Chapitre 4 - La ville morte

Par Adé

On se remet en route dès le petit matin. La fatigue de la veille a disparu pour laisser place à un espoir vivace, qui anime notre cœur et nos jambes, à tel point que ma douleur à la cheville a presque complètement disparu. 

Les habitations que l’on cherche ne doivent pas être très loin, ce doit être une affaire de quelques kilomètres, et pourtant, nous perdons du temps en tentant de nous repérer. La carte que j’ai ne nous est d’aucune utilité, elle est beaucoup trop vieille et ne nous sert que pour nous guider vers le bleu de l’eau que Taran et moi espérons atteindre. Je ne peux donc pas compter sur elle pour m’aider à localiser des villes et villages du monde d’avant. 

Si je peste intérieurement au fur et à mesure que j’avance parmi les dunes, nous trouvons rapidement un autre véhicule. C’est une moto, je crois, peinte en un rouge fané. L’entièreté de son guidon dépasse du sol. Je récupère mon voile pour m’en couvrir la main, avant de la plonger dans le sable, vers là où doivent se situer les roues du véhicule. J’ai du mal à me créer un passage, entre le sable qui ne veut pas me laisser passer et sa chaleur mordante, mais au bout de nombreuses secondes je heurte quelque chose de dur. La route goudronnée. Deux choses me viennent simultanément en tête. Premièrement, la moto, dont l’état indique qu’elle date de l’Ancien Monde, n’a pas bougé à l’arrivée des dunes. Deuxièmement, le sable n’est pas très haut. 

Je relève la tête, croise le regard brillant de Taran. Le pétillement dans ses yeux est plus expressif que les milliers de mots qui ne peuvent franchir nos lèvres. Nous ne sommes plus très loin ; les habitations se sont érigées en barrière naturelle contre le sable, protégeant ce qui se trouvait aux alentours. Je remets rapidement mon voile sur ma tête pour me protéger des brûlures du soleil, et nous repartons. Une centaine de mètres plus loin, sur notre droite, nous trouvons ce qui semble être l’épave d’une voiture. À nouveau, je plonge ma main dans le sable pour vérifier si elle est bien sur la route, ou si elle a été emportée par le poids des dunes. C’est ainsi que nous nous repérons pour tenter de parvenir à la ville qui se cache derrière les nuages de poussière. 

Plus loin, c’est l’ombre spectrale d’un pylône électrique – ou du moins ce qu’il en reste – qui apparaît derrière le brouillard. Sa carcasse rouillée se précise tandis que nous avançons dans sa direction. Elle tend les bras dans des angles bizarres, et ses câbles frôlent la structure métallique comme des bras trop longs et désarticulés. Cela aurait pu être un spectacle à faire froid dans le dos, si cette présence n’était pas porteuse d’espoir. 

Même si je suis heureuse, j’essaye de ménager les émotions que je ressens. Cela fait beaucoup de signes de civilisation en l’espace de peu de temps. C’est trop beau pour être vrai. Si ça se trouve, nous ne trouverons rien de bien intéressant, peut-être uniquement un abri pour la nuit, et nous mourrons de faim et de soif quelques jours plus tard, recroquevillés dans le salon d’une maison insalubre. 

Mon regard se porte aussitôt sur le dos de Taran, qui me précède de quelques pas. Ses cheveux blonds sont à moitié défaits de sa queue de cheval. Ils viennent caresser le haut de son t-shirt maculé de sueur et de saletés. Avec un pincement au cœur, je remarque les petites cloques et les peaux mortes qui recouvrent sa peau rouge, et qui ne demandent qu’à être grattées pour pouvoir le quitter. J’espère de tout cœur qu’il sortira vivant de cette traversée. Je ferai tout pour que ce soit le cas. Absolument tout. 

Enfin, des formes sombres émergent des nuages, avant de venir se préciser peu à peu. À bout de souffle, nous nous arrêtons côte à côte. Je sens sa main chercher la mienne à tâtons avant de s’en saisir. Nous les serrons de toutes nos forces tandis que nous admirons ce nouveau paysage qui se dresse face à nous. Des maisonnettes sortent partiellement de terre, comme le feraient des revenants qui tentent de quitter leur tombe éternelle. Parfois, ce n’est qu’un toit qui émerge du sable ; un peu plus loin, une maison dont la moitié s’est effondrée. Autrefois, cette image ne m’aurait pas dit grand-chose ; certains soirs, Jacob nous racontait des histoires pour nous faire peur, mais je ne comprenais pas ce à quoi il renvoyait réellement lorsqu’il nous parlait de morts-vivants. Maintenant que j’ai ces maisons troglodytiques sous les yeux, les descriptions de mon père deviennent plus parlantes. Je lui adresse une prière silencieuse. Je me sens désolée, bête de ne pas avoir visualisé cela plus tôt. Je sais, c’est idiot, mais depuis notre départ, je ne peux pas cesser de m’en vouloir pour tout un tas de futilités. C’est plus fort que moi. 

Les premières rues sentent l’apocalypse. Je peux imaginer la peur des gens, leur fuite lorsque les premiers voleurs de poussière sont apparus pour s’approprier ce territoire. Je peux ressentir leur désemparement, eux qui pensaient vivre dans leur petit quartier jusqu’à la mort peut-être, alors que le monde s’écroulait autour d’eux, jour après jour. Des générations ont repoussé l’échéance de la fin du monde, du point de non-retour, mais il a été trop tard. Malheureusement, c’est tombé sur eux, et ils ont dû y faire face. S’adapter ou périr. 

Taran et moi contournons les voitures arrêtées au milieu des rues, les lampadaires qui n’ont pas résisté à ce nouveau climat et qui se sont écroulés. Le silence règne tandis que nous nous enfonçons plus profondément dans cette ville. Le temps est suspendu, nous sommes l’unique trace de vie dans ce lieu abandonné et mort. 

Je continue à marcher, essayant de deviner ce qui se cache derrière les informations à moitié effacées des quelques panneaux qui tiennent encore debout. Si on s’enfonce parmi les allées, nous finirons par arriver sur un centre-ville. Nous trouverons des magasins intéressants, une supérette, et peut-être même une pharmacie, qui sait ? Mon père m’a déjà parlé de ces lieux fascinants, et j’ai hâte de les découvrir. 

Le sable clair déserte peu à peu les rues, pour mon plus grand bonheur. J’en avais presque oublié la sensation de mes pieds contre un sol tangible qui ne risque pas de s’effriter à chacun de mes pas. Le macadam est fissuré, troué par endroits, mais je me sens dans mon élément. Je retrouve rapidement une certaine souplesse dans ma façon de marcher, et je vais même jusqu’à avancer plus vite, rassurée par la fermeté du sol. 

Les maisonnettes espacées par des jardins laissent peu à peu place à des maisons mitoyennes, plus étriquées, puis à de petits immeubles de trois à quatre étages. La main de Taran se pose sur mon épaule. Lorsque j’ai toute son attention, il me désigne un écriteau du bout des doigts. L’inscription est effacée, mais lisible. 

Centre-ville. 

Je ne prends pas le temps d’acquiescer ; nous nous dirigeons naturellement vers la direction désignée par une flèche. Nous traversons ce qui avait dû autrefois être un jardin public – et qui n’est à présent qu’un terrain vague où plus rien ne pousse – avant de déboucher sur une petite place au milieu de laquelle se trouve une fontaine asséchée au bassin ébréché. Le lieu est baigné d’une agréable lumière bleutée filtrée par les nuages de pollution et de poussière. Quelques rayons du soleil arrivent toutefois à les traverser pour venir tacheter le gris des bâtiments d’éclats qui se reflètent dans les fenêtres des immeubles qui entourent la place. Au rez-de-chaussée de l’un d’eux se trouve une boutique d’alimentation, comme je peux le remarquer à sa double-porte en verre et à son logo qui représente vaguement des légumes colorés sortant d’un sac en papier. 

Je me place face à Taran pour lui mimer ce que nous allons faire à présent. 

Moi. Manger. Toi. Dormir. Ici. Vingt minutes. 

Mes gestes sont aussi rapides que maladroits, mais mon frère comprend instantanément puisqu’il lève son pouce en l’air avant de tourner les talons et de disparaître au détour d’un immeuble. Pour ma part, je décide de ne pas perdre plus de temps, et de me diriger vers l’entrée de la boutique.  

Les deux portes, bien qu’automatiques, ne sont pas totalement closes. Je peux remercier ma maigreur de me permettre de me glisser dans le mince trou qui les sépare. C’est ainsi que j’entre dans la caverne aux merveilles. 

Les rayonnages ne sont pas pleins à craquer, comme le disait mon père lorsqu’il nous décrivait l’Ancien Monde, mais ce que je vois me mets dans un état second. Je suis émerveillée. Vêtements, maroquinerie, soins, conserves, papeterie… Le magasin n’est pas très grand mais je ne sais pas par où commencer. Tout s’étale devant moi et me tend les bras. J’en suis étourdie, et je dois m’appuyer contre le mur le plus proche pour ne pas défaillir. En m’y approchant, mes pieds heurtent quelque chose, ce qui me fait sursauter, me ramenant à la réalité. C’est un panier de courses en plastique. 

C’est un bon début. 

Je viens m’en saisir et commence à parcourir les rayons, avec l’insouciance d’une habituée des lieux. Comme je l’aurais sans doute fait si j’avais vécu plusieurs décennies plus tôt. Je décide de commencer par les premiers rayons, et de terminer avec le fond de la boutique. J’arrive donc rapidement dans le petit espace dédié aux vêtements. C’est généralement le lieu qui est le moins touché, lors d’une catastrophe mondiale ; bien que couvert de saletés et légèrement en désordre, j’y trouve rapidement mon bonheur, soit un nouveau t-shirt pour Taran, large et avec des manches qui permettront de recouvrir ses épaules ; un second pour moi, puis un pantalon pour chacun de nous. J’ai la chance de trouver une paire de chaussures montantes qui protégera bien mes chevilles. Elle a l’air d’être un peu grande pour moi ; je ne perds pas mon temps à l’essayer, au pire je la rembourrerai avec la paire de chaussettes que je viens de mettre dans mon cabas. Je prends le luxe de rajouter des sous-vêtements. 

Je fais ensuite un détour dans l’espace dédié aux soins et à l’hygiène. J’y trouve ce qui semble être un savon sec à la pomme, d’après son vert artificiel. Je trouve également des bandages, cachés derrière un paquet de protections périodiques. Je fais glisser le tout dans mon sac de courses.  

Je passe sans m’arrêter devant le rayon dédié aux fruits et légumes frais. Qui est intéressé par des fraises et autres pommes de terre fossilisées depuis deux générations ? Les boîtes de conserves sont une valeur sûre – s’il en reste. Lorsque je trouve enfin ce que je cherche, mon cœur fait un bon dans ma poitrine, et je marque un arrêt, le temps pour moi de réaliser ce qui se trouve devant mes yeux ébahis. Des bouteilles d’eau côtoient une pile de conserves, comme si le tout n’attendait que moi. Ce n’est pas grand-chose, dit comme cela, mais des bouteilles n’ont rien à faire ici, ce n’est pas leur place. Ce qui veut dire que quelqu’un les a mises ici. Ce qui veut dire que ce lieu sert de réserve aux voleurs de poussière. 

On est foutus. 

Oui, ces personnes sont des pilleurs, des tueurs qui accaparent la nourriture et le pétrole qu’il reste sur Terre. Ils règnent en maîtres sur leur territoire – et le désert que Taran et moi traversons en fait partie. Cela peut sembler être un piètre royaume ; après tout, c’est l’endroit le plus aride de la terre, mais n’oublions pas que les fous qui osent traverser cet endroit ont généralement prévu de quoi manger et boire. Ce sont des proies idéales, des réserves vivantes fatiguées par la marche. Ces chasseurs ont des pied-à-terre, et naturellement, ils y laissent un peu de leurs réserves, au cas où. 

Le silence m’entoure, je suis bel et bien seule. Je vais me dépêcher de prendre toute la nourriture dont j’ai besoin, il ne faut surtout pas qu’on s’attarde ici. Cette fois-ci, je me saisis à l’aveugle de ce que je peux trouver. Je fais le plein et je me barre de là au plus vite. Je remplis mon sac à ras bord des bouteilles trouvées et de boîtes, puis je fais rapidement demi-tour, me dirigeant vers l’endroit d’où je viens. 

Lorsque j’arrive à l’extérieur, la lumière du jour m’éblouit. Je trottine vers la silhouette de Taran, qui m’attend, assis sur le rebord de la fontaine asséchée. Pour ne pas l’inquiéter par ma découverte, je préfère prendre le temps de lui montrer mon butin. Je suis ravie de voir son visage fatigué s’illuminer à la vue du trésor contenu dans mon sac. Il détaille les produits avec avidité et m’applaudit en silence, avant de me prendre la main afin de me conduire vers le nid douillet qu’il nous a trouvé. Je trépigne d’impatience de me poser quelque part, et de nous cacher dans la carcasse d’un appartement.

Nous n’allons pas très loin. Après avoir quitté la « place des mouettes », comme l’indique un panneau branlant, nous empruntons une ruelle, puis une seconde. Taran finit par s’arrêter au niveau de la carcasse d’une camionnette, garée devant un petit immeuble. Je l’imite. Tandis qu’il monte sur le capot du véhicule, puis sur son toit, je ne peux m’empêcher d’observer ses vitres crasseuses. L’envie me prend de laisser courir un doigt sur la poussière qui recouvre la fenêtre du conducteur. J’y dessine un trait unique, ce qui me permet de voir ce qui se trouve à l’intérieur du véhicule. Une main. Ou plutôt ce qu’il en reste. Deux squelettes habillés de lambeaux. Je détourne aussitôt le regard, ne cherchant pas à en savoir plus, et suis mon petit frère qui est à présent sur le balcon du premier. 

Après quelques acrobaties, Taran et moi parvenons à l’étage supérieur. L’ouverture est forcée, mon frère n’a qu’à pousser le battant de la porte vitrée pour qu’elle s’ouvre entièrement, ce qui nous permet d’entrer dans l’appartement. Nous débouchons sur un salon qui avait l’air agréable, autrefois, et qui donne sur une cuisine ouverte.

Instantanément, je me sens chez moi – même si la saleté est maîtresse des lieux. C’est un sentiment vraiment étrange, étant donné que ce lieu porte encore la marque de ses derniers occupants : les photos d’un jeune couple sont joliment encadrées sur les murs, et la décoration est tout sauf impersonnelle. La pièce porte même encore les brides de leurs odeurs, retenues prisonnières par les fenêtres fermées qui n’ont pas laissé l’air circuler depuis longtemps. Derrière l’odeur de renfermé, je reconnais des senteurs de gingembre, de coton, et une autre chose que je n’arrive pas à déterminer. Après un rapide état des lieux, j’ai localisé la chambre et la salle de bain, toutes deux près de l’entrée. C’est petit mais parfait. L’étage nous apporte une bonne vue et une protection face aux serpents et autres créatures qui vivent parmi la chaleur des dunes. D’un même geste, Taran et moi retroussons nos manches ; l’appartement n’a pas connu un bon ménage depuis très longtemps, nous devons nous en occuper si nous voulons nous installer convenablement. Je m’occupe de décrasser au mieux les taies d’oreiller, la couverture et le matelas ; Taran passe des coups de balais experts dans les moindres recoins de notre chez-nous provisoire, afin de déloger des lattes du parquet le sable, la poussière, et autres écailles de peinture jaunie. 

Cela nous occupe un certain temps. 

Lorsque j’ai fini ma tâche, je me mets à la recherche de livres. Je trouve de vieux journaux à côté du siège des toilettes. Je déchire précautionneusement le maximum de pages que je peux, avant d’entreprendre de les humidifier avec l’une des bouteilles que j’ai récupérées plus tôt. J’avais remarqué que les volets de la façade avaient rouillé à cause du temps et du soleil, je ne pense pas réussir à les faire bouger. Par ailleurs, les rideaux sont trop fins. Je colle soigneusement les feuilles aux fenêtres pour protéger les lieux du soleil. Elles sèchent rapidement. Des rayons du jour parviennent à traverser les pages jaunies. Ils viennent se reposer sur la peinture écaillée des murs, et se refléter dans les cadres nettoyés. J’y découvre mieux les anciens habitants des lieux. Ils étaient jeunes, heureux, amoureux. Ça devait être leur premier appartement. Je les imagine se retrouver ici, le soir, après leurs petits boulots. Je les vois bien avec un petit chien, ou même un chat – j’ai trouvé des poils sur le canapé, et une gamelle est cachée sous le plan de travail –, à aller au cinéma tous les vendredis soir, à faire tout ce que mon père pouvait nous raconter de l’Ancien Monde, et qu’il tient lui-même des récits de ses parents. C’est un monde abstrait qui défile devant mes yeux, mais j’arrive à éprouver de la nostalgie pour cette époque que je n’ai pas connue. 

Pour couper court à cette vague de sentiments qui m’envahit, je me saisis du reste de ma bouteille, du savon sec et des vêtements « propres », et je vais m’enfermer dans la salle de bain à la recherche d’un gant de toilette dans un état acceptable. Je commets l’erreur de constater que le miroir au-dessus du lavabo me renvoie mon image ; celle d’une fille sale et maigre aux côtes saillantes, à la peau sombre brûlée, au regard hagard. Je ne me reconnais pas. Je recouvre cette horreur d’une serviette de bain avant de me laver. 

Lorsque je sors de la salle de bain, propre comme un sou neuf, Taran est confortablement installé sur le vieux canapé élimé. Sa tête est penchée en arrière, ses cheveux retombent vers ses épaules, ils ondoient lorsque le vent qui pénètre par la porte-vitrée entre-ouverte vient les agacer. Sa poitrine danse au rythme de sa respiration, telle une vague solitaire. J’admire la beauté androgyne de son corps adolescent. Un jour, il prendra en masse et ressemblera à son père, j’en suis certaine. Taran perdra le peu d’insouciance qu’il lui reste pour devenir un homme, comme la nature sait si bien en faire, à présent que le monde est devenu hostile : il sera froid, distant et calculateur sous sa couche de gentillesse. Il emprisonnera son moi profond derrière ses instincts de survie. Il deviendra comme moi. 

Ses yeux sont clos, mais je sais qu’il ne dort pas. Je m’arrange pour faire traîner mes orteils sur le parquet en marchant dans sa direction ; il se redresse alors, et va à son tour profiter de la salle de bain. Lorsqu’il revient, j’ai sorti la table sur la terrasse, et mis deux chaises dehors. On sera serrés, mais ça fera l’affaire. J’ai même trouvé deux verres et deux cuillères à soupe. Nos conserves sont soigneusement ouvertes, grâce à l’ouvre-boîte sur lequel j’ai réussi à mettre la main. Deux boîtes de ravioli à la tomate chacun, c’est un véritable festin de roi. Mon père avait tendance à dire qu’une boîte de ravioli soigne de tous les maux. Après réflexion, je peux dire que c’est faux – ce ne sont pas des pâtes qui vont apporter une solution à mes problèmes –, mais manger fait tout de même un bien fou.

Protégés de la lumière aveuglante du soleil couchant par les bâtiments, nous dévorons notre repas. Mon estomac geignard se retrouve vite rassasié, mais je mange encore et encore, savourant chaque pâte enrobée de sauce jusqu’à ce que mon ventre tendu en vienne à exploser. C’est peut-être la dernière fois avant longtemps qu’une opportunité pareille se présente. 

L’espace d’un instant, je me dis que le bonheur doit tout simplement ressembler à cela.  

Mais une ombre plane sur nous, et je dois en avertir mon petit frère.

— On partira demain, je déclare lorsque l’obscurité est suffisamment opaque. Cette ville est une réserve. S’ils nous trouvent, on est mort. 

Une image dans ma tête. Des corps sans vie, dévorés par des larves.

— Je sais. Accorde-nous juste le temps de profiter un peu de cet endroit, de ne penser à rien d’autre qu’à nous. Juste toi, et moi, et…

Sa voix se brise imperceptiblement lorsqu’il se rend compte qu’il ne sert à rien de prononcer son nom. 

Papa. 

Il n’est pas avec nous. 

Taran reprend comme si je n’avais rien remarqué :

—  … on partira aussi discrètement qu’on est arrivés. On sera invisibles. J’ai juste besoin de me reposer un peu. S’il te plaît. 

Je ne peux pas lui résister, et encore moins avec le ton qu’il vient de prendre. Prise au dépourvu, je repose ma cuillère immaculée dans l’un de mes récipients vides. 

—  D’accord, je concède. Mais en début d’après-midi on retourne faire des provisions, et on quitte cet endroit. 

C’est ainsi que, notre peur envolée contre quelques heures de quiétude, nous discutons et plaisantons une bonne partie de la nuit. 

 

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Lislee
Posté le 09/04/2023
Bonjour !

Un premier avis assez général sur cette histoire : les descriptions sont bien menées et les détails permettent de percevoir aussi bien le décor, les actions, que les émotions des personnages, les difficultés et les souffrances de ce périple sur leur santé physique et mentale. Dès les premières lignes, on ressent le sentiment d'urgence, mais il s'ajoute en particulier à la complicité et à la force de ce duo frère/soeur que j'apprécie beaucoup. J'ai hâte de découvrir la suite et de voir où cette aventure va les mener ! :)
À bientôt !
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