Chapitre 4

Par Elleana

La frustration d’Aria n’avait d’égal que son énervement. Elle ne laissait rien paraître, bien sûr, car elle se comportait toujours comme la parfaite Mikéas qu’on lui avait appris à être, mais à l’intérieur, son esprit était en feu.

Elle étudiait l'Éther depuis son plus jeune âge. Elle avait lu tous les livres possibles sur le noyau, la Vallée et la Magie elle-même. Elle avait appris tout ce qui était possible d’apprendre sur ces sujets. Elle avait rejoint l’ordre des Prêtresses et consacré sa vie à Aether et Aethyr. Et malgré tous ses efforts, elle avait tout de même échoué à tisser un lien avec l'Éther.

En commençant à marcher dans la forêt, elle s’était attendu à ressentir quelque chose. N’importe quoi. Un signe qui lui aurait indiqué l’itinéraire à emprunter. Un pressentiment qui l’aurait guidé jusqu’au noyau. Après tout, elle avait toujours pensé qu’elle était née pour ça. Mais elle n’avait rien ressenti. Rien du tout. Et lorsqu’il avait fallu trouver une solution pour décider où aller, elle n’avait même pas été capable de mettre en pratique tout ce qu’elle avait appris.

Elle n’avait pas non plus été capable de consoler Kalia. Elle avait passé dix-neuf ans à s’occuper de ses petites sœurs et elle n’avait pas été capable de trouver les mots justes pour calmer la jeune Pygmée. Finalement, elle commençait à comprendre pourquoi le destin l’avait tirée au sort pour donner sa vie au noyau. C’était sans doute la seule chose qu’elle était capable de faire.

« Est-ce que ça va? »

Aria mis un moment à comprendre que Kay s’adressait à elle. Après tout, elle avait tout mis en œuvre pour l’en dissuader. Une nouvelle chose qu’elle était incapable de faire, apparemment. Elle acquiesça rapidement sans lui accorder un regard.

« Kalia n’est pas une Mikéas, continua-t-il en s’asseyant à côté d’elle.

-Ah bon ? Je ne m’en étais pas aperçue » railla Aria.

Un sourire étira les lèvres de Kay.

« La princesse a de l’humour, finalement ! »

Aria ne prit même pas la peine de lui adresser un regard noir. Elle ne pourrait pas l’éviter pendant tout le voyage, de toute façon.

-Ce que je veux dire, reprit le Selkam, c'’est que tu as essayé de rassurer Kalia en lui parlant comme tu aurais parlé à une de tes sœurs. Comme tu aurais parlé à une Mikéas. Mais Kalia n’a pas été éduquée de la même manière que vous.C’était donc pas la bonne manière de s’adresser à elle. »

Aria médita un moment sur ses paroles mais ne put s’empêcher de lancer :

« C’est vrai qu’en tant que Selkam, tu dois bien t’y connaître en psychologie. Après tout, vous réglez vos problèmes en tuant ceux qui ne sont pas d’accord avec vous, pas vrai ?

-Je ne peux pas vraiment le nier » répondit-il après un léger silence, en baissant si furtivement les yeux qu’Aria faillit ne pas s’en apercevoir.

Elle suivit son regard. Kay s’étant débarrassé de son armure un peu plus tôt, les cicatrices qui recouvraient son corps étaient beaucoup plus visibles. Certaines paraissaient anciennes et d’autres, comme celle encore ouverte sur le haut de son bras, paraissaient dater de la veille. Le regard d’Aria s’attarda sur la balafre qui traversait son cou. Elle semblait avoir été vraiment très profonde. Elle rougit et détourna les yeux en constatant que ça faisait plusieurs minutes qu’elle observait le corps de Kay sans dire un mot. Le Selkam eût un petit rire.

« Et t’as pas vue celles sur mon dos, commenta-t-il. Après tout, les Selkams ne sont pas non plus réputés pour le code de l’honneur, pas vrai ?

-Je suis désolée, s’excusa-t-elle. Je n’avais pas à te parler comme ça. »

Ils restèrent assis en silence pendant de longues minutes, plongés dans leurs pensées. Kay s’amusa à créer des papillons de feu, volant entre les flammes de leur feu de camp. Il ne fallut pas plus de quelques secondes à Kalia pour se mettre à essayer de les attraper. Aria ne put s’empêcher de sourire. Malgré tous les commentaires sarcastiques de Kay à propos de la jeune Pygmée, il ne la détestait pas autant qu’il voulait le faire penser.

« Pourquoi tu m’as défendue, au rassemblement ? demanda Aria. Pourquoi défier l’opinion de ton peuple pour… moi ?

-Tu es si étonnée par le fait que je n’ai pas laissé Eléa te massacrer ?

-Oui quand même, avoua-t-elle. Je ne pensais pas un Selkam capable de faire ça, encore moins un… »

Elle s’interrompit.

« Un quoi ? insista Kay.

-Un homme. »

Aria entrevit les sourcils de Kay se froncer puis un rictus se former lorsqu’il percuta.

« J’avais pas réalisé que j’étais le premier homme à t’avoir adressé la parole, constata-t-il en rigolant. Dans mon clan, ça ne fait aucune différence, à partir du moment où tu sais te tenir debout, tu vas te battre.

-Chez les Mikéas, on nous décrit l’homme comme étant instable et dangereux, expliqua Aria. On nous dit que c’est pour cette raison qu’il n’y en a pas dans notre clan. On est censées se méfier de vous, encore plus des Selkams. Mais en te voyant parler à Kalia, j’ai compris que c’était juste des mensonges.

-Mais pourquoi vous raconter ça ?

-Sûrement parce que la gente masculine est totalement inconnue chez les Mikéas, et que l’inconnu fait peur, supposa la jeune femme. Et que la peur permet de garder un peuple sous contrôle. »

Kay opina en souriant tristement.

« Les Selkams utilisent la peur aussi, tu sais. Chez nous, la philosophie c’est un peu marche ou crève. C’est normal d’être déçue en découvrant les défauts de ton peuple, mais tu ne devrais pas leur tourner complètement le dos pour autant.

-Pourtant, toi tu as l’air de leur avoir complètement tourné le dos.

-Moi c’est différent, répliqua le Selkam. Je n’ai jamais été l’un d’entre eux.

-Ça paraît un petit peu excessif, commenta Aria. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

-Crois-moi princesse, tu n’as pas envie de savoir. »

La jeune femme allait insister mais se retint. Elle ne savait pas ce qu’il avait traversé, mais elle avait assez de recul pour remarquer qu’il s’était sans doute bien plus confié à elle qu’à n’importe qui au cours de sa vie. Et elle avait lu assez sur le peu que les autres clans savaient des méthodes des Selkams pour le croire. Elle n’avait en effet peut-être pas envie de savoir ce qu’il avait vécu.

* * *

Natt regardait Kalia s’amuser avec les papillons de feu lorsque son regard se posa indéniablement sur Kay qui discutait avec Aria. Il ne comprenait toujours pas le sentiment de mélancolie qui s’emparait de lui lorsqu’il regardait le jeune homme, mais il ne parvenait pas à en détacher son regard. Encore moins lorsque ce dernier semblait si bien s’entendre avec Aria. Un sourire étira soudain les lèvres de Kay, révélant une fossette sur sa joue gauche et les yeux de Natt se brouillèrent. Le visage du Selkam s’effaça alors, remplacé par un visage plus fin à la peau plus foncée. Ses cheveux rouges raccourcirent et se teintèrent de blanc tandis que ses yeux prenaient une couleur bleu très clair, semblable à des cristaux. Le visage souriait, laissant la fossette apparente. A présent, la nostalgie de Natt prenait du sens.

 

« On se tire ? »

Natt n’avait pas entendu Lukas arriver et n’avait donc pas pu se retenir de sursauter lorsque ce-dernier s’était glissé derrière lui. Il se retourna en souriant.

« Tu sais qu’on a cours là ? » fit remarquer Natt.

Lukas eût une moue amusée. Ses lèvres s’étirèrent d’un sourire malicieux et il adressa à Natt un regard suppliant.

« Allez, Natt, insista Lukas. T’es littéralement le seul à encore venir en cours de ton plein gré alors qu’il reste plus qu’une semaine avant l’envolée. »

Voyant que Natt hésitait encore, Lukas se pencha vers lui et l’embrassa doucement. Il en profita pour lui saisir la main puis se mit à courir pour l’emmener avec lui.

« Tu vas voir, tu le regretteras pas ! »

Natt ne put s'empêcher de le suivre en rigolant sans se soucier de ce que diraient ses parents lorsqu’ils apprendraient qu’il ne s’était pas présenté à l’institution de la journée. C’était ça le problème lorsqu’il était avec Lukas, il oubliait trop vite toutes ses préoccupations. Le jeune homme lui fit traverser le territoire des Taïwas qui était encore plongé dans l’obscurité d’un jour à peine levé et le conduisit jusqu’au rebord d’une falaise. Devant eux se dressaient deux montagnes entre lesquelles on devinait l’ombre du soleil. Lukas emmena le jeune homme s’asseoir au bord de la falaise et Natt posa sa tête sur son épaule. Tandis que le soleil se levait peu à peu à l’horizon, des cris se firent entendre en contrebas. Natt pencha la tête et observa une nuée d’oiseaux prendre son envol. Les volatiles tournoyèrent quelques instants puis, dans un tourbillon coloré, se dirigèrent vers le soleil levant. Lorsque Lukas se tourna vers le jeune homme, avec son éternel sourire gravé sur les lèvres, Natt ne put s’empêcher de l’embrasser une nouvelle fois.

« Ne me dis pas que c’est la première fois que tu vois ça ? questionna Lukas en souriant.

-Ce n’est pas comme si j’avais énormément de temps libre, se défendit le jeune homme. Parce que toi tu viens souvent ?

-Où est-ce que tu penses que je suis quand je ne suis pas en cours ? rigola Lukas en lui donnant une bourrade amicale. C’est apaisant, ajouta-t-il en retrouvant son sérieux. On peut voir à quel point on est petits par rapport au reste de l’univers, et à quel point on est prisonniers par rapport aux oiseaux. »

Natt fronça les sourcils.

« Tu te sens prisonnier ?

-Pas toi ? répliqua Lukas avec un sourire mystérieux. Tu ne te demandes jamais ce qu’il y a au-delà des limites ? Au-delà de cette brume blanche ? »

Natt haussa les épaules. Il n’avait jamais vraiment pris le temps d’y réfléchir ; La Vallée offrait déjà plus de ressources que nécessaire, il ne voyait pas vraiment l’intérêt d’aller chercher ailleurs. Il avait déjà tout ce qui lui fallait ici. Une maison. Un clan. Une famille. Lukas. Il n’avait besoin de rien de plus. Devant son absence de réponse, Lukas sourit.

« Rassures-toi, c’est une très belle cage » déclara-t-il en l’embrassant.

Puis Lukas se leva et déploya ses ailes.

« On va faire un tour ? »

 

Chassant la larme qui coulait sur sa joue, Natt s’allongea sur le sol. Sur tous les Selkams qui auraient pu être tiré au sort, pourquoi avait-il fallu que ce soit celui lui rappelant le plus Lukas ? Les fantômes de son passé ne cesseraient donc jamais de le hanter ?

* * *

Aria fut réveillée par la lumière du soleil qui illumina la clairière dans laquelle ils s’étaient installés pour dormir. Elle se questionna une nouvelle fois sur l’endroit où ils pouvaient bien avoir atterrit, mais elle avait beau ressasser tous les livres qu’elle avait lus, elle ne trouvait aucune réponse satisfaisante. En se relevant, elle ne put s’empêcher de grimacer. Elle n’avait pas l’habitude de dormir à même le sol et la douleur dans le dos qu’elle ressentait à présent lui fit comprendre que la journée serait bien plus pénible que la veille. Elle jeta un œil sur leur campement – si on pouvait le nommer ainsi. Kay était toujours endormi, il s’était installé au bord du feu, désormais éteint, qu’il avait allumé la veille. Aria le comprenait. Elle aurait tout donné pour dormir aux abords de l’eau. Elle retint un rire en remarquant qu’il ronflait et que ses cheveux émettaient des étincelles à chaque respiration. De l’autre côté de la clairière, Natt s’était endormi dans l’ombre, emmitouflé dans ses ailes qu’il avait déployées. Aria grimaça en constatant le sang séché qui recouvrait désormais son dos. Elle comprenait mieux sa réticence à l’idée de s’envoler à présent. Elle fût cependant étonnée par la couleur de ses ailes. Elle n’y avait pas vraiment prêté attention lors du tirage au sort, mais elles étaient blanches en haut puis s’assombrissaient jusqu’à devenir complètement noires en bas, ce qui le différenciait de tous les Taïwas qu’elle avait pu apercevoir dont les ailes étaient complètement blanches. Soudain, Natt se retourna et Aria dévia immédiatement son regard pour qu’il ne voit pas qu’elle était en train de l’observer. Elle posa alors les yeux sur l’endroit entouré de fleurs de toutes les couleurs où Kalia s’était endormie et se figea. La Pygmée avait disparu.

Aria se leva d’un bond et Natt, alerté par son mouvement, fit de même.

« Que se passe-t-il ? s’inquiéta le Taïwas d’une voix enrouée.

-Kalia a disparu ! »

Le regard de Natt se dirigea vers le parterre de fleurs dans lequel la jeune fille était censée dormir et ses yeux se teintèrent de la même inquiétude que celle qu’on pouvait distinguer sur le visage de la Mikéas.

« Kalia ! » commença-t-il à crier tandis que la voix d’Aria rejoignait la sienne comme un écho.

La seule réponse qu’ils obtinrent fût le grognement de Kay lorsqu’il se releva en maugréant.

« Pourquoi vous criez ? » grommela-t-il.

Aria lui fit un bref résumé de la situation qui n’entraîna rien d’autre chez le Selkam qu’un simple haussement de sourcils, ce qui eût de don d’énerver Aria.

« Elle va revenir, déclara-t-il simplement.

-Qu’est-ce que t’en sais ? répliqua sèchement Aria. Je vous avais dit qu’on n’aurait pas dû faire un feu hier, ça a sûrement dû attirer des gens. Elle s’est peut-être fait enlever ! »

Kay leva les yeux au ciel tandis que Natt continuait d’appeler la Pygmée.

« T’as pas l’impression de dramatiser un peu ? répondit tranquillement le Selkam. C’est de Kalia dont on parle. Elle a sûrement vu un animal et l’a suivi, c’est ce qu’elle fait depuis qu’on s’est mis en route, au cas où t’aurais pas remarqué.

-Et si jamais elle s’était perdue ? renchérit Aria. Elle ne connaît pas plus la forêt que nous ! »

Alors que Kay s’apprêtait à répondre, une voix chantante résonna depuis la forêt. Kalia déboula alors dans la clairière, pas le moins du monde perturbée. Elle était couverte de boue et de mousse tandis que ses cheveux étaient remplis de feuilles et de branches. Mais ce qui retint l’attention d’Aria fût l’animal enroulé autour de son bras. Il s’agissait d’un serpent vert, mais son corps était orné de deux grandes ailes transparentes aux reflets bleus.

« Regardez ce que j’ai trouvé ! s’exclama la Pygmée. Il s’était blottis contre ma jambe cette nuit et lorsque je me suis réveillée, il a pris la fuite ! Je l’ai suivi bien entendu car je ne voulais pas laisser ce pauvre bébé errer seul dans la forêt, c’est très dangereux ! – Kay lança un regard entendu à Aria – Quand il a vu que je le suivais, il s’est envolé dans un arbre alors j’ai grimpé à sa poursuite ! On est arrivés en haut en même temps et il s’est caché dans un nid où il y avait d’autres bébés comme lui ! Quand ils ont compris que je ne leur voulais pas de mal, ils ont tous commencé à s’enrouler sur moi mais après leur mère est arrivée et elle m’a mordu – Kalia tourna son bras pour le leur montrer – donc les bébés sont retournés dans leur nid sauf Teddy avec qui je suis vite partie avant que sa méchante mère recommence à nous attaquer. »

Ses compagnons de voyage restèrent un moment interdits puis Aria secoua la tête avant de s’exclamer, hallucinée :

« Tu as kidnappé un serpent volant ?!

-Je ne l’ai pas kidnappé ! s’écria Kalia. Il s’appelle Teddy et c’est mon ami ! »

Soudain, un battement d’aile retentit dans la clairière et tous levèrent la tête d’un même mouvement. Un immense serpent volant se dirigeait vers eux d’un air menaçant.

« Laisse Teddy partir ! cria Aria.

-Non ! rétorqua Kalia. C’est mon ami, je ne l’abandonnerai pas ! »

Le sang d’Aria ne fit qu’un tour. Elle projeta un jeu d’eau sur le bras de Kalia qui fit fuir le petit serpent puis empoigna la Pygmée par le poignet avant de l’entraîner dans la forêt en courant et fît signe aux deux garçons de les suivre. Ils ne se firent pas prier. Les quatre élus coururent à en perdre haleine, comme si leur vie en dépendait – ce qui était le cas – et ne s’arrêtèrent qu’une fois que leurs jambes ne puissent plus les porter. Aria s’écroula sur le sol.

« Un serpent volant ? s’écria-t-elle. Tu étais obligée de prendre un serpent volant à sa mère ? »

La jeune Mikéas n’était décidément pas au bout de ses surprises.

* * *

Kay surveilla la forêt pendant quelques minutes avant de s’autoriser à reprendre son souffle ; la mère du nouvel ami de Kalia avait apparemment renoncé à les poursuivre. Il soupira. La jeune fille allait décidément finir par les faire tuer avant même qu’ils atteignent le noyau. Par chance, l’organisme de Kalia ne semblait pas être affecté par la morsure du serpent. Kay avait entendu Aria dire que ça avait un rapport avec les origines kitsune du clan des Pygmées, mais il n’avait pas tout compris. Apparemment, le sang des kitsunes les rendait invulnérables aux poisons, ce qui était plutôt pratique si tous les membres de ce clan étaient aussi inconscients que leur représentante. Il écouta d’une oreille distraite le sermon qu’Aria donna à Kalia et ne s’intéressa à la discussion qu’une fois que la Mikéas distribua de l’eau à tout le monde et que la Pygmée fît pousser des fruits.

« Tu aurais dû être plus discrète, Kalia, commenta-t-il. On aurait pu avoir du serpent au petit-dej’ pour changer un peu. »

Cette remarque lui valut un regard assassin de la part d’Aria ainsi qu’une tirade horrifiée de Kalia lui faisant remarquer qu’on ne mange pas ses amis. Natt le sauva en intervenant pour parler de l’itinéraire.

« On ne sait toujours pas où on va, fit remarquer le Taïwas. On devrait peut-être essayer d’unir nos pouvoirs comme on en avait parlé hier ?

-Qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda Kay. Parce que je pense pas que se servir de nos pouvoirs en même temps permette de faire apparaître une carte, donc…

-Non, pas une carte, bien sûr, mais créer une sorte de lien, expliqua Natt.

-Ça pourrait marcher, déclara Aria. Lors des rituels que nous faisons chaque mois, nous créons une connexion avec l'Éther qui permet de l’équilibrer. La grande prêtresse commence par tisser le lien avec des formules de l’Ancien Langage et nous le renforçons en nous servant de nos pouvoirs avec l’eau. Donc, en unissant tous nos pouvoirs, ça devrait le rendre d’autant plus fort.

-C’est bien beau tout ça, fit Kay. Mais qui ici est bilingue en Ancien Langage ?

-Moi, répondit la Mikéas comme si c’était une évidence.

-Évidemment » commenta le Selkam.

Après avoir appelé Kalia qui s’était assise au pied d’un arbre et avait refusé de leur parler, énervée du sort qu’Aria avait infligé à Teddy, ils se placèrent en spirale en suivant les instructions d’Aria. Kalia était au milieu, une main sur le sol et l’autre tenant celle de Kay. Le Selkam était donc placé entre Kalia et Natt et Aria était à l’extrémité, sa main libre posée sur le tronc d’un arbre.

Elle débuta alors une prière dont Kay ne comprit pas un mot. Il suivit cependant avec attention et, lorsqu’elle termina, il projeta ses pouvoirs vers la terre comme la Mikéas le leur avait indiqué.

« Osten er senta ami » conclut-elle finalement.

Montre-nous le chemin. Ils répétèrent tous en cœur la phrase qu’elle leur avait traduite avant de commencer le rituel et une explosion de pouvoir provenant de centre de la spirale les renversa. Kay tomba à la renverse. Sa tête percuta un arbre et, étourdi, il se releva difficilement. Une fumée blanche recouvrait désormais l’endroit où ils avaient projeté leurs pouvoirs et le Selkam la regarda se dissiper lentement. Un feu follet bleu se tenait à la place où Kalia était accroupie quelques minutes auparavant. Kay ne connaissait pas beaucoup ces esprits magiques mais il savait néanmoins qu’ils étaient connus comme étant des êtres guidant les personnes perdues. Aria devait en être arrivée à la même conclusion car elle s’exclama :

« C’est une projection de l’Ether ! Il va nous guider jusqu’au noyau ! »

Kay ne partageait pas son enthousiasme. Avec l’apparition du feu follet, ils étaient désormais sûrs de parvenir au noyau. Ils étaient donc désormais sûrs de mourir. Et le Selkam ne s’était définitivement pas fait à cette idée.

Les adolescents se remirent donc en route, malgré la réticence à peine dissimulée de Kay qui faisait exprès de les ralentir. Il en venait même à apprécier les moments où, excitée par les animaux ou les plantes qu’elle apercevait, Kalia s’écartait du groupe, forçant ainsi Aria ou Natt à lui courir après. En réalité, Kay n’avait jamais eu l’intention d’aller à l’encontre du groupe. Après tout, étant donné la vie qu’il menait chez les Selkam, la mort ne lui avait jamais paru être une fin douloureuse. Il n’avait personne. Il n’avait rien. Sa vie ne comptait pas vraiment.

Cependant, les choses avaient changé. Il avait appris à connaître les élus des autres clans et si une chose était sûre, c’est qu’ils ne méritaient pas de mourir. Ils avaient définitivement de l’importance et leur vie avait un sens. Il était même allé jusqu’à penser que la sienne méritait peut-être d’être vécue s’ils étaient à ses côtés.

« Et si on n’allait pas jusqu’au noyau ? » proposa-t-il tandis qu’il marchait à côté d’Aria.

La Mikéas lui jeta un regard horrifié avant de tourner la tête pour vérifier que les deux autres n’avaient rien entendu. C’était le cas.

« Je te demande pardon ? souffla-t-elle.

-On pourrait vivre ici, continua le Selkam. Il y a toutes les ressources dont on a besoin et je suis presque certain que cet endroit ne serait pas affecté si le noyau se vidait complètement de son énergie.

-Donc tu condamnerais ton peuple et tous les autres juste pour vivre une petite vie tranquille ici ? résuma Aria. Vraiment ?

-Ils enverront d’autres gens en voyant que l'Éther est toujours à court d’énergie, prédit Kay. Franchement, ne me dis pas que tu as vraiment envie de mourir !

-Je suis prête à mourir pour le bien de mon peuple et je ne laisserais certainement pas quelqu’un mourir à ma place alors que j’ai été tirée au sort en premier lieu, tempêta la jeune fille. Et si t’es vraiment prêt à risquer la mort de tout ton peuple, de ta famille, ou de laisser quelqu’un mourir à ta place, c'est que je me suis définitivement bien trompée sur toi !

-Ah ouais ? T’es persuadée que je suis un sale égoïste mais tu veux savoir comment ma famille m’a tiré au sort ? »

Et, les yeux bouillonnants de rage, Kay laissa les souvenirs refaire surface.

 

Kay était assis sur un sol de pierre, dans l’obscurité la plus totale. Il était frigorifié. C’était l’une des particularités de la Fosse, il était impossible d’y utiliser ses pouvoirs et le Selkam y avait été jeté à moitié nu, avec un short déchiré pour seul vêtement. Il y a encore quelques années, il tapait de toutes ses forces sur les parois de pierre, jusqu’à s’en casser les phalanges, en priant pour que quelqu’un le sorte de là. A présent, il s’était résigné et concentrait son énergie à ne pas sombrer dans la folie. C’était arrivé à certains Selkams qui y étaient restés trop longtemps et dont la solitude et l’obscurité avait infligé des hallucinations jusqu’à leur faire perdre la tête. Mais Kay avait toujours résisté. Pour l’instant.

Soudain, un bruit retentit et la porte s’ouvrit. Aveuglé par le rayon de lumière, Kay ferma les yeux et ne vit pas les deux hommes le saisir par les bras pour l’emporter. Ils l’emmenèrent dans une autre pièce où, à l’aide d’une corde, ils attachèrent ses mains sur un pic en fer placé en hauteur et le laissèrent pendre dans le vide. Un spasme de douleur secoua aussitôt ses bras et Kay retint une grimace. Les deux hommes quittèrent la salle et le laissèrent seul dans cette pièce uniquement éclairée de quelques torches.

Un peu plus tard, Maître Ghefo, son maître d’armes, s’engouffra à son tour dans la pièce. Un sourire narquois étira ses lèvres.

« Bien le bonjour, grand élu des Selkams » lança-t-il.

L’esprit embrouillé, Kay mit un moment à se rappeler de la conversation qu’il avait espionné au lieu d’aller à la fosse. Et, en se rappelant des paroles de la Mikéas, il fût à peine étonné.

« Je suis donc l’heureux élu du tirage au sort ? répliqua-t-il d’une voix pâteuse.

-Oh, le tirage au sort n’a pas encore eu lieu. »

Les sourcils de Kay se froncèrent.

« Il aura lieu dans moins de deux heures, l’informa le maître d’armes. Et c’est toi qui sera sélectionné donc tu ferais mieux de te préparer.

-Comment pouvez-vous savoir que… »

Le jeune homme s’interrompit.

« Vous avez trafiqué l’urne. Bien sûr.

-Quelle excellente capacité de déduction ! ironisa Maître Ghefo.

-C’est très cohérent avec les valeurs que vous nous enseignez, commenta Kay. Courage, force et dignité, récita-t-il. Et surtout ne jamais faire preuve de lâcheté, par exemple, en choisissant qui condamner afin de ne pas risquer de perdre nos meilleurs éléments »

Le maître d’armes le gifla violemment. Le tête de Kay heurta le mur de pierre et il sentit du sang couler sur son crâne.

« Ne joue pas au plus malin avec moi, l’avertit le guerrier. Je suis venu pour te prévenir. Si jamais tu ne te montres pas digne de ton clan lors de la cérémonie ou si jamais tu ne mènes pas ta mission à bien…

-Je le regretterai ? compléta le jeune homme. J’ai déjà entendu ça.

-Tu te penses vraiment plus malin que tout le monde, hein ?

-Je vais bientôt mourir, fit constater Kay en haussant les épaules. J’ai plus rien à perdre. »

Maître Ghefo haussa les sourcils et soudain une douleur fulgurante le frappa entre ses omoplates et il hurla de douleur. Se languissant de ses cris, le guerrier le laissa souffrir pendant encore quelques secondes avant d’arrêter.

« Tu nous appartiens, lui rappela-t-il. Donc, je te préviens, si tu échoues de quelque manière que ce soit à ta mission, tu regretteras de ne pas être mort. »

 

Kay conclut son histoire en montrant à Aria la marque gravée au fer rouge entre ses omoplates, qui prouvait son appartenance aux Selkams.

« Les chefs peuvent l’utiliser pour nous faire souffrir, expliqua-t-il. Ça donne la sensation de brûler de l’intérieur donc c’est un peu paradoxal si tu veux mon avis, mais c’est comme ça qu’ils nous contrôlent. Quelle belle famille, pas vrai ?

-Kay, je suis désolée, je ne savais pas, s’excusa Aria. Pourquoi tu ne nous as rien dit ?

-Qu’est-ce que ça aurait changé ? s’énerva-t-il. De toute façon, peu importe la manière dont cette histoire se termine, je serai mort ! Alors, toi tu fais peut-être ça par sacrifice pour ta famille et pour ton peuple, mais moi je suis là parce que je ne veux pas être torturé à mort. Ça fait de moi un égoïste ?

-Non, bien sûr que non, répondit-elle. Mais en parlant aux autres peuples, à mon peuple, on aurait pu changer les choses et éviter à d’autres de souffrir comme toi.

-On est pas dans un conte de fée, princesse, répliqua le jeune homme. Dans la vraie vie, ce sont les plus puissants qui gagnent. Et les plus puissants, ce sont les Selkams. »

* * *

Natt gardait un œil attentif sur Kalia qui ne cessait de s’écarter du rang pour explorer les environs ou de raconter les innombrables aventures qu’elle avait vécu pendant son enfance. Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle avait soit une imagination débordante ou soit que les Pygmées avaient une notion très particulière de la sécurité. Et en se rappelant de l’épisode du serpent volant, il fût obligé de pencher pour cette seconde hypothèse.

Il aurait aimé prétendre que ça le fatiguait de jouer les grands frères avec Kalia pendant que Aria et Kay marchaient en tête juste derrière le feu follet mais en réalité, ça lui occupait l’esprit. Ça l’empêchait de penser à Lukas. Et ce n’était définitivement pas le moment de penser à Lukas.

Pourtant, il ne pouvait s’en empêcher. Comment l’inverse aurait-été possible ? Son corps en portait encore toutes les marques. Il s’était même réveillé enroulé dans ses ailes, qu’il avait inconsciemment déployées pendant son sommeil. Son dos était encore couvert de sang séché.

Le groupe marcha pendant quelques heures avant qu’Aria ne propose de faire une pause. Natt lui en fut reconnaissant. Il était mort de faim et son ventre, qui ne s’était pas du tout habitué à son nouveau régime composé exclusivement de fruits, ne cessait de geindre. Il décida de s’asseoir et aperçut la Mikéas en train de tenter de communiquer avec le feu follet en Ancien Langage. Il ne comprit qu’un seul mot, « satis » qui signifiait « arrêter » et comprit que le jeune femme expliquait à l’esprit qu’ils faisaient une pause.

« On pourrait manger autre chose que des fruits peut-être ? proposa Kay sur un ton qui ressemblait plus à une supplication. De la viande ou du poisson, par exemple. Ou à défaut de ça, au moins un féculent, ou des légumes. Bref n’importe quoi mais par pitié autre chose que des pommes.

-Je peux faire pousser des légumes, si tu préfères, déclara Kalia. On pourrait les cuire avec un feu.

-Personne n’est motivé pour de la viande ? insista Kay. Histoire d’aider quelques animaux à atteindre leur apogée et commencer une nouvelle vie... »

La remarque fit réagir Kalia qui se porta volontaire et Aria décida donc de l’accompagner. Lorsqu’elles furent parties, Kay ne put s’empêcher de rire.

« J’arrive pas à croire que les Pygmées pensent vraiment offrir quelque chose à l’animal en le tuant, fit-il remarquer. Ça n’a aucun sens !

-C’est juste dans leurs croyances, répondit Natt. C’est ce qu’on leur apprend dès qu’ils sont petits alors ils y croient. Et puis, c’est naturel, même les animaux se mangent entre eux. Mais s’y j’étais toi, je ne me réjouirais pas trop vite.

-Pourquoi ? s’enquit le Selkam. Pour une fois que la naïveté de Kalia est utile...

-Ouais, mais les Mikéas ne mangent pas de viande.

-J’aurais dû m’en douter, c’était trop beau, releva le Selkam. Bon, tant pis. On devrait aller chercher du bois pour les légumes de Kalia alors. »

Natt acquiesça et les deux jeunes hommes se levèrent et s’enfoncèrent dans la forêt à la recherche d’un bois idéal pour le feu. Enfin, Natt laissait surtout Kay s’en charger car il n’avait pas la moindre idée de quelles branches sélectionner. Cependant, il remarqua les veines qui couraient sur les bras du Selkam dès qu’il se penchait pour attraper une branche. Elles avaient une couleur orange.

« Qu’est-ce qui arrive à tes bras ? »  ne put-il s’empêcher de demander.

Kay y jeta un coup d’œil avant de répondre.

« Ce sont mes pouvoirs qui veulent se manifester, répondit-il. Au camp, on les utilise tous les jours et assez intensément mais là je m’en sers pas vraiment alors ils s’accumulent et sont pressés de sortir.

-Ça ne te fait pas mal ? s’enquit le Taïwas.

-J'ai connu pire, répondit le jeune homme en haussant les épaules. Tant qu’ils n’explosent pas, ça va.

-Pourquoi tu ne t’en sers pas un coup alors, histoire de faire passer ça ?

-Parce que cet endroit est trop beau pour être détruit. »

Natt ne répondit pas. Il savait ce que c’était de devoir garder quelque chose si intensément à l’intérieur de soi que l’on finit par en souffrir, mais que cette souffrance n’est rien comparée à ce qu’il se passerait si on la laissait sortir.

« Et toi ? lança Kay. Qu’est-ce qui est arrivé à tes yeux ? Je n’avais jamais vu un habitant de la Vallée avec des yeux de deux couleurs différentes. »

Natt prit un moment avant de répondre. Il se rappelait toutes les questions dont on l’avait assailli le jour où l’un de ses yeux noirs avait pris la teinte d’un bleu très clair. C’était le genre de souvenirs dont il se passerait volontiers.

« Disons que c’est un souvenir de quelque chose qui était trop beau pour être détruit, dit-il lentement. Mais que j’ai quand même perdu. »

Le Selkam encaissa la nouvelle en silence, comprenant que c’était un sujet sensible et n’insista pas, ce que Natt apprécia. Ils marchèrent encore quelques minutes en silence puis Kay proposa :

« Bon, puisque tu ne m’aides pas vraiment à ramasser du bois, on pourrait se séparer. Je ramasse encore quelques branches et toi tu pars à la recherche de viande puisque nous ne pouvons pas compter sur Aria pour ça. »

Le Taïwas opina et les garçons partirent chacun de leur côté.

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Lucyie
Posté le 15/01/2022
Beaucoup trop de choses trop bien dans ce chapitre entre Natt et son ancien amour, Teddy, et le maître d’arme de Kay qui s’amuse à trafiquer les urnes, les veines de ce derniers qui risquent d’exploser on est servit !

J’aime bien l’idée des flashback en italique !

Juste micro détail :
« Après avoir appelé Kalia qui s’était assise au pied d’un arbre et avait refusé de leur parler, énervée du sort qu’Aria avait infligé à Teddy, Ils se placèrent » -> pas besoin de majuscule pour le « ils »
Elleana
Posté le 16/01/2022
Je suis contente que ce chapitre t'ait plu !

En effet, merci ! :))
Lucyie
Posté le 16/01/2022
D'ailleurs j'ai repensé à quelque chose concernant ce chapitre : Je pense que tu pourrais développer un peu plus le passage avec le serpent volant. Je trouve que son apparition est un peu rapide et ça serait peut-être mieux de faire vraiment croire qu'il s'agit d'une menace pour finalement qu'il s'éloigne sans faire d'histoire.
Elleana
Posté le 16/01/2022
Ça marche, je prends note, merci !
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