Chapitre 4 - Ker Is

Par Fañch

La pluie n'avait pas cessé de la nuit. Au petit matin, le temps s'était encore rafraîchi et Yvonig se réveilla les pieds et les mains engourdis par le froid. Au fond de sa besace trempée, il lui restait un peu de pain ramolli de la veille ainsi qu'un dernier morceau de fromage qu'il se força à avaler. Le jour se levait à peine, mais il lui fallait achever sa traversée du Yeun Elez sous une pluie battante et froide, à nouveau seul sur la route. Louarn ne l'avait pas rejoint... Il ne pouvait qu'espérer que le korrigan avait réussi à échapper à ses cousins des marais. Il soupira en regardant en arrière et murmura quelques mots anciens à l'adresse des esprits du lieu. Il était temps de reprendre la route, aussi ramassa-t-il ses affaires, encore humides, avant de se remettre en marche sur le sentier qu'il avait suivi la nuit précédente.


Il lui fallut un peu plus de deux heures pour voir enfin le paysage se transformer doucement, apercevant au loin les clôtures des prairies marquant le retour à la civilisation. Le sentier parut de moins en moins humide, malgré la pluie, et finit par émerger des marais entre des champs où des moutons détrempés se recroquevillaient sous les quelques arbres présents. La proximité des animaux, et les traces de la présence humaine, lui firent retrouver un semblant d'énergie et il accéléra le pas sur le sentier boueux.

Au bout de quelques kilomètres il atteignit une route goudronnée qui semblait contourner les marais pour filer vers l'ouest. Un ronronnement lointain et familier rappela enfin Yvonig à la réalité. Il se rendit compte qu'il était resté sur ses gardes et tendu depuis la veille. Le bruit du moteur se rapprochant, puisque c'était ce dont il s'agissait, lui fit prendre conscience qu'il était hors de danger et qu'il pouvait enfin se détendre.

Une voiture ne tarda pas à arriver et ralentit quand le chauffeur aperçut le garçon sur le bord de la route. Il devait avoir un air pitoyable, son long manteau de cuir sombre dégoulinant de pluie, son chapeau ne le protégeant plus depuis un moment et la mine fatiguée. Le véhicule s'immobilisa à sa hauteur et la vitre se baissa doucement. Un homme au visage constellé de taches de rousseur et à l'épaisse chevelure rousse dévisagea Yvonig.

« Tu vas où comme ça mon gars ?
- Sur la côte monsieur. Je souhaite rejoindre la baie qui se trouve à l'ouest.
- Et bien on peut dire que c'est ton jour de chance : Je vais justement pêcher par là-bas. Mets ton sac et ta veste trempée derrière et grimpe à l'abri! »

Yvonig ne se fit pas prier et ouvrit la porte arrière pour y jeter ses affaires parmi les gaules, les seaux et les diverses boîtes de pêche avant de monter à côté du chauffeur. L'intérieur de la voiture sentait un mélange de tabac, de poisson, de sueur et de “boued” servant à appâter la future pêche, mais il y faisait bon et sec. La radio grésillait, tentant difficilement de recevoir une station locale, tandis que le chauffeur remettait sa voiture en route. Le véhicule n'étant pas bien grand, le conducteur paraissait à l'étroit étant donné sa large carrure. La vareuse délavée qu'il portait aurait pu servir de toile de tente à Yvonig.

L'homme laissa passer quelques minutes avant de reprendre la parole d'une voix puissante.

« Au fait... Je m'appelle Christophe, mais tu peux m'appeler Toch', comme la plupart des gens.
- Moi c'est Yvonig, merci de vous être arrêté.
- Pas de quoi. J'ai été surpris de trouver quelqu'un ici... Il fit un mouvement de tête pour montrer le manteau et le chapeau d'Yvonig. Surtout avec cet accoutrement...
- Je suis conteur... Disons que ça fait partie de la mise en scène.
- Conteur ? Et tu vas faire quoi du côté de chez les « Penn-Sardin » ?
- Je dois rencontrer une femme...
- Haha ! Elle est belle ?
- A en mourir parait-il, mais je n'y vais pas pour cela... »


La route se déroula sans encombre et Toch' s'avéra être un hôte très agréable : souriant, jovial, parlant mais jamais plus que nécessaire et surtout, ne cherchant pas à creuser les sujets quand il sentait qu'Yvonig ne voulait en dire plus. Le jeune conteur ne pouvait pas espérer meilleur chauffeur pour se rendre sur la côte. Il n'arrivait pas à savoir depuis quand il n'avait pas pris le temps de discuter avec quelqu'un de... Normal. Cela lui fit un bien fou et le temps passa d'ailleurs bien plus vite qu'il ne s'y attendait. La petite heure de route qui les séparait de la mer s'envola et le port qu'il souhaitait rejoindre se profila à l'horizon, peut-être trop vite à son goût.

« Dis-moi garçon, sais-tu où manger ce soir?
- Je n'y ai pas encore vraiment réfléchi...
- Je connais un troquet où les clients raffoleraient de tes histoires... Le patron est un copain, il te ferait manger gratos en échange. Je te promets que sa soupe de poisson vaut le détour !
- J'ai pas mal de chose à faire dans la journée, mais si je peux revenir ce soir, ce sera avec plaisir... Ça me permettra de souffler avant ma rencontre... »

Toch' jeta un regard interrogateur au jeune garçon, mais celui-ci n'y fit pas attention, il était déjà plongé dans ses pensées.

« Et bien écoute, dans ce cas, passe ce soir au « Roue Gralon » et tu auras un repas assuré !
- Le « Roue Gralon » ? Amusant...
- Oui, Gralon ou Gradlon. Le roi dont la fille Dahut a, d'après la légende, provoqué l'engloutissement de la ville d'Ys. »
Yvonig le dévisageait avec un sourire en coin et le pêcheur mit un petit temps à comprendre la raison de cet amusement.
« Ah ! Forcément ! Si tu es conteur, tu connais déjà cette histoire !
- Effectivement... Mais je pense en connaître une version légèrement différente...
- Que veux-tu dire ? Oh, et puis non ! Je ne veux rien savoir pour le moment ! Je préfère garder ça pour ce soir ! »

Il adressa un clin d'œil au garçon et se reconcentra sur sa conduite.

 

Toch' allait justement pêcher dans le secteur où souhaitait se rendre Yvonig, une pointe dans une zone côtière rocailleuse au nord-ouest du port. Une petite route cahoteuse menait jusqu'à un parking de terre où quelques voitures étaient déjà stationnées. Toch' se gara et descendit récupérer son matériel pendant qu'Yvonig prenait ses propres affaires. Au moment où les deux hommes allaient se serrer la main, le son déformé d'une cloche sembla résonner depuis la mer et provoqua un frisson aux deux arrivants.

« Qu'est-ce que c'était que ça ? »

Toch' semblait soudain inquiet. Yvonig détourna le regard et haussa les épaules.

« Certainement l'église du port.
- Non... Non... Le vent souffle de l'Ouest, on ne pourrait pas l'entendre d'ici. On aurait dit que cela venait... Directement des fonds marins... Tu connais l'histoire... On dit qu'il est parfois possible d'entendre les cloches de la ville d'Ys...
- Mais elle n'est qu'une légende...
- Je le sais bien mais ça fout les jetons ! Bref... Tu veux que je te récupère ce soir ?
- Non c'est gentil. Je vais longer le sentier côtier, on n'est pas bien loin du bourg. On se retrouve à l'auberge dans la soirée.
- Comme tu voudras ! A ce soir ! »

Yvonig se sépara du pêcheur et s'engagea sur un sentier boueux sillonnant entre les bruyères et les ajoncs. La pluie avait cessé depuis leur départ du Yeun Elez mais le ciel restait chargé et menaçant. Le garçon pressa le pas car il souhaitait faire son repérage rapidement avant de pouvoir rejoindre le confort d'une auberge. C'était bien de cela dont il s'agissait... Trouver, de jour, la voie qu'il devrait emprunter à la nuit tombée.

Il se savait proche. La cloche en était la preuve. Il pesta en y repensant... Il n'avait pas songé une seule seconde que sa présence pourrait permettre à Toch' d'entendre l'angelus. Il devrait être prudent à l'avenir...

Il rejoignit le bord de mer par le sentier et déboucha sur les rochers où des monceaux d'écume venaient se fracasser. La mer était agitée. Trop agitée. Comment pourrait-il atteindre Ys avec ce va-et-vient continuel et violent ? Il ne restait plus qu'à espérer qu'avec la marée basse les eaux se calment un peu. En attendant il observa les roches avec attention. Il lui fallait trouver l'entrée, le commencement. Il parcourut plusieurs centaines de mètres de côte, faisant des aller-retours dans les rochers, faisant glisser ses doigts sur certaines pierres, avant de déceler un signe.

Dans l'anfractuosité d'un roc ses doigts rencontrèrent une forme qui n'avait rien de naturel. La pierre avait été creusée, sculptée, polie. Il s'agenouilla pour regarder dans la fissure et y découvrit un personnage féminin stylisé. Deux yeux et un nez au-dessus de cercles concentriques ainsi que deux disques pour figurer la poitrine. Une représentation épurée de la Déesse-Mère. Il était au bon endroit. Il se tourna alors face à la mer, ferma les yeux et inspira profondément. Il resta ainsi quelques secondes, écoutant le roulis des vagues contre la côte, le vent soufflant dans les buissons de pruneliers, le cri de quelque goéland de passage...

Lorsqu'il rouvrit les yeux, il n'eut aucun mal à repérer les marches grossièrement taillées à même la roche. Un escalier se dessinait... et plongeait directement dans les flots tumultueux. Yvonig soupira. Il lui faudrait, le soir venu, affronter le ressac, l'humidité et le froid afin de descendre, marche après marche, jusqu'à sa destination.

Pour l'heure, il lui fallait surtout une journée de repos et un repas chaud. Il remonta donc jusqu'au sentier côtier, autrefois usité par les douaniers, et l'emprunta en direction du port.

 

Moyennant une somme modique, il put prendre une douche à la capitainerie puis passa le reste de la journée dans une brasserie choisie au hasard. Après un repas copieux, il s'assoupit sur la banquette de cuir usée et personne ne vint le déranger. L'hiver, le petit port était peu fréquenté si ce n'est par les marins locaux et quelques pêcheurs. Les rares clients ne s'offusquèrent pas en voyant le jeune homme dormir, blotti dans un coin du bar. Les blagues allaient bon train et des paris s'étaient ouverts sur ce que le garçon avait fait la veille, paris tournant surtout autour de la quantité et le type d'alcool qu'il avait ingurgité. Yvonig déçut les joueurs en expliquant, à son réveil, qu'il avait marché toute la nuit.

En fin de journée, il retourna sur les quais pour observer la mer mais le vent n'avait pas faibli. La marée était à nouveau haute et n'allait pas tarder à entamer sa descente... Malheureusement Yvonig doutait que cela change quoique ce soit à son état.

Il finit par rejoindre le « Roue Gralon », l'auberge conseillée par Toch'. Elle se trouvait dans une ruelle, non loin des quais. Un bourdonnement semblait sourdre de l'établissement et prit de l'ampleur à mesure que le conteur s'en approchait. Il s'arrêta devant la porte, juste sous l'enseigne à l'effigie d'un roi monté sur un cheval s'extirpant de flots déchaînés. Les vitres étaient embuées et il était impossible de savoir combien de personnes se tenaient à l'intérieur, mais le brouhaha laissait entendre que le troquet était plein. Yvonig allait faire demi-tour quand la porte s'ouvrit brusquement répandant une bouffée de chaleur, de lumière et de bruit sur le pavé. Deux hommes en sortaient, certainement pour fumer une cigarette, et l'un d'eux retint poliment l'huis pour permettre au garçon d'entrer. Il n'avait plus vraiment le choix. Il prit donc une profonde inspiration et pénétra dans l'antre du pêcheur.

L'auberge était bondée. Des hommes et des femmes étaient accoudés au comptoir ou installés autour de tables aux modèles aussi divers que variés. La décoration semblait elle aussi faite de bric et de broc mélangeant articles de pêche, photographies et objets anciens. L'établissement sentait un mélange de soupe de poissons, de sueur et de cigarette, odeur que des années de prohibition n'avaient pas gommée. Un vieux loup de mer, du moins à en juger par son apparence et sa casquette, jouait d'un accordéon essoufflé dans un coin de la pièce. Il y régnait une ambiance de franche camaraderie et de joie éthylique.

Yvonig cherchait désespérément du regard une place où s'installer sans attirer l'attention quand un rugissement tonitruant fit baisser le volume global de l'assemblée. Il se rendit alors compte que les regards s'étaient tournés vers lui et que le mot qui avait été hurlé était tout simplement son nom. Toch', le visage rubicond et hilare, était au comptoir et lui faisait de grands gestes qu'il fut, sembla-t-il, le dernier à remarquer.

Le garçon adressa un sourire gêné au pêcheur et s'en approcha, laissant les clients retourner à leurs discussions respectives.

« Alors gamin, tu as fini par la trouver cette auberge ! Hey, Paulo ! Voici le garçon dont je t'ai parlé ! »

Toch' s'adressait au patron, un homme à la carrure au moins aussi large que celle du pêcheur. Son visage était mangé par une épaisse barbe poivre et sel et il portait une chemise à carreaux à demi-ouverte sur un torse puissant aussi garni que son menton.

« Toch' m'a dit que tu étais conteur. Je suis Paul. Ici on aime bien les histoires et les artistes en général. Si tu acceptes de nous raconter quelque chose, je t'offre le repas ! Ça te va ? »

Yvonig acquiesça et fut aussitôt servi d'une grande assiette de soupe de poissons qui se révéla délicieuse. Toch' lui proposa à de multiples reprises une pinte de bière ambrée, qu'il refusa systématiquement, prétextant que cela nuisait à sa façon de conter. Le fait qu'il était encore trop jeune pour se joindre à l'activité principale des habitués n'avait pas traversé l'esprit du grand rouquin... Ni celui du patron d'ailleurs.

Dans le fond du bar, se trouvait une petite estrade. Quand Yvonig eut terminé son repas, il s'y dirigea. Il déposa ses affaires sur une chaise au passage et monta sur la scène. Le silence se fit naturellement lorsqu'il se fut installé sur un fauteuil en velours élimé et ainsi put commencer son récit.

"Gwechall 'oa gwechall ha hiziv zo un amzer all."

Autrefois était autrefois, et aujourd'hui est un autre temps.

Ecoutez et vous entendrez.C'est un conte extraordinaire cent fois plus vieux que père et mère.
Mais il faut seller votre chien, si vous voulez comprendre bien.

Autrefois, donc, vivait un roi.

Ce roi était Gradlon, seigneur de Cornouaille.

Marin aguerri et excellent stratège, il possédait une flotte de nombreux navires qu'il aimait opposer à ses adversaires.

Un jour, après une longue campagne dans les mers du nord, ses hommes, fatigués et gelés, en eurent assez de se battre. Aussi décidèrent-ils de rebrousser chemin pour rentrer dans leur pays, la Bretagne armoricaine. Ils laissèrent donc leur roi, au pied d'une citadelle qu'ils s'apprêtaient pourtant à conquérir. Gradlon accepta son sort et dut bien reconnaître qu'il avait abusé de ses soldats. Il sombra alors dans une profonde tristesse.

Il passa plusieurs jours à se morfondre, seul, au pied d'un château devenu imprenable, lorsqu'une nuit il ressentit une présence. Relevant la tête il aperçut alors, dans le clair de lune, une femme magnifique à la chevelure de feu, vêtue d'une armure où se reflétait l'astre nocturne.

« Gradlon. Je suis Malgven, Reine du Nord. Je te connais et je connais ton courage. Mon mari est vieux, sa lame est émoussée. Tu es jeune et ton acier toujours tranchant. Nous allons le tuer et alors, je serai tienne. »

Ainsi fut-il fait. Ils tuèrent le roi du Nord. N'ayant plus de navire pour traverser les mers, ils montèrent Morvarc'h, le cheval de Malgven. Morvac'h, à la robe aussi noire que la nuit, chevauchait l'écume et galopait sur la crête des vagues. Ils rentrèrent tous deux en Cornouaille, les sacoches de leur monture chargées d'or.

Quelques mois plus tard Malgven donna naissance à une fille, Dahut, mais mourut en couches.

En grandissant, la fille devint aussi belle que sa mère. Elle en avait hérité les yeux clairs mais possédait les cheveux blonds de son père. Gradlon voyait en sa fille le bien le plus précieux que la vie lui eut donné. Aussi, lorsque celle-ci lui demandait quelque chose, il ne pouvait rien refuser.

Amoureuse de la mer, elle demanda un jour de lui construire une ville au milieu des flots. Une ville qui n'aurait nulle autre pareille dans ce monde. Elle avait choisi elle-même l'emplacement de la ville et, pour qu'elle puisse s'y construire, avait dû passer un marché avec l'océan.

« Océan, bel océan. Je suis ta fiancée.

Océan, bel océan. Accepte ma demande et je te serai mariée.

Retire-toi quelques temps, qu'une cité se déploie, et lorsque viendra ma fin à jamais serai à toi.

Ne sois pas jaloux, des hommes qui partageraient mon lit, car chacun d'entre eux te sera rendu après une nuit.

Océan, bel océan. Je suis ta fiancée.

Océan, bel océan. Accepte ma demande et je te serai mariée. »

Ainsi-fut-il fait. L'océan se retira et un millier d'ouvriers se mirent au travail. Pour protéger leur chef d'œuvre des humeurs de l'imprévisible époux, ils érigèrent une digue tout autour. Une digue avec une unique porte de bronze. Une porte dont seul Gradlon aurait la clef.

Et ainsi Ker Is, la ville d'Ys, fut bâtie... Ys la belle, Ys la rebelle. Cité aux mille merveilles. Lieu de tous les plaisirs. Les hommes venaient de tout l'occident contempler la ville ainsi que sa reine. Et plus d'un tomba sous les charmes de l'une et de l'autre. Ceux qui avaient la chance d'être remarqués de la jeune femme, et étaient invités à partager sa couche, disparaissaient sans laisser de trace. Conformément à la promesse faite à son époux, après une nuit d'amour, elle les invitait à venir contempler l'océan de son balcon, suspendu au-dessus des flots. Elle les poussait alors dans les bras de son mari.

Auprès de son père, étaient venus vivre deux hommes : Gwenolé et Corentin. Tous deux hommes de Dieu et sages conseillers. Ils avaient réussi à convertir le roi mais savaient que la princesse conservait ses anciennes traditions. Ils virent d'un mauvais œil la cité se bâtir et n'eurent de cesse de convaincre Gradlon que c'était folie. Une fois Ys achevée, ils s'en tinrent éloignés mais entendaient les rumeurs. On disait Ys lieu de débauche et de cultes sanguinaires. On disait Ys cité de voleurs et d'assassins. On disait Ys souillée de sorcellerie et de monstres anciens. On disait Ys damnée.

Gwenolé décida un jour d'accompagner Gradlon lors d'une de ses nombreuses visites dans la cité sur les flots. Ainsi put-il voir que tout ce qui était rapporté aux hommes du Seigneur n'était que mensonges. Certes la ville était soumise à des lois anciennes et les antiques divinités y étaient vénérées. Certes on y voyait nombre de marchands et d'escrocs. Certes les charlatans et amuseurs de foire y faisaient commerce. Mais Ys était belle. Et plus belle encore était Dahut. Gwenolé, pieux parmi les pieux, succomba à son charme. Mais la fille du roi ne remarqua pas l'homme saint. Ce soir-là, alors qu'elle avait organisé un banquet en l'honneur de son père, elle fut attirée par un jeune et beau chevalier à l'armure vermeille.

Gwenolé en fut profondément meurtri et éprouva un sentiment qu'il n'avait alors jamais connu : la jalousie.

Il resta fort tard à table avec son roi, devisant tous deux et trinquant, verre après verre. Il vit Dahut quitter la pièce, tenant le chevalier par la main. Plus la soirée avançait, plus les coupes étaient bues, plus la jalousie le rongeait jusqu'à devenir insupportable. Il commit alors l'irréparable. Profitant que le roi s'était endormi sur une table, il subtilisa la clef d'Ys, suspendue à son cou, et se précipita vers la porte de bronze. Il en ouvrit grand les battants et la mer s'engouffra dans la ville.

Se rendant compte, au dernier moment, de son terrible geste, il courut sonner le tocsin de la cité et se précipita à la recherche de son seigneur et ami. Celui-ci avait déjà sorti Dahut de son lit, laissant le chevalier vermeil interdit mais sauf, et rejoignait les écuries. Tous trois montèrent Morvac'h qui s'élança au milieu des eaux déchaînées parcourant les rues de la cité. Mais le cheval avait beau être une créature extraordinaire, le poids de trois cavaliers pesait sur son dos et il avait de plus en plus de mal à chevaucher les flots.

C'est alors que l'océan, mari trompé et inassouvi, réclama son dû. Il se saisit de son épouse, la désarçonna et la précipita en son sein. Gradlon ne put retenir sa fille et la vit disparaître sous les eaux, libérant ainsi la puissance de Morvac'h. Il put ainsi rejoindre la côte au galop en compagnie de Gwenolé.

L'homme de foi se confessa auprès de son ami Corentin et expia toute sa vie pour son geste impardonnable.

Gradlon pleura longtemps la mort de sa douce et belle Dahut.

Quant à la jeune fille, elle rejoignit les bras de son mari légitime où, selon certains pêcheurs qui l'auraient aperçue, elle vivrait encore telle une Marie Morgane, une sirène.

Et Ys me direz-vous ? Disparue à jamais sous les eaux ... Mais écoutez, écoutez et alors vous entendrez, parmi le ressac et le roulis, les cloches de la cité engloutie.

Ainsi s'achève la terrible histoire de la ville qui n'eut plus jamais sa pareille, car aucune cité ne peut se comparer à Ker Is.

Le silence était total. Les clients du Roue Gralon étaient suspendus aux lèvres du jeune homme. Le verre qu'ils avaient commandé avant le début du conte, ils n'y avaient pas touché. Leurs regards étaient perdus dans l'océan et on aurait pu y voir se refléter les tours de la cité engloutie.

Yvonig se releva, faisant grincer les ressorts du vieux fauteuil, ce qui sembla éveiller les premiers auditeurs. Comme à chaque fois qu'il contait, le public mit un temps avant d'applaudir. Ils venaient de vivre pleinement chaque scène de la légende et n'arrivaient pas à le réaliser. Ainsi était le pouvoir du garçon. Ils finirent par l'acclamer de bon cœur et se mirent à discuter entre eux avec agitation. Seul un membre de l'auditoire restait calme et fixait intensément Yvonig : le patron du bar.

Le jeune garçon traversa discrètement l'assemblée, en récupérant ses affaires au passage, et se dirigea vers le comptoir pour saluer Toch' et remercier Paul de l'accueil. Le pêcheur l'accueillit d'un grand sourire et le félicita pour son talent.

« Je n'avais jamais entendu une histoire si bien contée. Mais tu avais raison, cette version de la légende est différente de celle que je connaissais.
- Peut-être parce que la mienne est pure vérité ? »

Toch' partit d'un grand rire puis se tourna vers le patron qui n'avait pas quitté Yvonig des yeux.

« Hey, Polo, sais-tu que l'on a entendu des cloches ce matin sur la côte ? Peut-être celles de Ker Is ? »

Paul observa le pêcheur un instant et sembla réfléchir.

« On dit qu'elles sont inaudibles pour nous autres, simples humains... »

Il reporta son attention sur le conteur qui était en train d'enfiler son manteau.

« Tu nous quittes déjà ?
- J'ai à faire...
- Si tard ? Dommage... Un autre conte aurait été le bienvenu. En tout cas je te remercie de pour la prestation. Elle restera dans les mémoires. Prends ceci en plus du repas, tu l'as bien mérité. En espérant qu'il te porte chance. »

Il glissa sur le comptoir une pièce de métal, suspendue à un cordon de cuir. Il s'agissait d'une antique monnaie, frappée d'un ours dévorant une pomme, et montée en pendentif. Yvonig tenta de la refuser mais le patron insista tant et si bien qu'il finit par passer le bijou autour de son cou en bafouillant de sincères remerciements. Il prit ensuite congé des deux hommes, non sans avoir essuyé une virile accolade de la part de Toch' et promis de revenir dès qu'il le pourrait. Il se faufila parmi les clients et s'extirpa de la chaleur moite de l'auberge pour replonger dans la fraicheur de la nuit.

 

Il traversa le port et reprit le sentier qu'il avait emprunté le matin. Il lui fallut beaucoup plus de temps pour refaire les quelques kilomètres qui le séparaient de l'escalier de roche. Une lune pâle éclairait par intermittence son chemin, lorsqu'elle parvenait à esquiver les bancs de nuages encore bien présents. En marchant, Yvonig entendait les vagues claquer sur les roches en contrebas, agitées par le vent qui semblait avoir encore forci. Il appréhendait déjà ce qu'il s'apprêtait à faire.
Il avait pris ses repères au matin, pour être sûr de retrouver la pierre gravée de la déesse mère, mais la mer était descendue et il dut passer un petit moment à laisser glisser ses mains sur les roches pour sentir à nouveau les formes de l'effigie. Il se redressa alors et, comme quelques heures plus tôt, se retourna, ferma les yeux et s'imprégna des sensations environnantes. Le grondement des vagues, l'odeur du goémon, la caresse du vent... Il ouvrit finalement les yeux et posa le pied sur la première marche d'un escalier qui luisait maintenant dans un rayon de lune opportun.
Il entama alors la descente.
Les marches étaient humides et glissantes, aussi avança-t-il avec précaution. Il ne devait pas chuter, sous aucun prétexte. Un pas, puis un autre. L'eau se rapprochait inexorablement, agitée, dangereuse. Les embruns venaient se prendre dans ses cheveux et déjà il sentait le goût du sel sur ses lèvres. Il continua d'avancer, maintenant sa volonté tendue vers l'objectif qu'il s'était fixé : suivre cet escalier jusqu'à sa destination. Une première vague vint lui lécher les pieds, il poursuivit. Puis une seconde. Une troisième. Il eut bientôt de l'eau jusqu'aux genoux mais il persévérait. L'océan lui fouetta les côtes, il tint bon. Enfin, il prit une grande inspiration et plongea tout entier dans les eaux glacées et se maintint sur la voie de pierre.
Il descendait les marches, désormais sous-marines, et vint le moment, inévitable, où l'air vint à manquer.
Il avança quand même luttant contre son propre organisme mais celui-ci ne pouvait que sortir vainqueur d'un tel combat. Dans un réflexe biologique, sa bouche s'ouvrit grand pour laisser entrer le précieux oxygène mais seule l'eau salée s'y engouffra. Yvonig se débattit, suffoqua, puis sombra dans le néant.

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Nascana
Posté le 19/03/2020
J'aime bien ce conte. On a vraiment l'impression de voyager quand il le raconte. C'est quand même triste ce que la jalousie peut faire faire aux humains. C'est un peu un "je ne l'aurais pas donc personne ne l'aura".

Ça fait presque bizarre de voir Yvonig de retour dans la réalité. Tout parait si normal. Sauf qu'il voit des escaliers qui descendent dans les flots ^^.

Je me demandais si le patron savait qui il était ? Il l'a regardé bizarrement.

J'ai l'impression que se mettre en danger c'est une habitude chez Yvonig. Perso je ne serais pas descendu sous l'eau comme ça.
Fañch
Posté le 31/03/2020
Je vais garder le mystère du patron pour plus tard ;)

Le conte est inspiré d'un autre bien "réel" (mais où le diable noie la ville) ainsi que d'une chanson d'un ancien groupe de rock celtique "l'Ange Vert" (si ça t'intéresse: https://www.youtube.com/watch?v=XIG_QwOzBGM ).
Helios Croc
Posté le 16/03/2020
WOWOWO!!!! c'est fantastique !!! j'adore ! je suis réellement captivée par les ambiances et la magie des lieux que tu décris.
une petite suggestion :

J'étais suspendue à ta plume quand tout à coup tu m'as coupé la chique avec cette phrase : "Pour l'heure, il lui fallait surtout une journée de repos et un repas chaud. Il remonta donc jusqu'au sentier côtier, autrefois usité par les douaniers, et l'emprunta en direction du port."
Désolée mais ça ne se fait pas, haha! Pourquoi interrompre cette progression ?? Ce serait plus fluide si Toch et Yvonig s'arrêtent au bord de la mer, entendent la cloche, puis vont à l'auberge avant de partir à la recherche de l'entrée magique.

Et je me suis un peu emmêlé les pinceaux dans le conte. Il est génial mais j'ai eu du mal à distinguer qui fait quoi, au moment où il y en a un qui est jaloux.

Enfin bravo sinon c'est un très beau chapitre. Chacun de tes chapitre est comme un tableau, c'est magnifique, vraiment! bravo.
Fañch
Posté le 31/03/2020
Mmm... Il va falloir que je réfléchisse à tout cela.
Toujours pertinents tes conseils... Et ils me remettent en question!

Merci encore une fois!!
Rachael
Posté le 11/01/2020
On est dans une ambiance beaucoup plus marine, dans ce chapitre. Alors comme ça, Yvonig veut aller dans la cité d’Ys ? C’est bien amené, avec le repérage la journée, puis la tentative la nuit, coupés par le récit de l’histoire de la ville.
Dommage que les nombreuses coquilles m’aient sorti plusieurs fois de la lecture… car le chapitre est agréable, intrigant, et sa fin carrément angoissante.

Détails
un peu de pain ramollit : ramolli
aussi ramassa t'il ses affaires : ramassa-t-il
apercevant au loin les clôtures : bizarre ici, ce participe présent
les clôtures des pairies : prairies
repet :et finit par émerger/ il finit par atteindre
grimpe à l'abris : abri
de boued : ??
quand il sentait qu'Yvonig ne voulait en dire plus : ne voulait pas ?
une journée et de repos : une journée de repos ?
blottit dans un coin du bar : blotti
paris tournants : tournant
Yvonig déçu les joueurs : déçut
et prenait de l’ampleur : prit ?
rependant une bouffée de chaleur : répandant ?
l’un d’eux retint poliment le huis : l’huis ?
des années de prohibition n’avait pas gommée : n’avaient
de grands gestes qu’il fut, semble-t-il, le dernier à remarquer : sembla-t-il ?
fut aussitôt servit : servi
lorsque viendra ma fin à jamais serais à toi : serai
car chacun d’entre eux te serait rendu après une nuit : sera ?
un millier d’ouvriers se mit au travail : se mirent
et se précipita chercher : pour chercher ?
non sans avoir essuyé une virile accolade de Toch’ et promit : promis
il dû passer un petit moment : dut
Fañch
Posté le 12/01/2020
La vache... Effectivement, ça fait un paquet de boulettes!

"de boued : ??" Alors, oui... Je sais... C'est un mot purement breton. J'ai oublié de mettre des guillemets. Dans le cadre de la pêche ça désigne un mélange odorant qui sert d'appât (restes de poisson, pain,...). Et sinon ça signifie "nourriture".

"l’un d’eux retint poliment le huis : l’huis ?" Ça me choquait aussi, mais je l'avais trouvé tel quel... C'est plus joli avec l'apostrophe.

"un millier d’ouvriers se mit au travail : se mirent" Ici je me suis sérieusement poser la question de l'accord: le millier ou les ouvriers... Mais en relisant à haute voix, ça passe mieux "mirent"

Pour le reste, je n'ai aucune excuse! :p

Merci de ton retour!!
Rachael
Posté le 12/01/2020
C'est joli, boued, mais en effet, si on ne parle pas breton, on ne peut pas comprendre...(peut-être une note de bas de page ?)
sur "huis, voilà ce que dit antidote : Élision obligatoire : on dit l’huis (et non *le huis)
sur un millier d'ouvrier, je cite aussi antidote :
Les noms du type dizaine, millier, million, etc., se rapprochent beaucoup des déterminants numéraux cardinaux. Une dizaine de personnes et environ dix personnes sont en effet synonymes. De la même manière, les expressions un million de dollars et mille dollars, différentes du point de vue syntaxique, n’en sont pas moins toutes les deux perçues d’abord et avant tout comme des quantités. À cause de ce rapprochement naturel avec les numéraux cardinaux, ces noms entrainent le plus souvent l’accord au pluriel du verbe.

Une centaine de curieux assistèrent à la scène.
La dizaine de policiers ne purent maintenir le calme.
Un millier d’injures accueillirent l’accusé.
Un million de dollars ont été amassés pour secourir les victimes
:-)
Fañch
Posté le 12/01/2020
Ou alors, pour "boued" une simple précision qui ne serait un pléonasme que pour les bretons du genre:
[...] un mélange de tabac, de poisson, de sueur et de "boued" servant à appâter la future pêche [...}

Merci pour les précisions!! Ça fait plusieurs fois que j'entends parler d'Antidote que je ne connaissais pas... Il m'a l'air sacrément utile (mais il est cher :'( ).
Fañch
Posté le 12/01/2020
Honte sur moi! En voulant apporter les modifications sur mon manuscrit, je me suis rendu compte que la version que j'avais publié ici n'était pas la bonne... J'en avais une où les coquilles étaient (presque) toutes corrigées!
Rachael
Posté le 12/01/2020
Oui, pour boued, tu pourrais mettre un truc de ce genre.
Pour la mauvaise version, c'est beta, mais ça arrive... ;-)
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