha l’un des gants et son inertie projeta la voyageuse en arrière, contre le tronc de l’arbre. Le choc lui coupa le souffle, et elle ne bougea plus pendant qu’elle regardait avec horreur l’homme se lever de toute sa hauteur pour revenir vers elle. Kaeldra pleurait, et même si elle en avait eu la force elle n’aurait pu s’enfuir car le bandit la tenait par la taille et tirait sur ses vêtements déjà déchirés. Au-delà de la peur, ce qui la marquait le plus en cet instant était la honte de se retrouver en chemise devant cet inconnu, et quelque chose en elle trouva une telle considération si ridicule après avoir frôlé la mort à maintes reprises dans le désert qu’elle y trouva le courage de haïr la main qui tirait sur ses jupes. L’instant d’après, son agresseur s’embrasa, et tomba en arrière avec un gémissement atroce qui fit s’envoler de paisibles oiseaux.

Le foyer s’était dressé comme un grand arbre brillant, et avait jeté ses branches ardentes à l’attaque du bandit, enflammant la zone devant la jeune fille médusée. Kaeldra arracha complètement sa robe qui prenait feu à une vitesse irréaliste. La souffrance ressurgit, plus forte encore, dans ses mains, et pendant quelques secondes l’action se brouilla dans son esprit, entre cris insupportables et la chaleur de plus en plus puissante du foyer. Lorsqu’elle reprit ses esprits, l’étrangère trouva un corps en cendres devant le feu si soudainement redevenu sage qu’il lui sembla avoir rêvé, un cheval fou qui tentait de déchirer sa laisse avec ses dents, et les cristaux qui recouvraient désormais presque entièrement le dos de ses mains rougeoyaient encore. Elle prit un instant pour ressentir la puissance d’Ildarifyël irradier son corps, et laissa tomber son autre gant dans l’herbe après s’être levée. Le rameau de l’arbre qu’elle portait à la taille, toujours souple et lumineux, semblait comme le catalyseur de l’aube qui se levait au loin, l’emplissant d’un sentiment grisant d’invincibilité.

Kaeldra avait déjà vu des cadavres, ils jonchaient tout le Talliar depuis plusieurs semaines, et elle éprouva bien moins de pitié pour celui-ci, malgré l’odeur abominable de chair brûlée, et l’expression de choc figée à jamais sur son visage recouvert de cloques graisseuses trouées par les cendres chaudes. La jeune fille donna un coup de pied rageur au flanc le plus proche, et des éclats de braise volèrent jusqu’à la faire tousser ; puis elle reprit son souffle, et s’avisa d’avoir un comportement plus digne désormais, en tant que magicienne.

 

Le feu s’éteignit de longues heures plus tard, que l’adolescente avait passées à chercher des baies d’automne, bien plus rares dans le Sud qu’à Tarissin, et elle mangea finalement de la soupe d’orties froide qui lui donna d’atroces maux de ventre. Après son repas, ne sachant pas même dans quelle région de l’Empire elle se trouvait, elle voulut partir dos au levant, ce qui la mènerait probablement jusqu’à Tulengrad, ou jusqu’à la mer. Elle ramassa ses gants, et déchira le haut de sa robe qui n’avait pas brûlé, le tissu en était si beau que le peu qu’il en restait valait vraisemblablement plus cher que tous les vêtements qu’elle ait jamais possédés. Elle vida un sac de voyage abandonné qui ne contenait qu’un peu d’argent, des vêtements d’homme et une arme, pour y ranger ses propres affaires, et ne se formalisa pas de dépouiller le mort de sa maigre fortune, puis ne s’habilla que d’une cape épaisse puisque son jupon était assez long et épais pour sembler une jupe tout à fait dans les mœurs de l’Empire. La matinée avait passé peu à peu pendant que la jeune fille préparait son départ, cherchant notamment à comprendre comment monter sur la selle étrange au dos du cheval qui avait toujours peur d’elle et de ses mains brillantes. Enfin, Kaeldra se décida à partir avant que le soleil n’atteigne le zénith, bien que ses crampes intestinales la fassent toujours souffrir. La cime des arbres cachait les Vangûls à son regard, aussi elle ne parvint pas à évaluer la distance déjà parcourue, et elle monta sur le dos du cheval après l’avoir tourné vers l’Ouest. Dès qu’elle eût détaché ses liens, l’animal effrayé s’enfuit droit devant lui au galop, et la cavalière dû s’accrocher de toutes ses forces à son cou pour ne pas tomber ni être fauchée par les branches basses.

La bête courut dans le Soleil et sous la Lune à travers de grandes plaines, au sortir de la forêt, fit claquer ses sabots dans l’eau argentée de rivières encore propres, slaloma entre les rouleaux de paille imposants fauchés dans le mois. Après un jour et une nuit de course, le cheval épuisé tomba de fatigue au beau milieu des plaines de Dalaris ; Kaeldra chut à son côté dans la poussière, et le choc ferma ses yeux immédiatement. Le vent ne la réveilla pas avant la moitié de la journée, et elle se retrouva seule et transie de froid à plusieurs heures de la première route. La jeune fille laissa enfin vaquer ses idées, et reprit rapidement tout le chemin qu’elle avait parcouru depuis Tarissin ; les remous du fleuve, le vent du désert, l’accueil d’Ildarifyël, la fuite dans la nuit, le dragon sur la montagne et son enlèvement. Pourquoi aller à la capitale, maintenant qu’elle était libre, et bien loin de la menace du Nord ? Il y avait d’abord son frère, qui avait dû partir dans cette direction, alors peut-être parviendrait-elle à les retrouver parmi les réfugiés de la vallée, et il y avait ce rameau de l’arbre immense qu’elle avait rencontré à Talma : s’il l’avait protégée plus d’une fois, qu’il lui avait conféré ce pouvoir extraordinaire, elle ne pouvait pas l’ignorer en reprenant simplement le cours de son exode. L’adolescente plia et déplia ses mains marquées du sceau rouge, et vérifia la présence des branches merveilleuses à sa ceinture. Il fallait bien retrouver ces chevaliers, alors il fallait aller à Tulengrad. Kaëldra marcha donc droit devant elle, fuyant son ombre, plusieurs heures jusqu’à la bordure d’une route inégale. Elle la suivit, épuisée.

 

- - -

 

Après avoir longtemps pleuré en silence, les trois Talmalites avaient repris la route, un peu au hasard, dérivant sur une mer de sable et de sel. La protégée d’Ildarifyël avait disparu, peut-être Ildarifyël n’était-il plus lui-même, et aucune piste ne se dessinait pour la retrouver. Elle pouvait tout autant être en route vers Tulengrad, probablement pas de son propre chef, ou vers la Mer des Caprices au Sud pour être vendue à des pirates, ou elle pouvait s’être simplement enfuie à l’aveuglette, sans but. On décida d’aller vers Tulengrad, pour y conter les nouvelles de Talma, et où l’on pourrait peut-être obtenir de l’aide de l’Empereur.

L’escouade tronquée atteignit finalement les plaines d’Erivor, s’extrayant des Vangûls menaçantes au point du crépuscule. Ce ne fut que bien plus tard lorsque la nuit fut très avancée que les Chevaliers arrêtèrent leurs montures devant une petite ferme isolée comme on en trouvait tant au nord des plaines de Dalaris et en cet âge. Moryhné, le chevalier qui avait le premier adressé la parole au souverain d’Ezinmart, frappa de grands coups à la porte du foyer, et une femme encore presque endormie vint lui ouvrir. Elle écarquilla les yeux, et resta muette tant le spectacle sous ses yeux était singulier, puis après quelques instants tira un peu plus le battant de sa porte, dégageant le chemin au chevalier. Derrière se découvrit un homme et quelques jeunes enfants, à qui la fermière adressa quelques mots de patois, elle s’éloigna ensuite avec les enfants vers un coin de la salle. Le fermier s’avança, et Morhyné présenta le groupe dans le rivéen le plus simple qu’il connût :

« Nous sommes des voyageurs, nous allons à Tulengrad. Nous voulons manger et dormir, et nous pouvons payer. »

A ces mots il fit tinter deux petite pièces dans sa main, que l’hôte observa avec étonnement avant d’invectiver sa femme, toujours dans la langue de Dalaris. Celle-ci ressortit donc par la porte d’entrée laissée ouverte, et l’un des enfants monta au grenier par une échelle branlante fixée au mur. On fit aux Talmalites bel accueil, on leur donna à manger une volaille et du pain épais, puis on les laissa dormir au plus près du foyer. La nuit se passa sans plus d’encombres, et au matin ce qu’il restait de la petite troupe reprit son périple vers l’ouest, poursuivant les noires traînées d’ombre à leurs pieds.

 

Le voyage dura encore tout le jour, puis plusieurs jours, et on avait fait escale dans maints villages que traversait la route, finalement un où le petit bourgmestre chauve avait longuement entretenu la conversation avec les chevaliers, à propos notamment des Skaâls qui atteindraient bientôt la Sylvanie. Le bourgmestre s’en inquiétait, et il précisait que déjà près d’une dizaine d’hommes du village s’étaient portés soldats pour l’armée de l’empire. Certainement, disait-il, cela payait mieux que le peu de commerce du village, mais tout de même ces hommes ne reviendraient sûrement pas. Il ajouta aussi tout le respect qu’il avait pour celle et ceux qui se faisaient chevaliers et risquaient sans cesse leur vie depuis des années. C’était un homme simple et cultivé, qui faisait de son mieux pour mettre à l’aise ses prestigieux invités, et leur offrit de les faire accompagner jusqu’à Tulengrad, étant donné le piteux état dans lequel l’éreintant voyage les avait laissés.

« C’est un geste dérisoire, avait-il soupiré, mais mon fils se bat dans cette guerre et seul un miracle pourra le sauver. Alors si Gdalaïn est avec vous, vous accomplirez ce miracle. »

Les chevaliers l’avaient quitté avec maints remerciements, et repris leur route sans plus s’attarder. Partout on leur avait conté les mêmes histoires, et la tragédie de la guerre semblait avoir dans le Sud bien plus d’emprise qu’elle ne l’aurait dû ; cela inquiétait ces seigneurs et il leur tardait d’arriver enfin à la capitale pour s’informer sur l’amplitude réelle de cette attaque fort peu conventionnelle, et apporter la mauvaise nouvelle du siège de Talma. Mais il faudrait aussi retrouver Kaeldra.

 

Ainsi peu après l’aube du lendemain, les murailles éclatantes de la capitale se dressèrent devant eux dans la lumière blafarde du jour d’hiver. Des camps de fortune en bois, si hauts, débordaient des remparts extérieurs, et à chaque meurtrière pointait l’éclat d’une flèche ou d’une flamme. Les trois grandes portes est de la ville étaient ouvertes, un flot continu de chariots, de soldats et de citoyens s’y précipitait dans un rugissement continu. Imposant le poitrail de leurs chevaux, et tirant avec difficulté celui de Redelwin, les voyageurs se frayèrent un chemin dans la foule qui les regardait de mille yeux médusés. Les chevaliers entrèrent dans Tulengrad, la toute première ville construite à l'Est au lointain Age des Pionniers, arborant leurs armoiries légendaires au nez des quelques gardes qui avaient hésité à les laisser passer, et prirent immédiatement le chemin des hauteurs de la cité, où se situait le splendide palais impérial.

Ils traversèrent d’abord une ville en lambeaux, construite dans l’anarchie par les réfugiés du Nord que l’on avait entassés entre les deux premiers murs ; un torchis de fortune tenait ensemble des planchers bancals, des poutres tordues et des milliers de branches presque brutes qui avaient élevé en un rien de temps des allées entières d’habitation branlantes entassées les unes sur les autres au fur et à mesure que la surpopulation de ces quartiers s’aggravait. Le rempart intermédiaire fut plus aisé à franchir, et derrière apparaissait une ville paniquée, dans laquelle on avait déplacé les basses cours et les marchés, et que des milliers d’habitants s’échinaient à faire tourner à bout de bras. Une rivière souterraine faisait tourner de grandes roues à aubes, activant sans cesse forges et ateliers où travaillait de plus en plus de monde, et sur les étals de couleurs vives pourrissait ce qu’il restait des denrées hivernales, dans l’agitation générale. Cette partie de Tulengrad sembla aux Chevaliers immense et interminable.

Contrairement à Talma, les rues principales étaient pavées de grandes dalles de pierre qui faisaient résonner étrangement les sabots et les roues, les bâtisses se dressaient haut sur le ciel, serrées les unes aux autres tant que les toits s’en entremêlaient et formaient un labyrinthe inextricable au-dessus de ruelles enfermées, éclairées seulement par quelques lampions dont plus personne ne se souciait. Partout des poutres, des colonnes, des volets obstruaient le passage et rétrécissaient l’allée surpeuplée, donnant l’air à cette ville d’une forêt dense et enchantée. Cependant la foule y était moins dense qu’à l’extérieur, et au terme se présentaient deux lourdes portes en métal, scellant l’entrée du dernier rempart de la capitale. Devant le blason de l’arbre, on courba l’échine et en silence on ouvrit les portes avec un respect religieux. Ce fut le Grand Sénateur lui-même qui vint accueillir les trois étrangers sur le pallier de cette forteresse d’un autre temps.

 

Aldhuir Chotov était un homme grand et maigre, originaire de l’autre côté de la mer des Caprices, dont le visage pâle aux traits fins et exotiques était encadré par un rideau sévère de cheveux longs et noirs, détachés comme le sont ceux d’un homme élégant ; il se tenait fier et immobile sur les quelques marches étalées devant la porte du palais, d’une telle prestance qu’on eut aisément imaginé qu’il fût l’une de ces statues de pierres merveilleuses que l’on érigeait autrefois aux rois, revenue à la vie par l’action de qui sait quelles forces étranges ce monde pouvait receler. Le Grand Sénateur, dès que les chevaliers furent descendus de leurs montures, les accueillit et leur fit tous les honneurs pensables. Il les conduisit le long des corridors du palais impérial.

« L’Empereur ne peut pas vous recevoir, expliqua le fonctionnaire, il a beaucoup trop à faire aux frontières. C’est donc à moi que vous vous adresserez. »

Il les installa dans une salle de banquet, et s’assit lui-même de l’autre côté de la table immense, recouverte des derniers mets de l’hiver. Des raisins au vinaigre, des galettes de carottes séchées, de l’anguille au miel, du pain au choux, des beignets d’amandes et du gruau aux épices firent un repas fastueux et inespéré aux Chevaliers après leur si long voyage, et enfin Chotov leur demanda :

« Pour quelle raison Talma nous envoie-t-elle donc trois de ses plus grands chevaliers alors qu’elle se trouve probablement elle-même en grand danger ?

— Votre Honneur, Talma est tombée, faute d’être avertie, et c’est cette nouvelle que nous venons vous apporter. »

 

Un grand silence consterné suivit les paroles de Deuynir. Le magicien avait parlé gravement, et douché les espoirs de renforts que nourrissait encore le Grand Sénateur. Avant que celui-ci puisse à nouveau ouvrir la bouche pour présenter des excuses presque honnêtes, Vaalrièn précisa la catastrophe.

« Ce ne sont en fait pas trois chevaliers que Talma à envoyés pour vous quérir, mais quatre. Le seigneur Palossor a trouvé la mort en chemin, au même moment où disparaissait dans la nature la jeune fille que nous voulions vous présenter.

— Qui était cette jeune fille ?

— Je l’ignore, mais c’est à elle qu’Ildarifyël a légué son pouvoir. »

A ces mots, les yeux d’Aldhuir Chotov s’ouvrirent en grand d’étonnement et d’espérance. Ce n’était pas une catastrophe, c’était au contraire l’opportunité unique d’approcher cet immense pouvoir, arraché enfin à l’arbre millénaire et inflexible qui faisait si peu cas du destin d’Erivor, et désormais entre les mains d’une enfant anonyme et perdue, qui ne demanderait qu’à être retrouvée et guidée. Bien sûr, les chevaliers de l’Arbre refuseraient tout net qu’elle soit entraînée hors de la prétendue mission sainte qu’ils avaient posée sur ses épaules, et dont eux-mêmes ne savaient peut-être rien ; il faudrait faire sans eux.

« Je vous remercie, seigneurs, de vous être déplacés jusqu’ici pour apporter à l’Empereur ces nouvelles. Restez donc au palais ou dans la ville haute autant que vous le souhaitez, mais je vous déconseille d’en sortir : Tulengrad n’est plus sûre ces derniers temps, tous y vivent dans la panique. Si vous souhaitez vous entretenir à nouveau avec moi, adressez-vous au Bureau. »

 

Moryhné, qui n’avait pas parlé jusque là, se leva le premier de toute sa hauteur surnaturelle et posa ses poings gantés sur la table.

« La jeune fille est notre sainte, prévint-il de sa voix cassante, elle doit avoir le droit de refuser de défendre Erivor, car c’est Ildarifyël qui guide ses décisions.

— Il ne fait aucun doute que l’Empereur saura faire cas de vos considérations religieuses, n’ayez crainte. »

Ainsi furent congédiés les derniers des Chevaliers de Talma, persuadés désormais de leur insignifiance dans le monde.

 

Le Grand Sénateur de Tulengrad se dépêcha vers la salle de réunion militaire à laquelle l’Empereur et ses généraux n’avaient convié personne. Après les multiples refus du Nandrill d’envoyer des renforts, et les déclarations de guerre internes de Belnaïr, il venait enfin avec une bonne nouvelle, qui nécessiterait une prise en charge immédiate.

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Edouard PArle
Posté le 23/08/2021
Hey !
J'aime bien le personnage de Chotov il m'a l'air très intéressant^^.
Je trouve plutôt pertinent de séparer les protagonistes pour avoir plusieurs points de vue, à voir que cela donnera par la suite.
Fautes d'orthographe :
"qu’il fallu contourner" -> qu'il fallut contourner
"elle ne reconnu d’abord pas" -> elle ne reconnut
"et pris même le soin d’enlever" -> et prit
"qu’il fallu contourner les plus hauts pics" -> qu'il fallut
"et après un instant de choc qui dura plusieurs heures rendirent hommage à leur camarade." -> pas vraiment une faute mais j'ajouterai de la ponctuation : et, après un instant de choc qui dura plusieurs heures, rendirent...
"elle se trouvait, elle voulu partir dos au levant," -> elle voulut
"La bête couru dans le Soleil et sous la Lune à travers de grandes plaines, au sortir de la forêt, " -> la bête courut
En fait, tu fais très peu de fautes, c'est juste que tu oublies le -t du passé simple souvent.
Halycanth
Posté le 23/08/2021
Aïe, ça m'apprendra à pas me relire correctement... Et oui, les t du passé simple on les emploi pas souvent en dissert (l'immense majorité de mes écrits depuis trois ans XD) alors ça m'était un peu sorti de la tête (merci pour le rappel !)
J'adore Chotov aussi, à l'origine il n'existait pas dans l'histoire, mais avec le temps c'est devenu évident qu'il devait y être. Contente qu'il ait un fan en tous cas !
Edouard PArle
Posté le 10/12/2021
Je réitère mon intérêt pour Chotov, il est très bien présenté (=
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