Chapitre 4

Par Elka

4.

C'était comme si tout le monde pensait à la même chose sans que personne n'ose en parler. Paul regardait le paysage en silence. Callinoé lui jetait parfois un coup d’œil dans le rétroviseur et attrapait une miette d'elle dans un flash, avant de revenir à sa conduite : une mèche turquoise lui barrant la joue, un éclat de lumière dans ses yeux, un froncement de nez... Une drôle de mélancolie s'était abattue sur elle.

Roxanne, elle, n'était que petits bruits et mouvements que son frère percevait plus qu'il ne voyait. Claquement électronique pendant qu'elle tapait un texto, ses ongles roulant sur le bord de la fenêtre, le craquement de ses doigts de pieds en éventail sur le tableau de bord, mouvement des poignets, tintement de boucles d'oreilles.

Ils entraient dans la petite ville où Callinoé et Roxanne avaient prévu de dormir, quand cette dernière se redressa soudain – donnant un coup à ses chaussures abandonnées sous son siège – et se tourna vers Paul pour lui demander :

— On mange ensemble, ce soir ?

Callinoé sourit. S'il y en avait une pour briser le mur de gêne à coup de massue, c'était bien sa petite sœur. La voix de Paul avait un accent chantant, ravi, quand elle répondit :

— Avec grand plaisir !

— Du coup, Paul, ce sera peut-être plus simple que tu prennes une chambre au même endroit que nous ? On a réservé dans une auberge de jeunesse, précisa Callinoé.

Il décela comme un indicible soulagement dans le regard qu'ils échangèrent brièvement via le petit miroir.

— Ça correspond bien mieux à mon budget, oui.

— Alors sors le plan, Roxxie ! Sois mon copilote.

— À vos ordre, capitaine Kirk !

Elle se battit avec ses feuillets pour trouver le bon. On les klaxonnait.

— Prends à droite, décida-t-elle.

— T'es sûre ? s'enquit-il en mettant le clignotant.

Elle n'avait manifestement pas encore trouvé la bonne feuille.

— Non, avoua-t-elle, mais on va se faire emboutir si tu persistes à conduire comme une petite vieille. Ah, la voilà !

Le rire d'Apolline accompagna leur trajet. Un poids se retira de l'estomac de Callinoé ; l'humeur légère de leur passagère lui avait manqué.

 

Il restait une place dans le dortoir à quatre que Roxanne et Callinoé avaient réservé ; Apolline jaugea leur réaction à cette annonce avant de décider de la prendre.

— Je peux vous offrir à boire, encore ? demanda-t-elle quand ils eurent récupéré leur pass.

Elle avait retrouvé cette joie contagieuse qui avait marquée Callinoé dès le début.

— Impossible de refuser ! décida Roxxie. Mais je crève d'envie d'une douche, d'abord.

— Je vote pour, ajouta Callinoé.

Il voulait se changer. Sacs en main, ils se coincèrent dans le minuscule ascenseur jusqu'au troisième étage, et évitèrent de justesse deux filles qui se précipitèrent vers les escaliers en riant.

— Rendez-moi ça ! hurla une troisième qui leur courait après.

Paul tira Callinoé par le bras pour éviter le télescopage et les cheveux trempés de la fille les arrosèrent allègrement au passage.

— Y a de l'ambiance, commenta Roxanne.

Elle entra dans leur chambre où la personne qui s'était déjà installée – valise coincée sous l'un des deux lits superposés – avait pensé à ouvrir la fenêtre. La façade tournait le dos au soleil, un petit vent bienvenu entrait dans la pièce. Une table et un lavabo complétaient l'endroit. C'était vétuste, mais propre. Callinoé ne cacha pas son soulagement ; les expériences d'auberges de jeunesse de Baptiste ne vendaient pas du rêve.

— J'espère que la quatrième personne ne ronfle pas, grimaça Paul.

Elle fouillait dans son sac à dos et devait retirer quelques livres et d'autres affaires pliées pour atteindre ce qu'elle cherchait. Quand elle sortit une boîte de tampons, Callinoé estima qu'il était temps qu'il s'occupe de ses propres affaires. Roxanne avait déjà pris sa trousse de toilette dans le sac qu'ils partageaient, il cherchait la sienne quand les filles sortirent.

— T'as le double de la clef, frérot ?

— Je l'ai. À tout de suite.

Chez les hommes, tout le monde s'était donné le mot pour aller se doucher. Callinoé patienta aux côtés d'un type pâlot, aux petites lunettes rondes pleines de buée, et à l'intérêt prononcé pour la peinture.

— Ce blanc crème est d'un fade, racontait-il, persuadé que Callinoé en avait quelque chose à faire. Franchement, un peu de bleu glacial par ici, ou de rouge goyave, à la rigueur. Je n'ai jamais compris le but du rose saumon, ma femme, elle, ne comprend pas pourquoi on dit « bleu canard » et pas « vert canard », mais ça c'est parce qu'elle pense aux colverts et...

Callinoé manqua de pleurer de joie quand quelqu'un libéra une cabine, dans laquelle l'accro aux couleurs s'engouffra.

Au bout de cinq minutes, il put aussi profiter de la douche et manqua de s'étouffer dans les vapeurs chargées de fruits rouge qu'il inspira. Sous l'eau chaude, il prit conscience de ses muscles noués par la route, et s'assura de bien se débarrasser de la moindre trace ou sensation de transpiration.

Dans leur chambre, Paul dessinait sur un des lits du haut tandis que Roxanne téléphonait. Elle lui fit un clin d’œil quand il entra.

— Tiens, ben justement il est là ! Je vous l’avais dit que personne l'avait agressé dans la salle de bain. Il m'a l'air bien propre, je peux examiner ses oreilles si tu veux…

— Arrête, grommela-t-il quand elle fit mine de s'approcher. C'est les parents ?

— Je vous le passe, confirma-t-elle en lui tendant le combiné.

— Allô, dit-il en jetant sa serviette humide à sa sœur.

— Tout va bien ? Vous auriez pu appeler plus tôt !

Il résuma le début de leur périple en passant sous silence, avec un regard désolé, la présence d'Apolline. Connaissant leur mère, Callinoé songea qu'elle ne manquerait pas de lui faire un sermon sur la prudence, ce dont il se passerait volontiers.

Il n'était pas assez bête pour se mettre en danger, encore moins sa sœur, mais il ne se voyait pas parler de Paul – du bien qu'ils pensaient d'elle – tandis que ses yeux en amande le scrutaient avec amusement. Pendant qu'il rassurait leur mère sur les finances et leur logement, Roxanne avait rejoint Apolline et lui tendait son bras que leur camarade couvrit de spirales et d'arabesques.

— Parents stressés ? commenta Apolline quand il raccrocha avec un soupir.

Elle souriait tendrement. Callinoé songea qu'elle devait venir d'une famille du même acabit.

— Pour la forme, répondit Roxanne. Ils font confiance à Callinoé.

— À toi aussi, dit son frère.

Elle haussa les épaules et Callinoé la considéra un moment, attendant qu'elle précise sa pensée.

— Tu peux me faire un œil ici ? demanda-t-elle plutôt à Paul.

Callinoé reposa le téléphone en s'interrogeant sur ce que sa sœur pensait de l'avis de leurs parents. Il n'avait pas l'impression qu'ils la considéraient moins bien que lui, au contraire son père avait plusieurs fois glissé à quel point Roxanne était vive et décomplexée alors que Callinoé avait toujours été timide. Quand il racontait la fois où elle s'était tordue la cheville parce qu'elle avait essayé d'escalader un portail, Callinoé croyait déceler une pointe de fierté et d'amusement. Il y avait plus d’histoires sympas à raconter avec une casse-cou rigolote qu'un lecteur mutique.

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Dédé
Posté le 28/10/2019
Que j'aime me laisser porter par ton texte ! Je sais pas où je vais, je sais pas à quel moment on va arriver à destination, si on va s'arrêter longtemps dans cette auberge de jeunesse. Mais où que tu ailles avec tes personnages, je te suis.

Le fait de se focaliser sur des tranches de vie, la relation entre les personnages, j'aime beaucoup et ça fonctionne encore très bien ici. Je suis aussi curieux d'avoir un aperçu du quatrième occupant de la chambre.

La bouffée d'air frais qu'a représenté Paul pour Calli commence à s'estomper. La déprime semble revenir sur la fin… La dépréciation m'a fait mal au cœur. Sans doute parce qu'il est possible que je me sois reconnu dans cette comparaison fraternelle dans laquelle on se sent en bas, bien en bas.

J'ai parfois l'impression que le frère et la sœur sont en fait un peu en compétition pour avoir l'attention de Paul. C'est peut-être pour ça que leur relation commence à montrer quelques failles. L'une reproche presque que les parents fassent davantage confiance au frère qu'à elle, l'autre se trouve moins passionnant que sa sœur. A voir par la suite.

Dans tous les cas, tu te doutes que tôt ou tard, je reviendrai !
Elka
Posté le 29/10/2019
J'aime beaucoup ta vision de la relation de Callinoé et Roxanne. "En compétition", ce n'est pas ainsi que j'avais pensé ces scènes mais c'est vrai que ça y ressemble et que ça colle ! Ca me plaît de le voir ainsi.
Ah bah Callinoé manque de confiance en lui et ça ne part pas en une journée. Je suis désolée que tu te sois reconnu là-dedans, Dé. Câlin sur toi <3

Reviens quand tu veux !
Rimeko
Posté le 21/09/2019
Suggestions, encore et toujours :
"une mèche turquoise lui barrant la joue" Euh, si ses cheveux ne sont bleus qu'à partir des épaules, c'est bizarre qu'elle ait une mèche de cette couleur sur le visage...
"Claquement électronique pendant qu'elle tapait un texto, ses ongles roulant sur le bord de la fenêtre" Les mots "claquement" et "roulant" me perturbent dans ce contexte...
"Il restait une place dans le dortoir à quatre que (où ?) Roxanne et Callinoé avaient réservé" Sinon on a l'impression qu'ils ont réservé le dortoir entier ^^

L'accro aux couleurs XD J'adore ton inventivité pour toutes ces minuscules moments ! Et je suis un peu curieuse de découvrir le quatrième occupant du dortoir du coup, j'ai hâte de voir ce que tu en as fait !
J'aime bien la complicité qui s'est super vite tissé entre Roxxie et Paul, elles sont trop cools ensemble !
Elka
Posté le 22/09/2019
(je ne le dis pas à chaque fois mais tes suggestions/corrections me sont très précieuses, merci de prendre ce temps)
Je suis contente que ces mini histoires te plaisent <3 j'aimais bien l'idée d'entrouvrir des portes comme ça, ce qui peut arriver dans la vie de tous les jours.
Ah et chouette pour Roxxie et Paul ! En finissant le récit je me suis dit que j'avais pris un peu un autre chemin qu'initialement (très très initialement) prévu, et j'espérais qu'on noterait quand même leur entente, même si on reste du point de vue de Callinoé
Olek
Posté le 21/09/2019
- J'aime les descriptions des "miettes" de Paul es=t des bruits de Roxanne.
- C'est chouette toutes les références que tu cales de temps en temps, et je suis sûre que j'ai dû en rater...
"on les klaxonnait" donne l'impression qu'il y a plus d'un pouet. Il est arrêté là où il faut pas ? il prend trop de temps à un feu ? Tu ne donnes pas d'indications sur sa conduite, ça fait bizarre du coup.
- "comme une petite vieille" me déçoit un peu par son caractère discriminatoire, ou stéréotypé pas très bienveillant, même si je comprends l'image.
- Les descriptions de l'auberge de jeunesse tombent juste avec mes expériences.
- J'aime le profond ancrage dans le vrai de ton récit, c'est reposant.
-J'adore le passionné de peinture, son monologue m'a fait marrer !
"Paul dessine SUR le lit ou elle s'est installée sur le lit pour dessiner ? Vu sa manie de gribouillage sur les bras, j'ai un léger doute...
Callinoé semble un peu triste d'être renfermé dans sa comparaison avec sa soeur. Léger retour en mélancolie.

Un chouette chapitre encore une fois !
Elka
Posté le 21/09/2019
Ah, Paul dessine sur elle mais assise sur le lit. Non, elle n'en est pas encore à gribouillé les draps comme ça xD (ce serait un trait intéressant remarque)
Désolée pour le stéréotype, encore une fois tu dis ou fait avec tes proches ce que tu ne cautionnes pas forcément ; mais ça je peux peut-être le changer par un truc qui vient de me traverser, je verrai ça !

Liné
Posté le 17/09/2019
C'est toujours une belle bouffée d'air frais, cette histoire qui puise sa base dans le deuil de deux petits-enfants ! Les personnages sont hyper attachants, j'aime beaucoup Paul et son originalité.

Les petites anecdotes par ci par là apportent une touche de réalisme, de douceur et d'excentricité. Au final, l'intrigue au sens classique du terme est plutôt "maigre" (un road trip entre frère et sœur pour travailler le deuil) mais ça ne fait rien, au contraire : toutes ces petites digressions apportent une belle dose d'humanité, toute simple !

Seul petit bémol : comme Rachael, j'ai trouvé que le passage sur les parents (le retour du père avec le lavabo...) manquait de quelque chose - ça m'a paru moins farfelu que le reste. Au contraire, j'ai beaucoup aimé la description du couple qui a pris Paul en auto-stop !
Elka
Posté le 18/09/2019
Merci Liné <3
Oui, il n'y a pas d'intrigue de ouf malade dans ce texte, mais mon petit plaisir d'accumuler les anecdotes à travers des personnages (particulièrement Callinoé pour l'instant) qui ont tendance à se rabaisser.
A lire chapitre par chapitre, ça va peut-être vous lasser >< Je reconnais que c'est le risque de poster en ligne.
Je me suis notée de reprendre ces anecdotes des parents. Qu'elles paraissent moins fortes ne me gêne pas... mais ça me gêne si ça gêne le lecteur !
Merci encore et à la prochaine !
Rachael
Posté le 15/09/2019
Ça fonctionne bien encore ce chapitre, tout en petites remarques et dialogues entre les trois. Il se juge vraiment durement, Calinoe, par rapport à sa sœur. Un petit manque de confiance en soi, quand même…
L’anecdote du mec aux couleurs est une bonne idée, mais je trouve qu’elle ne fonctionne pas totalement (peut-être parce que c’est trop court pour que Calinoe manque de pleurer de joie ?)

Détails
et évitèrent de justesse deux filles qui se précipitèrent vers les escaliers en riant : se précipitaient ? (action déjà en cours quand ils les évitent)
Elle fouillait dans son sac à dos et devait retirer quelques livres et d'autres affaires pliées pour atteindre ce qu'elle cherchait : dut retirer ?
Elka
Posté le 18/09/2019
Hello !
Comme répondu à Liné plus haut, j'espère que ça ne finira pas par vous lasser ce rythme très pépouze (au pire je te rassure, le texte est plutôt court ahahaha)
Je me note ces anecdotes à reprendre/équilibrer et je corrige de ce pas les fautes/remarques que tu as pointé en-dessous !

Merci Rach, à bientôt =)
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