Chapitre 4 : La lumière de Toowaïyeff

Elle partit sans aucun détour vers la frontière. Elle aurait pu sortir par n’importe quel endroit mais aussi curieux que cela puisse paraitre, il y avait toujours un portail gardé nuit et jour par des gardes. Ce n’était pas très loin de chez elle, une dizaine de minutes à pied, tout au plus. Elle en profita pour admirer le paysage une dernière fois. Il y avait toujours ces lycoris rouges absolument partout, qui semblaient lui souhaiter un bon voyage. Toutes ces âmes innocentes détruites pendant la guerre l’accompagnaient sur son chemin. Kim se dit que ce seraient sûrement ses fleurs préférées dorénavant. Avec un petit sourire, elle décida d’ailleurs d’en cueillir une, une seule petite âme privilégiée qui aurait l’honneur de voir le monde qui l’avait tuée. En ne sachant pas vraiment pourquoi, elle effleura la tige avec sa bague laquelle, pour une raison obscure, devint aussi rouge que la fleur alors qu’elle était multicolore juste avant. La tige se mit à fumer, avant de noircir. Celle-ci ne sentait d’ailleurs pas très bon.

 

Le sang brûlé.

 

Kim savait maintenant que la fleur ne se fanerait pas. Elle ne se fanerait jamais, tout comme la Tulipe elle-même. Satisfaite de sa découverte, elle l’accrocha à son sac et continua sa route vers le portail. Le soleil brillait, les oiseaux chantaient, le vent soufflait doucement dans les branches des arbres, faisant danser les ombres sur le visage de Kim. Finalement, rien n’était plus beau. Même si elle n’avait aucune idée de comment elle allait s’en sortir, elle était libre et c’était tout ce qui comptait. Tant pis pour ses parents, pour Leïlah, pour toutes les personnes qu’elle avait connues et potentiellement appréciées, voire aimées. Le problème était toujours le même : elle était emprisonnée avec des gens qui ne la comprenaient pas.

 

Elle arriva enfin au portail de sortie de Toowaïyeff, qui avait été également un jour un portail d’entrée. Il avait beau symboliser quelque chose d’assez terrible pour les habitants de Toowaïyeff, il était absolument magnifique.

Le portail de Toowaïyeff correspondait à la définition même des portes du paradis. En effet, le dôme en lui-même était déjà une entité assez étrange. Faisant office de ciel en atteignant un certain point, mais à hauteur humaine jusqu’aux toits de certains bâtiments, il n’était rien d’autre qu’un miroir. Le royaume de Toowaïyeff se reflétait dans son dôme sauf à l’endroit exact délimité par le portail. Ce dernier était entièrement blanc, et possédait aussi quelques dorures. Il était décoré comme un portail grec, avec deux grosses colonnes de part et d’autre de l’ouverture sur le monde de Nouklyën. Un toit pointu le surplombait, où l’on pouvait apercevoir une colombe dorée et resplendissante de la magie de paix. Deux gardes du palais le gardaient constamment, et aujourd’hui, ils attendaient Kim, qui venait de remarquer avec surprise que la sortie était plus noire que son âme. Elle ne se reflétait pas non plus dedans, ce qui était inhabituel.

 

Elle était sur le point de s’avancer vers la sortie lorsqu’elle entendit une voix l’appeler de très loin derrière elle. Après quelques secondes d’hésitation, elle décida malgré tout de se retourner. Elle avait reconnu la personne à qui appartenait cette voix. Elle vit Leïlah courir vers elle, avec une telle précipitation que cette dernière, d’habitude si bien coiffée et bien tenue, était rouge et complètement ébouriffée. Elle s’arrêta juste devant Kim qui l’attendait patiemment et se plia en deux pour reprendre son souffle. Kim ne dit rien. Elle attendait que son amie lui fasse la morale pour avoir mis sa bague alors que c’était interdit, qu’elle la supplie de ne pas partir sachant qu’elle était la seule chose qui l’amusait dans ce royaume d’hypocrites. Elle pouvait presque sentir la douleur de Leïlah face à elle. Mais celle-ci se redressa soudain et agrippa Kim par le col de sa tunique en s’exclamant :

 

- Je t’interdis de sortir de ce royaume ! Tu m’entends, je te l’interdis ! hurla Leïlah en secouant Kim.

 

- Déjà commence par me lâcher, et ensuite je n’ai pas le choix, tu le sais, dit calmement Kim en retirant la main de son amie de son vêtement.

 

- Exactement, tu n’as pas le choix ! Tu n’as pas le droit de sortir de ce royaume, c’est interdit. Interdit !

 

- Je me fiche que ce soit interdit, je suis bannie et tu ne peux rien y faire parce que c’est un ordre du roi. Oserais-tu remettre en cause la souveraineté de celui qui te permet de vivre dans ce magnifique royaume où tu ne t’ennuies jamais ? demanda ironiquement Kim.

 

- Je t’ai dit que je ne m’y ennuyais pas grâce à toi. Si tu pars, je n’ai aucune raison de rester non plus !

 

- Fais gaffe à ce que tu dis si tu ne veux pas être bannie non plus. Tu ne tiendrais pas une seconde dehors.

 

- Et toi alors ? Toi aussi tu as grandi ici toute ta vie. Ce qui me fera de l’effet, te fera de l’effet aussi !

 

- Alors ça, ça m’étonnerait ma jolie. La guerre de Toowaïyeff m’a amusée plus qu’autre chose, tandis qu’elle t’a faite pleurer. Je rêve d’être en dehors de ce maudit royaume depuis que je suis née, tandis que toi tu en chantes les louanges depuis que je te connais. Tu préférerais mourir plutôt que de sortir, je me trompe ?

 

- Je ne veux pas que tu te fasses contaminer par le Mal qu’il y a dehors ! C’est beaucoup trop dangereux ! Je ne sais pas ce que tu as fait pour être bannie mais c’est sûrement trop excessif pour ton péché.

 

- C’est parfaitement mérité, et tu n’as pas à savoir pourquoi je dois partir. C’est écrit dans l’Histoire depuis le début de l’existence de Nouklyën.

 

- C’est impossible, tu n’es rien d’autre qu’une fille du peuple, un peu différente mais pas au point d’être un objet de prophétie !

 

- Cette fois, ça suffit ! J’en ai assez qu’on me considère comme une demoiselle parfaite, normale ou quoi que ce soit d’autre ! Ce n’est pas parce que j’ai l’air d’une fille gentille que je suis gentille ! Quand est-ce que tu vas le comprendre ça ? Je suis un putain de démon depuis que je suis née ! Admets-le et laisse-moi partir ! hurla Kim avec des yeux brillant de colère.

 

- Kim… 

 

Leïlah s’était reculée d’un pas, effrayée par ce que venait de lui montrer Kim. C’était la première fois qu’elle voyait sa meilleure amie se mettre en colère. En fait, c’était la première fois qu’elle voyait quelqu’un se mettre en colère. Et elle comprenait maintenant pourquoi c’était interdit. Elle voyait Kim trembler devant elle, comme si elle se retenait de faire quelque chose de terrible. D’ailleurs, elle pouvait sentir quelque chose dans l’air, autour d’elles. Même les gardes du portail s’étaient éloignés de Kim. Il émanait d’elle une aura ténébreuse. Ce n’était plus la Kim que Toowaïyeff avait connue. C’était quelqu’un d’autre, que personne ne connaissait, à part Kim elle-même. Celle dernière ouvrit à nouveau la bouche :

 

- Je n’ai aucune garantie que quiconque dehors me comprendra mieux qu’ici, mais ça ne peut pas être pire. Tout ce que je veux, c’est être libre. LI-BRE ! Est-ce si compliqué à comprendre ? Je veux laisser sortir tout ce que j’ai gardé à l’intérieur durant mes foutues dix-neuf premières années de ma vie. J’en ai assez, assez, de porter un masque de perfection. Maintenant c’est fini. Je suis imparfaite, cruelle. Je ne ressens rien, ni pitié, ni amour, ni aucune affection pour aucun des humains que j’ai rencontrés, y compris toi. Ça ne m’a jamais réussi de ressentir quelque chose. Parce qu’à chaque fois que j’ai essayé, on m’a dit que c’était interdit. Je m’en vais, et tu peux toujours rêver de me revoir, ça n’arrivera jamais. Puisse le Mal détruire un jour ce dôme de malheur et faire fleurir ces lycoris sur toute la surface de ce monde.

 

Sur ce, Kim se retourna vers le portail. Elle s'observa une dernière fois par le biais de la muraille imprégnée de magie. Ce qu'elle voyait était très satisfaisant. Elle voyait un visage qui la regardait avec des yeux qui n’étaient plus bleus mais noirs, remplis de colère, d’arrogance, de fierté. De courage. À moins que ce ne soit une image modifiée par la magie qui renvoyait un reflet beaucoup plus agréable que la Réalité.

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