Chapitre 4

Par Carvage

 

4

 

Le pauvre Satseth dut ainsi me conduire à la féline place pure en prenant soin de ne pas faire de bruit : cela aurait réveillé ses parents et m’aurait contraint de « les tuer et dépecer ! » La morgue s’avéra bien plus étroite que celle de mon réveil, une simple table de bois et des bacs emplis de sel et chats morts : une odeur fétide s’en échappait, mais elle ne me gêna nullement.

Non, ce n’est pas que les morts-vivants apprécient les mauvaises odeurs, c’est juste que l’on y est insensible, on les perçoit sans en retirer dégoût ou plaisir.

Grâce à quelques menaces de mort, le novice Satseth fit du bon travail. Il me raccommoda la joue avec talent, il sut même la maquiller pour lui donner l’air d’une vieille cicatrice. Ses talents d’esthéticien furent encore mis à contribution pour mon beau minois de marbre : le brave petit me dessina deux magnifiques sourcils, de quoi faire pâlir d’envie Soter. Il restait encore à apposer du khôl autour de mes yeux et de poudrer des veines devenues un peu trop saillantes.

Cela fut tout de même long. Très long. Heureusement, j’avais à faire pendant ce temps ; derrière mon apparente immobilité, je replongeai dans mon passé afin d’y trouver un souvenir qui soit utile à mon présent.

 

Oui, c’était il y a deux ans. Non trois. Quatre ? Trois ou quatre, je ne peux pas être plus précis. Pas deux en tout cas. Oh, vous savez, j’ignore mon âge exact, une bonne vingtaine dirai-je, alors le calcul des ans... Franchement, comment aurai-je pu évaluer l’écoulement des mois alors que je parcourrais des pays aux indiscernables saisons ? Sans les scribes et lettrés accompagnant l’armée d’Alexen, je n’aurais même pas eu conscience d’être parti sept ans.

En revanche, le lieu, je peux vous le situer : la région d’Ur, dans des montagnes à la terre aride et aux buissons desséchés. C’était dans les environs de Ka-Dingir, au nord-est si je ne me trompe pas.

À l’époque je n’avais pas rejoint le service mortuaire, je traînais encore dans une équipe d’éclaireurs avec mon camarade Téti. On devait ce poste à notre connaissance des zones désertiques et de nos déplacements furtifs, autrement dit, notre expérience du brigandage. Certes, on allait au-devant de l’inconnu, mais, on évitait les combats en restant sur les flancs des batailles ; cela nous permettait de fuir facilement au moindre danger.

Non, je ne suis pas lâche. Je dirais plutôt que je ne suis pas un militaire, c’est tout. Et puis, je ne vois pas pourquoi je devrais mourir pour des généraux ayant mal calculé le rapport de forces.

D’ailleurs, mon souvenir porte justement sur une situation périlleuse, alors cessez donc d’être aussi médisant !

Ce jour-ci, on ne jouait pas les éclaireurs, mais les guides dans un territoire déjà exploré, le versant d’une montagne où reposaient les vestiges d’un ancien centre religieux. Je revenais dans ce coin avec les mêmes : quatre taouyens et deux achéens. C’est terrible à dire, mais en dehors de mon ami Téti, je ne me souviens pas du nom des autres, ni de leur visage.

Par contre, je me souviens du mage que l’on escortait : Ptahakh, un prêtre au service du dieu artisan Ptah. Même s’il fut taouyen, j’ai toujours eu du mal à savoir quelle attitude adopter avec lui. Il ressemblait à un bonhomme plutôt costaud mais petit, du genre réservé, toujours affublé d’une calotte dorée en référence à son dieu. Une carrure de forgeron seyant plutôt mal aux mages. Logiquement, un homme aussi timide n’aurait pas su entrer dans la suite d’Alexen. À moins d’être extrêmement doué, car Alexen n’était pas du genre à s’encombrer d’incapables, et cela même si votre naissance vous donnait de grands airs. Sauf pour Soter, mais il était de sa famille.

La rumeur prêtait à Ptahakh des talents d’artisan hors pair, on le disait capable d’enchanter l’objet le plus simple et de renforcer n’importe quel métal. Pourtant, il ne dégageait pas le moindre aura de puissance magique, ni même une allure ou un phrasé lui prêtant une once de charisme : cela me perturbait au plus haut point, et son attitude pleine de courtoisie ne m’aida pas à le cerner.

Qu’importe, nous devions l’amener dans ce territoire potentiellement hostile, le peuple vivant dans le coin ayant du mal avec la notion d’empire ou de nation. On pouvait donc rencontrer d’ennuyeux bergers souhaitant faire commerce, ou de farouches nomades désirant vous étriper.

Pour l’instant, les choses se présentaient plutôt bien, mes camarades pisteurs ne décelaient pas l’ombre d’un passage de troupe armée ni même de chevriers. Entre deux montagnes, on s’arrêta dans des ruines, celle d’une ziggurat m’a-t-on dit, mais j’ignore à quoi cela servait : il n’en restait que d’éparses fondations d’à peine un mètre. On surveillait donc le paysage, tandis que Ptahakh remuait ces décombres pour en extraire des petits cailloux recouverts de mousse. Après quoi, il les arrosait en marmonnant ses incantations puis les entreposait sur sa carriole, une simple charrette à deux roues tirée par un poney. La cargaison s’avérait en revanche plus originale : un bric-à-brac de burins et cisoires de tailles variées, ainsi qu’un imposant coffre au bois épais, ferré de crocodiles et lions tout en or.

Mon ami Téti vint me trouver peu avant que je ne m’endorme debout. Il savait y faire avec moi le Téti, et je dois vous dire qu’à défaut de père, il fut pour moi comme un mentor : alors que je rapinais tout jeune sur des marchés, il me repéra et m’aida à peaufiner ma méthode. Certes, le service ne s’avéra pas gratuit, il préleva sa part le malin ; pour autant, cela me permit d’améliorer mes recettes journalières. L’un de ses talents fut aussi de m’apprendre quelques manières et vocables me permettant de mieux me tenir en société... et de mieux visiter les beaux-quartiers.

Avec sa tête d’innocent aux cheveux longs et ondulés, ce qui n’était pas commun pour un taouyen, Téti vint à côté de moi comme pour tenir une conversation des plus banales. Je sus d’office qu’il avait plus intéressant à me dire :

« On a de la chance, dit-il en observant la cime brune d’une montagne. Le temps est plutôt agréable aujourd’hui.

— Pour sûr, répondis-je avec une égale simplicité.

— De jolis cailloux qu’il ramasse le saint homme.

— Sûrement qu’ils valent le coup.

— Plus que tu ne l’imagines. » Ça y est, sa voix devint plus sérieuse : « Je n’ai pas tout saisi à leurs propos, mais ces pierres ont une histoire qui leur donne de la valeur.

— De quoi justifier tout ce trajet ? demandai-je.

— Oui, et pas que pour notre bon ami. Les gens des villes voisines les recherchent aussi à prix coûtant.

— Alors ? Comment on fait ?

— Tu vas en mettre un peu dans ta besace. Le problème est que tu dois prendre celle du mage, car elles ne sont pas toutes valables : ce sont les pierres dites šurpu qui nous intéressent.

— Peu importe leur nom. Une simple diversion me suffira. »

On attendit un peu avant de passer à l’acte en faisant mine de patrouiller. Mais en réalité, j’observai le manège de Ptahakh : une fois qu’il avait amassé suffisamment de pierres dans une sacoche, le petit mage mouvait son couvre-chef doré vers sa charrue pour les ranger dans son gros coffre. Je ne me sentais pas trop de piocher dans la mallette d’un prêtre-artisan spécialisé dans l’enchantement d’objets. Je devais donc les lui subtiliser avant qu’il n’atteigne son coffre.

En anticipant un aller de Ptahakh vers sa boîte à cailloux, je me mis en marche près de la charrette pour y prendre un peu d’eau. Le prêtre se rapprocha, il déambula vers moi sur un terrain inégal, sa robe blanche se tachant dans la poussière de la montagne. Il me fit un signe de tête cordial en approchant vers le coffre.

« Maître Ptahakh ! cria Téti en courant vers lui. Maître Ptahakh ! Venez vite, nous avons besoin de vous et votre magie !

— Que se passe-t-il ? s’inquiéta le maître.

— Des uruks ! hurla Téti avec une terreur divinement bien jouée. J’ai vu des uruks !

— Quoi ? fit Ptahakh inquiet. Ils ont presque tous été massacrés par les armées de Ka-Dingir.

— Pourtant, j’ai vu des monstres bouger, ils se cachent derrière des rochers. Venez user de votre magie pour les déloger ! »

Le prêtre voulut protester, mais Téti le baratina si bien de sa panique, que le mage accepta de le suivre. En laissant son sac au sol. Ce comédien de Téti le captiva de ses paroles alarmantes, et je pus saisir en toute tranquillité six pierres du maître Ptahakh : malgré l’usure du temps, les šurpu conservaient encore une forme sculptée leur donnant une apparence proche d’animaux ou organes vitaux. Une fois dans ma besace, je saisis des cailloux d’un poids similaire pour les mettre dans le sac du prêtre.

Mon compère revint rapidement avec le prêtre qui ordonna le départ : « Je ne dispose d’aucune magie divinatoire, se justifia le mage, mais je fais confiance à Tétihermaanéférouptah-Tjaennébou. Puisqu’il a vu des créatures rôder dans le coin, nous ne prendrons aucun risque. » Il chargea promptement les pierres que je lui ai laissées et nous partîmes en vitesse.

Quel benêt ! Non seulement on lui volait quelques-unes de ses trouvailles, mais en plus, on avait écourté cette ennuyeuse journée.

Encore une fois, le destin me joua un tour bien moqueur. Car voyez-vous, Téti n’inventa pas les uruks. Ces monstres existaient bel et bien, les autochtones que l’armée d’Alexen ne tuait pas nous en parlaient à chaque fois ; une vieille guerre contre ces monstres semblait gravée jusque dans la mémoire des nouveau-nés.

Or, alors que nous avancions dans le creux d’un petit vallon, une explosion de roche secoua toute la montagne : le temps de lever les yeux, qu’une coulée de roches et gravats dévalât une côte droit sur nous. Elle n’était pas énorme par rapport au vacarme qu’elle produisit ; une chance, cela nous laissa le temps de monter sur le versant opposé. En revanche, le poney paniqua en s’ébrouant et finit à moitié enseveli avec la carriole. On contempla le désastre, Ptahakh cherchait son coffre du regard : « Les pierres ! se lamenta-t-il, les pierres šurpu il faut les récupérer ! Vite allons-y ! » Tandis que le nuage de poussière se dissipait, il descendit vers les restes du chariot. Un nouveau tapage nous assaillit : une ruade de hurlements animaux, à la fois gutturaux et stridents.

On se figea tous en scrutant nerveusement les alentours pour repérer nos assaillants. Ils déboulèrent du sommet d’où était parti l’éboulement : une vingtaine de créatures humanoïdes fondant vers nous. Par une improbable coïncidence, nous venions de tomber dans une embuscade tendue par des uruks. Les bestiaux s’avérèrent aussi terribles que dans les contes entendus : des êtres à la carrure humaine, en plus trapue, à la peau tachetée de plaques grisâtres, la chevelure crasseuse et éparse, des nez aplatis comme des groins ou crochus comme des becs de rapaces, une barbe hirsute et, encore plus étrange, deux courtes cornes sur le front. Quand ils s’approchèrent, je vis leurs yeux rouges, des yeux d’un rouge sanguin, comme si le globe entier de leurs yeux s’imbibait de veines éclatées, excepté la pupille d’un noir huileux. Que dire d’autre si ce n’est qu’ils étaient répugnants, pires que des lépreux ! Leurs vêtements se limitaient à du cuir grossièrement rapiécé, et je vous déconseille d’essayer d’en deviner la provenance, tout comme celle des os utilisés en guise de massue.

Leurs cris guerriers nous secouèrent de terreur, et il nous fallut attendre de les voir atteindre le pied de notre versant pour réagir à la menace.

L’un de nous émis la très tentante idée de décamper, seulement, Téti évalua la situation avec plus de sagesse : « Il faut combattre, dit-il en dégainant un glaive. Nous ne pourrons pas les semer dans la montagne. » On empoigna nos armes : glaive, arc et juste une épée courte dans mon cas. Puis on dévala la pente en une charge suicidaire.

De quelles chances disposaient sept éclaireurs et un mage-artisan contre plus de vingt monstres aussi forts que violents ? La chance n’y fut pour rien cette fois-ci, c’est la nature de nos assaillants qui nous permit de survivre.

Au moins six uruks se jetèrent sur le poney à l’agonie. Mais pourquoi attaquer un canasson pris sous des gravats me demanderez-vous ? Pour l’unique plaisir de faire souffrir un être vivant. Tels étaient les uruks, et ils s’amusèrent à le torturer ; malgré l’agitation du moment, je me souviens très bien de leurs rires gras et joyeux alors que hennissait la pauvre bête : ils la tailladaient de légères entailles pour y fourrer leurs doigts et s’en barbouiller dans d’immondes ricanements.

Face à nous ils furent plus virulents : un achéen arriva trop vite sur eux, emporté par l’inclinaison du terrain ; il tomba immédiatement sous un coup de massue lui ouvrant la tempe. Là encore, la victime au sol se trouva assaillie par une cohue d’uruks, ils l’agrippèrent, lui étendirent les bras et jambes, ils lui tranchèrent les veines et piquèrent la gorge pour se délecter de la vie fuyant son corps. Cette cruauté leur coûta la victoire, car une dizaine d’uruks s’affairaient autour d’un seul animal et homme ! Le rapport de forces nous devint définitivement favorable lorsque cinq d’entre eux se mirent à courser Ptahakh ; je dois l’admettre, pour un lettré affublé d’une longue robe, il sut les faire courir un bon moment.

Pour autant, notre équipe d’éclaireurs allaient devoir ferrailler. Un uruk se précipita sur moi alors qu’un premier se faisait transpercer au cœur par Téti. L’ombre du cornu me recouvrit, illuminée par ses deux yeux rougeoyants de haine ; par-dessus sa vilaine trogne, deux gros bras levaient une massue d’os. De la petite épée serrée dans ma main moite, je fondis vers lui. Nos deux charges simultanées firent que l’on se percuta de plein fouet. Secoué en tous sens, je repris pied à côté de son cadavre, mon arme enfouie entre la terre et les entrailles de l’uruk.

La poussière de l’éboulement totalement retombée, j’eus le loisir de voir Ptahakh fatiguer ses assaillants et mes camarades occire quelques monstres. Notez-le bien : avec Téti, je suis le seul à avoir tué un uruk en un contre un, les autres s’y prenaient à deux, l’un attirant l’attention du bestiau pendant qu’un second lui frappait les mollets. Quant à l’achéen restant, s’il en tua plusieurs, c’est uniquement avec son arc et ses flèches.

Les uruks restés en retrait commencèrent alors à se désintéresser de leurs proies saignées à vif. Devant leurs faciès réjouis à l’idée de tuer, je récupérai un glaive rouillé sur la dépouille d’un de nos assaillants. Sans même la voir venir, une massue lancée par un uruk me percuta le front ; je me vautrai en arrière pour ensuite glisser sur ce sol irrégulier et caillouteux. Le groupe d’uruks courut à notre rencontre tel un troupeau de buffles enragés. Avant que je ne me relève, plusieurs d’entre eux m’agrippèrent aux chevilles et me traînèrent sur un parterre de caillasses griffant ma peau. L’effroi me saisit sous leur poigne et leur haleine fétide. Dans la panique me saisissant, je parvins à faire tournoyer le glaive ; bien qu’ébréché, le tranchant me sauva en taillant grossièrement dans la chair avoisinante. Le cœur battant à tout rompre, la vue battue de mouches lumineuses, je réussis à me défaire de leur emprise ; encore sonné, je me relevai et fuis en titubant.

Je ne calculai plus rien, j’agis à l’instinct : j’esquivai les uruks m’approchant, je fendis les airs de mon glaive pour les faire reculer ; un coup de massue contre ma lame me désarma. Dans le chaos d’un combat, tout devient flou et éraillé de cris, les leçons de lutte bonne pour une bagarre se trouvent dépassées dans ce genre de situation. Je finis par tomber près de la carriole, non loin d’un Ptahakh à bout de souffle.

Déjà à l’époque, j’avais la poisse : les uruks délaissèrent l’insaisissable prêtre pour se rabattre vers moi ! Je devins donc l’appât, donnant à mes confrères l’opportunité d’abattre plusieurs ennemis. Moi, je me mis à crapahuter entre les éboulis couvrant la charrette. Ce fut une très mauvaise idée, l’amas de cailloux et de pierres formait un sol instable, sur lequel les uruks se déplaçaient avec bien plus d’aisance. Leurs corps en apparence si lourds dansèrent avec une grâce sauvage inattendue. À force de trébucher, je finis acculé entre les restes du chariot pour déraper sur un bout de caisse et m’aplatir à côté du coffre de Ptahakh ; sur ses reliures d’or, je vis le reflet d’un uruk s’apprêtant à abattre sa masse d’arme. Par un dernier réflexe, je roulai ma carcasse fourbue contre un sol râpeux et esquivai une attaque qui fracassa le bois du coffre.

Le souffle d’une détonation me balaya : depuis l’impact de la massue contre la caisse, une fumée blanche aux reflets dorés s’éleva du sol, on eut dit un arbre de vapeur dont les branches se torsadèrent en serpents, crocodiles, lions et hippopotames ! Tous exaltaient une colère vengeresse, une fureur scintillante dans la buée constituant leurs yeux ; les dents et griffes semblèrent être les parties les moins vaporeuses tant elles brillaient d’un éclat cuivré. Les animaux fumants s’ébouriffèrent en fondant contre les uruks qui glapirent tels des porcs que l’on retourne pour la saignée. J’en vis un soulevé par l’éther d’un lion qui le lacéra de ses pattes brumeuses : une vision de vapeurs dorées et effusions incarnates. Les hurlements des uruks tapèrent contre ma tête endolorie, puis, la fumée se dissipa, amenant avec elle le silence. Je demeurai au sol, entre débris et cadavres déchiquetés d’uruks, hébété par la douceur d’un calme inouï sous un ciel moucheté de nuages opalins.

Téti fut le premier à émettre un son : « Tout le monde est en vie ? » Je me relevai pour lui faire signe de mon côté. Hormis l’achéen mort lors de la charge, la totalité du groupe s’en sortait sans blessures graves. Ptahakh se précipita vers les restes de son coffre : il n’en restait plus que des brindilles calcinées.

« C’est votre coffre qui a fait ça ? demandai-je.

— Oui, me répondit-il en cherchant des restes dans son fond carbonisé. Il jette un sort de défense s’il perçoit une menace. Ce qui est fascinant, c’est que mes enchantements puisent leurs forces dans la magie des objets protégés ! Ces pierres šurpu devaient être vraiment puissantes, je regrette tellement qu’elles aient été détruites lors de l’embrasement.

— On ne peut pas retourner en chercher, le risque de tomber sur une autre troupe d’uruks est trop grand.

— Vous n’avez que trop raison... »

Le prêtre m’accorda un regard attristé qui vira subitement à l’étonnement :

« Mais que vois-je ! s’exclama-t-il en me pointant du doigt. Vous en avez récupéré quelques-unes ! » Ce n’était pas exactement moi qu’il pointait du doigt, mais ma sacoche : légèrement trouée, elle laissait paraître un bout de pierre.

« Heu, hésitai-je. Oui-oui, j’ai réussi à en sauver de l’explosion... j’avais bien compris que vous y teniez alors... Je souhaitais vous en faire la surprise au retour !

— Eh bien, dit-il ravi, jamais je n’aurais cru qu’un soldat face preuve de tant de dévouement pour sa mission ! »

Je lui souris bêtement et envoyai un regard à Téti ; il me répondit d’un haussement d’épaules me signifiant de laisser tomber l’affaire. Durant tout le trajet de retour, Ptahakh ne cessa de signifier mon courage et mon intelligence d’avoir su l’aider. Sentant que je pourrai en retirer quelque chose, je surenchéris sur mon effort pour atteindre le coffre et le protéger des uruks ; le prêtre me consolât en insistant sur le fait que l’on devait notre survie à la destruction du coffre. Il en déduit même que nous serions tous morts si ma bravoure ne les avait pas conduits jusqu’au pied du réceptacle.

Arrivé au camp, il continua son éloge et m’invita à boire un verre dans sa tente. J’acceptai pour la boisson, pas pour sa conversation. D’ailleurs, je vous épargne l’ennui de cette discussion, il me baratina sur la puissance de ces pierres et leur inestimable valeur, il me demanda même si je voulais rejoindre son service, une façon de me remercier en m’offrant un poste plus paisible. Je refusai par politesse et profond désintérêt. Au final, une seule chose interpella mes oreilles : « Je ne suis pas un ingrat, me dit-il avec conviction. Je vous suis redevable, et si un jour vous êtes dans le besoin, n’hésitez pas à venir me trouver, que vos problèmes soient d’argent ou d’ordre magique. La parole d’un prêtre de mon rang est infaillible ! » Je le remerciai en me disant que je pourrai obtenir une bonne rétribution de sa part à la fin de la guerre.

Le destin préféra me ramener à lui pour un problème d’ordre magique.

 

Ainsi donc, à défaut d’ami, je connaissais un mage ayant une dette envers moi. Un mage un peu niais mais puissant ! Il ne me restait qu’à faire valoir mon dû auprès de ce bénin. Pour ce qui est du lieu où le retrouver, rien de plus simple : avant de partir avec le sarcophage d’Alexen, Soter avait justement fait achat de quelques artefacts à l’atelier de Ptahakh. Et qui fut envoyé pour la commission ? Moi. Il ne me restait plus qu’à rallier sa fabrique proche du temple d’Amon-Râ.

Mon maquillage s’achevant, je projetai de me vêtir plus dignement pour mettre mon plan en application :

« Mon brave Satseth, dis-je avec bienveillance, tu vas à présent m’apporter des vêtements à ma taille. Et des vêtements aussi amples que larges, il faut que je cache le trou dans mon torse et ma jambe ! Oh, et une perruque aussi, on ne soupçonnera pas un mort de porter une perruque. Ainsi que du parfum. Comme ça, les chiens ne pourront pas me repérer.

— Heu, bredouilla-t-il ennuyé, c’est-à-dire que... Bah je sais pas où trouver des vêtements pour vous. Et encore moins une perruque. Je peux bien essayer de vous découper une longue robe dans un dais... Pour le parfum il y a de l’encens et de la térébenthine...

— Pas question ! Je risque de me faire repérer si je sors avec un vêtement trop rapiécé ! Et trouve-moi autre chose que des onguents utilisés dans les morgues ! De la myrrhe, cannelle, citron ou autre. Une senteur que les chiens ne poursuivront pas ! »

Non, je ne jouais pas à la précieuse comme ce faisandé de Soter. Mon maquillage ne saurait être suffisant pour me cacher en plein jour ! Entre mon odeur de cadavre et le regard des passants, je serai repéré en moins de deux.

Le Satseth fit travailler sa vilaine trogne et finit par trouver une solution : « C’est un peu embêtant, dit-il sans trop l’être, mais dans le temple, il y a des offrandes de vêtements, de perruques et puis des onctions pour la relique de Bast. » Avec un peu plus d’assurance que dans la nuit, il me guida vers le temple.

La lumière naissante me permit de mieux discerner le jaune et le vert des plantations, ainsi que l’ocre de la pierre constituant l’escalier et les colonnes papyriformes. J’aperçus trois chats en train de paresser dans la végétation, dont un qui me fixa de ses yeux étincelants. La ville demeurait endormie, pas un bruit de vivant ne la perturbait. Une chance, cela nous évitait la présence des prêtres officiant dès le matin.

On passa la colonnade donnant sur une cour pavée, puis, on entra dans le temple. Là, Satseth me fit un étrange numéro : il accéléra pour arriver dans l’ombre de la première salle et se retourna pour m’observer. Une profonde déception marqua son visage lorsque je passai le poitrail du hall aux mille colonnes.

En y regardant de plus près, on était loin des mille colonnes, seulement une vingtaine étalée en bonne symétrie, dont les hiéroglyphes ne ressortaient guère tant les claustras peinaient à faire passer la lumière. Je ne pris pas le temps de m’intéresser à la majesté des lieux, celle du temple d’Anoub lui était bien supérieure.

La mine déconfite, Satseth me conduisit à la pièce suivante par l’allée centrale. L’antichambre ne disposait pas de la moindre colonne ou statue, juste des fresques ornant les parois sous un plafond bien plus bas.

En revanche, j’eus comme une frayeur face aux vantaux du sanctuaire : la porte feuilletée d’or me parut menaçante, je ressentis une peur pareille à celle survenue face à la canne d’Imyout.

Fort heureusement, le petit novice me fit bifurquer par un couloir sur le côté. On arriva dans une pièce close, sans presque aucune lumière. Pourtant, je distinguai son contenu. À travers une vision en nuances de gris et de noir, s’entassaient des offrandes selon leur catégorie : à gauche, je vis des onctions et vases ; à droite, des vêtements et perruques ; et au fond sur une étagère, un amas d’amulettes et figurines contre lesquelles s’inscrivait le nom du quémandeur, un moyen de faire entendre ses vœux auprès de la déesse.

Satseth me pressa un peu et m’aida à m’habiller : mon dévolu se porta naturellement sur une magnifique robe qui me couvrit de son lin soyeux des épaules aux chevilles. Assez épaisse, elle dissimulait sans mal les plaies me creusant. Mes pieds se chaussèrent de sandales en papyrus nouées avec art et esthétisme. Enfin, une perruque à frange légèrement bombée vint couvrir mon front de marbre. Pour parfaire ma noble allure, je me permis d’emprunter quelques bijoux : une bague de turquoise dessinant un petit scarabée, des bracelets de cornaline orange ferrés d’un vautour en améthyste, et un collier au lacet doré dont le pendentif exhibait un soleil en grenat. Une fois mon costume parfumé d’huile d’ambre gris, je pus enfin me targuer d’avoir réussi mon ascension sociale ! Personne ne viendra ennuyer un homme de mon rang.

Je pris le temps d’admirer mon visage dans un miroir : il manquait cruellement d’expression. Je m’essayai donc à diverses grimaces pour lui donner un semblant d’humeur : je tirai mes restes de sourcils, relevai mes pommettes pour former un ignoble rictus, plissai les yeux pour essayer de me donner un air pensif... Chacun de ces mouvements émettait un son de frottement, comme si l’on tendait du cuir. À force de persévérance, les muscles de mon visage retrouvèrent une harmonie dans leurs mouvements, un automatisme enfoui en eux se réveillait pour les coordonner. Il me revint que j’avais un visage plutôt expressif de mon vivant, rieur même. Oui, j’étais du genre plaisantin, moqueur me reprochaient des individus dénués d’humour, pourtant je savais animer les repas et...

« Il faut vraiment partir, » me dérangea Satseth. Pour m’avoir interrompu dans mes souvenirs me redonnant humanité, j’eus fortement envie de le gifler. Hélas, ce rabat-joie avait raison, je perdais la notion du temps à travers mes rêveries. « D’accord, répondis-je, mais tu viens avec moi, un homme de mon rang ne peut sortir sans un serviteur ! » On eut dit que l’idée ne l’enchantait guère, et il sembla même prêt à protester. Quel insolent ! En l’attrapant par le bras, je le rappelai à son devoir et le ramenai sur nos pas vers l’antichambre.

À cet instant, il advint une des scènes les plus bizarres de ma vie et mort. Et vous conviendrez qu’il m’en est arrivé des choses bizarres.

Satseth et moi on se planta bêtement à la sortie du trésor : la salle se trouvait entièrement investie par une armée de chats. Sur chaque pan de pierre praticable, se hérissait un chat : de couleur brune, blanche, satin, tacheté de gris ou noir ; à poil court, long, ébouriffé et raide ; gros, maigre, âgé ou jeune. Tout le pédigrée de Taouy s’y trouvait représenté. Tous me fixèrent de leurs yeux brillants d’un feu enragé, et dans un vrombissement menaçant, ils se mirent à siffler et cracher contre moi, leur gueule ouverte saillante de dents pointues, leurs pattes déployant des griffes aiguisées, leur pelage dressé et leurs muscles tendus prêts à bondir.

« Qu’est-ce qu’ils font ? demandai-je au milieu de cette trombe de chuintements.

— Je ne sais pas, dit Satseth en tremblant. Ils sont censés protéger le temple, mais, je ne les ai jamais vus agir de la sorte, ils... »

Un premier chat sauta vers moi, immédiatement suivi par un second. Dans le même fragment de seconde, un tapis de petits fauves se mit à galoper vers ma personne. Je me jetai en arrière tout en saisissant Satseth comme bouclier. Le pauvre prit les deux chats en pleine face, et d’autres lui grimpèrent dessus en y plantant leurs griffes. Il tenta de fuir avec moi vers la salle du trésor, mais, c’est après moi que les chats en avaient, pas lui ! Alors, je le poussai dans la féline marée ; il s’y vautra dans un sursaut de miaulements furibonds encore plus aigus que ses cris de douleur.

Son noble sacrifice me donna le temps de refermer la porte du trésor. Je saisis un coffre pour le plaquer contre la crémone qui subissait de multiples griffures. Car les chats grattèrent le bois de cèdre au rythme de feulements endiablés, ils tambourinèrent en sautant et rebondissant dessus, ils secouèrent la poignée pour la faire céder !

Aussi paniqué que sous l’emprise des incantations d’Imyout, je cherchai désespérément une issue dans ce cagibi. Je la vis au fond, quelque peu cachée par le haut de l’étagère : un étroit claustra. Un brouhaha de bois et métal secoua la pièce tandis que j’entassai les offrandes pour atteindre cette fenêtre. Ma force de mort-vivant ne fut pas de trop, et je commençai à me tasser entre son linteau lorsque la porte s’ouvrit, poussée par une déferlante de minous crachant et miaulant leur divine fureur ; oui, seule la magie de Bast pouvait les forcer à agir de la sorte.

D’un coup de pied, je poussai l’armoire contre eux tout en basculant à l’extérieur pour m’écraser lourdement sur un sol poussiéreux. Je venais d’atterrir dans une étroite promenade, serrée entre l’enceinte et le mur du trésor. Indifférent au choc, je m’outrai de voir ma belle tenue fripée par cette vilaine chute. C’est alors qu’un chat me griffa la main avant de battre en retraite en attendant les renforts ; tout un bataillon rappliqua en se déversant dans le couloir du chemin de ronde.

Je recommençai mon numéro de passe-muraille en appuyant mon dos sur la cloison du trésor et mes pieds contre le mur d’enceinte. Hop, on monte un pied, on pousse le dos, et ainsi de suite. En me tortillant de toutes mes forces, j’atteignis le sommet pour me hisser par-dessus. Juste à temps car des chats manquèrent d’agripper ma robe.

Avec un peu plus de leste que lors de mon dernier atterrissage, j’arrivai dans une rue heureusement vide. Les chats continuant de miauler l’alarme à tue-tête, je pris la poudre d’escampette sans demander mon reste.

Je me dois de vous l’avouer : aujourd’hui encore, il m’arrive de m’interroger sur la réalité de cette mésaventure.

Quoi qu’il en soit, j’étais de nouveau seul face au monde des vivants. Le jour se levant, la ville reprit son activité habituelle, quoiqu’avec une lenteur que je ne lui connaissais pas. La cause me fut rapidement dévoilée : moi. Partout les habitants murmuraient à mon sujet, celui du khat ayant massacré une centaine d’hoplites. Les citadins se rassuraient d’après les ouï-dire d’un ami qui connaissait un prêtre connaissant un grand-prêtre affirmant que le khat ne pouvait sortir à la lumière du jour. Évidemment, les rumeurs battaient leur train, la plupart se voulaient rassurantes, mais d’autres recherchaient un responsable : de quoi faire éclater les tensions causées par la mort d’Alexen. Je me faufilai donc avec prudence, je maintins la distance entre les passants afin de ne pas attirer leur attention. Certains me lorgnèrent d’un mauvais œil sans jamais montrer plus d’intérêt. Ma séance d’esthétisme avec Satseth était un succès.

Je passai même devant un groupe d’hoplites sans déclencher la moindre réaction. Une chance, car plus j’avançai en direction de l’atelier, plus la présence militaire se trouvait renforcée. Quoi de plus normal ? J’arrivai au pied de la colline dominant la ville, plein de beau monde y siégeait, il fallait faire rempart contre le khat.

Pour l’instant, si les portes se paraient de graffitis magiques, rien ne me menaçait. Jusqu’à ce que je tombe nez à nez avec un prêtre d’Anoub. Et pas un novice, un confirmé, ceux dont l’aura vous glace d’effroi. Là, à l’angle d’une rue conduisant à l’allée principale pour le temple d’Amon-Râ, je me retrouvai face à un visage chauve, émacié et au nez allongé, habillé uniquement d’un pagne vert et accompagné d’un chien. Il me jeta un regard pensif, puis continua son chemin, suivi par son chien qui ne dénia pas me renifler. Soulagé, j’entrepris de tracer mon chemin. « Vous ! » sonna subitement une voix sévère dans mon dos ; j’entendis dans le même instant le trottinement d’un chien se rapprocher.

Sans lui répondre, je détalai par une venelle ; tant pis pour l’allée, elle était trop fréquentée pour s’y faire courser par un prêtre d’Anoub.

Le prêtre courut après moi et son chien aboya. Un autre molosse lui répondit un peu plus loin. Je sus facilement me diriger dans ce coin-là, car les lieux m’étaient familiers, je les avais longuement fréquentés de mon vivant. Je tournai en rond pour semer le prêtre d’Anoub ; en vain, l’aboiement des chiens raisonna dans les airs, l’étau se resserrait autour de moi. Avec ce tapage, les riverains comprirent que la traque reprenait ; l’étrange noble à la démarche si pressée attira les regards. Dès que je n’entendis plus les pas du prêtre d’Anoub, je ralentis la cadence. Sauvé le Inedj ? Pas vraiment. Un concert de jappements s’éleva, son écho vibra par-dessus les toits pour m’encercler. D’un instant à l’autre, ils tomberont sur moi, me contraignant à combattre et à tuer de nouveau.

En marchant dans une rue où s’alignaient des maisons mitoyennes, l’inclinaison du sol me parut douce, chaleureuse même. Je vis alors une demeure ; l’ocre pâle de ses murs me réconforta, je m’attristai seulement de voir la chaux se cailler dessus ; de constater le vieillissement de son fronton me fit de la peine.

Des bruits de courses, d’aboiements et grognements se rapprochaient depuis les angles de la rue.

Je m’approchai de la porte ; la peinture d’un nain grimaçant à l’imposante crinière salissait son bois, mais il me dérangea seulement de sa laideur. D’un geste habituel, je poussai la porte de cèdre ; son contact, son poids et la vue de ses rainures me furent agréables.

J’arrivai dans un petit séjour, une entrée dont la faible luminosité éveilla un sentiment de bien-être. Le claquement de la porte derrière moi fit vibrer un million de souvenirs.

Je vis à ma gauche une petite statuette de bois lovée dans une étroite niche : la déesse Hathor, une femme parée d’une robe à brettelle et couronnée d’un soleil porté par deux cornes de zébu. À ses pieds, un sceau et un chiffon pour se laver mains et pieds.

Le vide d’un chambranle voilé par un rideau rouge donnait sur le reste de la maison bâtie en enfilade. Sans le voir, je savais qu’il s’y trouvait un salon éclairé par des petits claustras, un salon dont le sol se couvrait de trois tapis et cinq coussins autour d’une table basse, le tout sous le regard bienveillant d’oiseaux dessinés le long d’une frise. Au bout, une cuisine avec un four en argile près des sacs et jarres contenant les céréales. Puis, tout au fond, une petite chambre au lit d’acacia et matelas de papyrus.

Les pas de chiens et gardiens passèrent derrière la porte sans s’arrêter.

J’étais en un lieu sûr.

C’était plus qu’une maison, c’était un foyer.

Mon foyer.

J’étais chez moi.

 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez