Chapitre 4

Par Bow

Cela fait bientôt dix minutes que Raymond attend devant la porte de la cuisine, attendant que sa mère ait fini de téléphoner. Il a un appel urgent à passer et il a besoin de l’appareil, maintenant. Il passe la tête par la porte. Suzanne est toujours en train de papoter en rigolant. Raymond lui lance un regard de reproche, ce à quoi elle répond par :
— Attends, Raymond. Tu vois bien que je parle.
Le jeune homme soupire et tourne les talons. Il déteste quand les femmes parlent avec leurs amies, parce que ça dure toujours des heures. Il sort dehors et monte dans sa voiture. Tant pis, il ne passera pas de coup de fil.

Raymond est un peu stressé avant de sonner à la porte de la maison de Rachel. Il est sur le point de vivre un moment décisif dans sa vie. En inspirant un grand coup, il appuie le doigt sur la sonnette. C’est André qui vient ouvrir. Les cernes sous ses yeux font comprendre à Raymond qu’il n’a pas beaucoup dormi et qu’il vaut mieux ne pas le contrarier aujourd’hui.
— Bonjour. Qu’est-ce que vous voulez ?
— J’aimerais voir Rachel. Elle est ici ?
André aimerait lui claquer la porte au nez. Il aimerait dire à cet homme que c’est lui et lui seul qui était présent pour sa soeur, au moment où elle est rentrée du bal la semaine dernière avec presque les larmes aux yeux. Mais il ne dit rien et s’éloigne de la porte d’entrée pour appeler Rachel. Celle-ci descend les escaliers rapidement, elle vient juste de s’habiller. Quand elle aperçoit Raymond dans l’entrée, elle esquisse un sourire forcé.
— Salut.
— Salut, est-ce qu’on peut se parler quelques minutes ?
Rachel déplace la mèche qui lui voile le visage depuis avant pour la mettre derrière son oreille.
— Oui, bien sûr. On peut aller marcher un peu, si tu veux.
Il hoche la tête. Rachel enfile ses nu-pieds et le suit dans la rue.
   Ce n’est que cent mètres plus loin de la maison que Raymond commence à parler.
— Tu sais, on ne s’est pas vus beaucoup mais le peu que je connais de toi me plait beaucoup.
Rachel se demande s’il est sincère. Elle en tout cas ne l’est pas lorsqu’elle lui répond.
— Moi aussi je t’apprécie beaucoup.
Il l’immobilise et s’interpose devant elle pour qu’ils s’arrêtent de marcher.
— Ecoute, j’ai quelque chose à te demander.
— Oui ?
— Est-ce que tu veux m’épouser ?
Rachel a du mal à réaliser ce qu’elle vient d’entendre. Jamais elle n’aurait imaginé qu’un jour on lui ferait cette demande. Et pourtant, elle ne ressent aucun bonheur. Elle ne veut pas se laisser avoir comme les autres fois, elle ne veut pas être aux anges simplement parce qu’il lui arrive quelque chose d’incroyable, pour finalement retomber sur terre et se rendre compte qu’elle avait tort de s’emballer. Elle est embarrassée et ne sait vraiment pas quoi répondre. Elle ne peut pas lui dire oui, ça elle en est sûre. Mais a-t-elle vraiment le courage de refuser ?
— Raymond je…
Il la regarde fixement, s’accrochant à chaque mot qu’elle prononce. Il veut épouser cette femme, et il faut qu’elle dise oui. C’est la première personne qu’il demande en mariage. Avant il n’avait jamais trouvé la personne qui lui conviendrait, ou bien les femmes qui lui plaisaient l’évitaient à cause de son caractère trop affirmé. Maintenant qu’il a vingt-six ans, il a appris à devenir moins sélectif. Rachel ne lui aurait certainement pas plu il y a quelques années. Mais bien qu’elle ait des opinions qui la font parfois s’emporter contre lui, elle lui parait assez soumise et c’est pour cette raison qu’il sait qu’elle dira oui.
— Je ne sais pas.
Il fronce les sourcils, surpris.
— Comment ça tu ne sais pas ?
— Je ne sais pas, je ne peux pas décider en une seconde pour un choix qui va déterminer ma vie entière.
— Je croyais que ton choix était déjà tout fait.
Rachel secoue la tête, désolée de l’avoir laissé penser qu’elle était amoureuse de lui. Elle peut lire la déception dans ses yeux, et elle se dit qu’elle ferait mieux de ne pas refuser tout de suite.
— Est-ce que tu peux me laisser un peu de temps pour y penser ?
Raymond est contrarié. En venant ici il souhaitait repartir avec une vraie réponse, et pas qu’elle le laisse attendre comme un idiot pendant des semaines. Il hausse les épaules.
— Combien de temps ?
— Je n’en sais rien.
Il ne savait pas encore qu’elle était si indécise, mais il sent déjà que c’est un trait de son caractère qu’il ne pourra pas supporter longtemps. Voyant qu’il est sur le point de s’énerver, Rachel se dépêche de se rattraper.
— Je vais y réfléchir sérieusement, c’est promis. Je te téléphone ce soir ou demain au plus tard pour te donner ma réponse définitive.
Il approuve, content de ne pas avoir à patienter trop longtemps finalement.
— Entendu. Je vais y aller.
Rachel hoche la tête, et il traverse la route pour rejoindre sa voiture. Elle lui adresse un signe de la main, puis rebrousse son chemin pour rentrer chez elle. Pendant qu’elle marche, elle se sent toute chamboulée. Elle ne veut pas épouser cet homme, mais elle reste tout de même songeuse. Sa vie pourrait changer maintenant, si elle le voulait.

Quand Célestine entre dans la cuisine pour préparer le repas, elle trouve sa fille assise sur une chaise, le coude sur la table et la tête contre sa main.
— Rachel, qu’est-ce qui ne va pas ?
— Oh tout va bien, je réfléchissais.
Célestine commence à couper des carottes sur la planche à pain.
— Et on peut savoir à quoi ?
Rachel met un temps avant de répondre. Elle hésite à lui en parler, mais en même temps elle a vraiment besoin que quelqu’un l’aide à prendre sa décision. Elle n’y arrivera pas seule.
— Raymond m’a demandée en mariage.
Célestine laisse tomber sa carotte, et plaque la main sur sa bouche. Elle pousse un petit cri qui surprend Rachel.
— Oh ma chérie, c’est super !
Sa fille ne répond rien et Célestine continue de s’extasier.
— Quelle joie, ma fille va enfin se marier !
— Attends maman, je n’ai pas accepté.
Toute la joie disparait du visage de sa mère. Elle est tellement déçue qu’elle ne trouve même pas la force de répondre. Rachel se reprend.
— Mais je n’ai pas refusé non plus. En fait je lui ai dit que je lui donnerais ma réponse plus tard, sauf que j’arrive pas à faire un choix.
Célestine reprend peu à peu ses esprits, et profite que sa fille soit encore en période de doute pour éviter la catastrophe.
— Mais enfin Rachel, tu es folle ! Cette occasion s’offre à toi, et toi tu serais prête à la refuser ?
— Je n’aime pas cet homme, maman.
Célestine passe de l’exaspération à l’agacement.
— Tu ferais bien d’être un peu moins exigeante, jeune fille. Tu t’imagines quoi, que tu mérites un prince charmant ? Mais redescends sur Terre, jamais dans ta vie tu n’auras mieux que Raymond.
Rachel soupire, se disant que sa mère a raison.
— Je sais maman… Mais je ne me vois vraiment pas passer ma vie avec lui, je crois que je ne le supporterais pas.
— Et passer ta vie toute seule jusqu’à ta mort, tu crois que c’est mieux ? Arrête un peu d’être égoïste, et pense à tout ce que ce mariage pourra t’apporter. Peu importe que tu l’aimes ou non, tu auras une situation stable, tu pourras avoir des enfants, et tu seras plus riche que maintenant. Toi qui voulais faire des études, dis-toi bien que Raymond est ta seule chance d’y accéder.
— Mais si j’attendais un peu, peut-être que je trouverais un homme mieux, que j’aimerais vraiment.
— Non, sors-toi cette idée de la tête. Aucun homme ne t’avait jamais aimée avant, ce n’est pas pour rien. Pour une fois que quelqu’un veut t’épouser, tu devrais avoir honte de faire la difficile. Parce que crois-moi, il n’y en aura jamais d’autre. Et quand tu te retrouveras seule dans ta maison à soixante ans parce que tu n’auras trouvé personne, tu te souviendras de Raymond et tu te sentiras vraiment idiote d’avoir refusé de l’épouser.
Rachel sent les larmes lui monter aux yeux. Sa mère n’a jamais été très douce, mais depuis le plus longtemps qu’elle se souvienne elle ne lui a jamais parlé comme ça. Jamais. Les mots la touchent et s’infiltrent en elle. Ces paroles font mal, mais elle commence à les croire. Elle s’est toujours dit que rien ne vaut les conseils d’une mère. Parce que sa mère la connait mieux que quiconque, qu’elle a beaucoup plus d’expérience et que c’est elle qui sait ce qui est bon pour ses enfants. Rachel se lève.
— Tu as raison. Je vais lui téléphoner.
Elle sort de la pièce et Célestine met les carottes dans la casserole, un sourire au coin des lèvres. Elle regrette d’avoir pu lui dire des choses si blessantes, elle sait que cela ne se fait pas. Mais finalement elle a réussi à la convaincre, et c’est le principal. Maintenant elle sait que sa fille sera heureuse.

Rachel vient de raccrocher. Elle reste debout devant le téléphone et ne peut détacher ses yeux du combiné. Alors ça y est, c’est fait. Maintenant elle ne peut plus revenir en arrière. Elle épousera Raymond dans quelques mois, c’est comme ça. Et elle ne sait pas si elle regrette ce qu’elle vient juste de faire ou non. Après tout, il y a quelques décennies à peine, les mariages d’amour étaient très rares. Et puis peut-être que les sentiments viendront avec le temps, qui sait ? Quoi qu’il en soit, ce qui est fait est fait. Désormais elle ne sera plus jamais désignée comme la célibataire dont personne ne veut, et c’est sûrement mieux comme ça.

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TUSCARORA
Posté le 02/10/2022
Très bien la décision de Rachel : il est indispensable qu'elle commette une erreur (errare humanum est) et qu'elle ait des faiblesses sinon il n'y a pas d'histoire. Bien sûr les personnages de la mère et du prétendant pourraient être moins caricaturaux, plus complexes, plus fouillés mais ça tient debout quand même.
D'autre part, je dirais : "qu'il vaut mieux ne pas le contrarier" plutôt que "il ne vaut mieux pas le contrarier"
rebrousse (tu as écris retrousse son chemin)
que je lui donnerai (futur) au lieu de donnerais
le plus loin qu'elle se souvienne au lieu de le plus longtemps...
Bow
Posté le 15/10/2022
Merci pour les corrections 😊
Alice_Lath
Posté le 02/02/2021
Rah la boulette ça Rachel, une bien belle boulette
Simplement un point de détail qui me paraît important : la Seconde Guerre mondiale a marqué la génération de femmes de cette époque (aka Suzanne) en profondeur et les a fait gagner en autonomie (pour le meilleur et surtout pour le pire). En fait, les femmes de cette époque était plus libre de leur vie que pendant les années 50 qui ont marqué un net retour en arrière de la condition féminine. Avec l'éléctroménager et le confort moderne, dans l'idéal classe moyenne de l'époque, la femme n'avait plus à travailler et pouvait se consacrer au foyer. Quelque chose que les générations précédentes ne connaissaient pas, voir acceptaient difficilement. Donc normalement, Rachel pourrait trouver des oreilles attentives parmi les femmes de la génération de sa mère ou même plus âgées, surtout que ce n'est pas la haute bourgeoisie.
Voilà, c'était la minute culture hahaha
Bow
Posté le 02/02/2021
Merci pour cette petite info très intéressante, c'est vrai que je n'étais pas suffisamment renseignée pour voir les choses de cette manière ! Contente de l'apprendre maintenant, il est jamais trop tard ahah
Smi
Posté le 20/01/2021
Bj Bow. Tu décris parfaitement le poids de l'environnement familial et sociétal. On sent parfaitement la dureté de la mère dans son attitude et ses propos. Peu de mots suffisent pour convaincre Rachel. On aurait aimé un peu plus de réaction de sa part . En quelques échanges seulement l'affaire est conclue. J'espère qu'il y aura un rebondissement de la situation pour Rachel.
Bow
Posté le 20/01/2021
Coucou Smi ! En effet elle a vite été convaincue, ça fait un peu partie de son caractère. Elle a plein de principes et d'idées mais reste très influençable et marquée par des mots durs, surtout quand ça enfonce encore plus son manque de confiance en elle. Je voulais vraiment faire transparaître la peur de finir seule dans sa prise de décision. Mais je comprends que ce soit frustrant !
Quant au retournement de situation, je te laisserai le découvrir ;)
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