Chapitre 4

Agathe occupa le poste de directrice des recherches pendant douze ans, période pendant laquelle elle contribua fortement à accroître la réputation du laboratoire. Les découvertes réalisées sous sa direction permirent à la communauté scientifique de préciser les origines et les frontières de la conscience. En plus de leurs nombreuses applications médicales et biologiques, ces avancées profitèrent à l’ensemble de l’humanité en augmentant le niveau de conscience moyen de 0.3 en seulement quelques années. Agathe exploita également ces résultats en les intégrant à son programme d’entraînement. Elle parvint alors à repousser son record personnel en atteignant le remarquable score de 4.3.

Après sa brillante carrière de chercheuse, elle décida de se consacrer à la transmission de ses connaissances. Elle anima de nombreuses conférences dans les universités les plus prestigieuses du monde, ainsi que des présentations publiques destinées à l’ensemble de la population. En parallèle de ces activités, Agathe créa un site internet destiné à promouvoir l’élévation de la conscience. Elle y décrivait ses propres méthodes, en les accompagnant toujours de sources scientifiques qui attestaient leur validité. Le site attira rapidement un grand nombre d’utilisateurs, qui remplirent les forums de questions diverses et de réflexions personnelles.

Agathe prenait parfois le temps de répondre elle-même, ce qui provoquait systématiquement un afflux de visiteurs sur son site. L’un des fils de messages les plus commentés était né d’une critique adressée directement à la créatrice du site. Un utilisateur prétendait qu’elle n’avait rien compris au concept de conscience si elle était encore convaincue qu’il existait un cinquième niveau. Cette accusation provoqua de nombreux débats, jusqu’à ce qu’Agathe intervienne personnellement. Elle affirma alors qu’elle prouverait que le cinquième niveau existe de son vivant.

Malgré le suivi régulier de son programme d’entraînement, elle éprouvait des difficultés à maintenir son score autour de 4.3. Il était fréquent que le niveau de conscience diminue légèrement en vieillissant, et elle craignait que la détérioration inévitable de son cerveau ne l’empêche de progresser autant qu’elle l’espérait. Agathe approchait de la soixantaine et savait que son temps était compté ; elle se tourna donc vers des méthodes qu’elle n’avait pas osé envisager jusqu’à présent. Elle avait récemment lu un article sur l’effet de différentes substances psychotropes sur la conscience. Les auteurs de cette publication prétendaient avoir synthétisé la première drogue qui augmentait temporairement le niveau de conscience. Elle tenta de les contacter pour obtenir un échantillon, mais les chercheurs refusèrent en lui expliquant que la substance était encore au stade expérimental.

Cela n’arrêta pas Agathe, qui considéra d’autres moyens d’obtenir cette drogue. Les rumeurs de l’existence d’une telle substance se propagèrent rapidement, et des laboratoires clandestins commencèrent à en produire quelques semaines seulement après la publication initiale. De nombreux dealers profitèrent alors de la popularité de ce nouveau produit, communément appelé Next. Un soir, Agathe parvint à s’en procurer un demi-gramme auprès d’un groupe de jeunes qui lui semblaient dignes de confiance. Elle testa immédiatement la pureté des cristaux avec son matériel d’analyse, puis elle ingéra une dose standard.

Après environ une demi-heure, Agathe commença à ressentir les premiers effets de la drogue, qu’elle prit soin de documenter. Sa vision semblait plus nette, et tous ses sens devinrent progressivement plus affutés. Bien qu’elle eut l’impression de devenir plus lucide,  l’évolution de son niveau conscience était difficile à estimer. Elle regretta alors de ne pas avoir réalisé cette première expérience dans un environnement où elle aurait pu effectuer des mesures plus précises. Une fois qu’elle fut habituée aux modifications sensorielles, Agathe effectua plusieurs tâches testant sa logique, sa coordination et sa créativité jusqu’à ce que les effets se dissipent après quelques heures.

L’amélioration de ses capacités cognitives pendant cette période était incontestable, mais elle ne pouvait raisonnablement en déduire aucune augmentation de son niveau de conscience. Elle décida donc de planifier sa deuxième dose juste avant son prochain examen. Comme elle ne pouvait se permettre d’attendre trois ans entre chaque expérience, Agathe s’autorisa à doubler la quantité usuelle de Next.

Aucun test de conscience ne lui avait semblé aussi facile que celui qu’elle passa sous les effets de la drogue. Elle rendit l’examen après seulement trois heures, sur les quatre normalement prévues pour l’effectuer. Lorsqu’un examinateur du centre lui annonça son résultat dans l’après-midi, Agathe ne fut absolument pas surprise d’avoir égalé le record mondial de 4.6. Bien qu’elle ait profité du flou juridique autour de l’utilisation de substances psychotropes, elle considéra ce résultat comme tout à fait représentatif de ses capacités potentielles.

Le comité international de la conscience réagit cependant rapidement à la consommation problématique de Next. En accord avec les centres d’évaluation, un test obligatoire fut imposé avant chaque examen afin d’harmoniser les résultats. Au moment de cette annonce, Agathe avait déjà accepté que l’utilisation de substances psychotropes n’était pas une méthode acceptable pour atteindre le cinquième niveau de manière durable. Elle décida alors de rencontrer la seule autre personne qui pouvait comprendre sa situation : Kazehaya Shunsuke, un physicien japonais qui avait établi le précédent record de 4.6, avant de se retirer de la société pour vivre en ermite. Après quelques recherches infructueuses, elle entama une longue démarche pour localiser l’homme qui vivait, selon les rumeurs, dans la forêt d'Aokigahara.

Agathe coupla sa retraite professionnelle à une retraite symbolique en partant s’installer au Japon. En plus de faciliter sa recherche de l’ermite, elle était convaincue que son immersion dans la culture locale favoriserait l’élévation de son niveau de conscience. Elle acheta une petite maison à l’ouest de la ville de Fujikawaguchiko, à proximité de la forêt. Plusieurs résidents lui confirmèrent que le professeur Kazehaya Shunsuke avait été aperçu dans ce qu’ils appelaient “la mer d’arbres”, mais aucun ne l’avait côtoyé personnellement. Agathe s’aventura à plusieurs reprises dans l’immense forêt, mais elle ne trouva aucun signe de vie humaine.

Les années passèrent sans qu’elle ne puisse obtenir la moindre information exploitable sur l’ermite, au point qu’elle suspectât qu’il soit mort. Durant cette période, personne ne parvint à dépasser le score de 4.6, et Agathe craignait qu’elle ne puisse jamais prouver que le cinquième niveau existait réellement. Puisqu’elle disposait d’un temps limité, elle décida de repousser son périmètre de recherche pour s’enfoncer de plus en plus profondément dans la forêt. Ses expéditions s’allongèrent, jusqu’à ce qu’elles dépassent régulièrement des durées de deux semaines. Elle avait cependant beaucoup de mal à imaginer comment un homme seul aurait pu vivre pendant plus de dix ans dans cet environnement hostile.

Et pourtant, un jour, alors qu’elle explorait une région encore inconnue de la forêt d’Aokigahara, Agathe découvrit une cabane relativement bien entretenue. Elle s’approcha prudemment, en espérant qu’il ne s’agissait pas du repaire d’un individu dangereux. A part du matériel essentiel de survie et quelques livres, la cabane était totalement vide. Agathe comprenait suffisamment bien le japonais pour traduire les titres de certains ouvrages de physique posés sur une étagère, mais leur contenu trop académique restait inaccessible. Elle supposa néanmoins qu’il y avait de fortes chances que ces livres appartiennent à Kazehaya Shunsuke. Elle s’assit donc sur le sol et médita en attendant son retour.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Agathe constata que l’obscurité commençait à submerger la forêt. Elle attendit encore quelques minutes, jusqu’à ce qu’elle entende des bruits de pas approcher. Le vieil homme qui entra dans la cabane ne sembla pas surpris de la voir. Il déposa un grand sac rempli de provisions près de l’entrée avant de prendre la parole.

« Vous n’êtes pas d’ici.

- Non, rétorqua Agathe, mais vous non plus. »

L’homme sourit. Elle avait au moins réussi à retenir son attention. L’ermite enchaîna sans la regarder.

« Qu’attendez-vous de moi ?

- Nous avons tous les deux atteint les niveaux de conscience les plus élevés de l’humanité. J’espérais que vous pourriez m’aider à dépasser mes limites afin de prouver qu’il existe un cinquième niveau. »

Kazehaya se tourna vers Agathe, qui était toujours assise au milieu de la cabane. Il l’observa de haut en bas sans afficher la moindre expression sur son visage. L'ermite réfléchit quelques secondes avant de formuler sa réponse.

« Vous avez déjà compris ce qu’est la conscience. Pour atteindre le cinquième niveau, vous devez comprendre ce qu’elle n’est pas. »

Agathe repensa immédiatement aux expériences qu’elle avait effectuées sur des formes de vie primitives au début de sa carrière. Les scores les plus faibles avaient été attribués aux espèces dont les comportements étaient purement instinctifs, et l’on pourrait donc en conclure que l’instinct s’oppose à la conscience. Elle comprit alors rapidement l’affirmation de Kazehaya : une répression des comportements instinctifs pouvait entraîner une augmentation du niveau de conscience. Agathe commença alors à énumérer mentalement les différentes composantes propres à l’instinct de survie de toute espèce. Elle réalisa qu’elle n’avait jamais ressenti le moindre besoin de se reproduire, et que cela avait probablement contribué à l’augmentation de son score.

Cependant, d’autres comportements instinctifs semblaient bien plus difficiles à réprimer ; et le fait de lutter consciemment contre son propre instinct de survie ne pouvait logiquement mener qu’à une seule conclusion : la mort. Agathe fronça les sourcils. Elle ignorait combien de temps s’était écoulé depuis la réponse de l’ermite. Le vieil homme était en train de cuisiner, et il ne semblait pas être préoccupé par la présence de son hôte. Malgré la brièveté de leur discussion, cette rencontre avait fait émerger d’innombrables questions dans l’esprit d’Agathe. Elle avait l’impression que les deux dernières phrases prononcées par Kazehaya contenaient les réponses à toutes les questions qu’elle aurait pu lui poser.

Elle le remercia avant de quitter sa cabane. Sur le chemin du retour, elle pensa à tous les comportements instinctifs qu’elle pourrait éventuellement conscientiser, voire réprimer totalement. Elle pouvait bien sûr contrôler volontairement la contraction de ses muscles ou sa respiration, mais d’autres fonctions vitales semblaient irrémédiablement faire partie des processus inconscients de son corps. Elle songea aussi aux pulsions instinctives que tout être humain peut ressentir. Bien que certaines d’entre elles soient maîtrisables, d’autres lui paraissaient absolument hors de son contrôle.

De retour chez elle, Agathe se renseigna sur les fonctions biologiques qui pouvaient être influencées par des choix conscients. Elle avait déjà constaté que la méditation pouvait affecter son rythme cardiaque, mais certains auteurs prétendaient qu’il était possible d’acquérir le contrôle conscient de ses rêves, de sa digestion, ou encore de sa transpiration. Agathe éprouva une fascination croissante pour ces articles, bien qu’ils fussent généralement publiés sur des canaux non reconnus par la communauté scientifique.

Elle passa les prochaines années à s’entraîner, en suivant les méthodes conseillées dans ces études. Elle parvint à obtenir un contrôle de la plupart de ses rêves, ainsi qu’une bonne maîtrise de son rythme cardiaque. Cependant, ses fonctionnements internes restaient globalement inaccessibles. Biologiquement, il lui semblait absolument impossible de contrôler consciemment son foie ou son pancréas comme le prétendaient certains articles. Elle acquit cependant une grande lucidité sur le fonctionnement de son corps, ce qui était déjà satisfaisant.

Agathe avait 81 ans lorsqu’elle parvint enfin à battre le record qu’elle avait établi sous l’influence de Next. Elle fut interrogée par de nombreux journalistes, mais elle éprouvait beaucoup de difficultés à expliquer ce qui lui avait permis d’accomplir cet exploit. Avec son score de 4.7, Agathe Sorell était désormais connue dans le monde entier. Son site internet regagna en popularité, mais la plupart des utilisateurs pensaient qu’il était trop tard pour qu’elle puisse encore progresser suffisamment. Malgré son âge avancé, elle espérait encore atteindre le cinquième niveau avant que la dégradation de ses capacités cognitives ne l’en empêche.

Trois ans plus tard, elle confirma son record en réitérant le même résultat. Bien que ses capacités mentales aient résisté au passage du temps, son état physique commençait à se détériorer de manière inquiétante. Comme la ville de Fujikawaguchiko ne disposait d’aucune structure appropriée, Agathe décida d’intégrer un établissement médico-social à Kōfu, la capitale de la préfecture. Elle y fut accueillie avec beaucoup de respect et de bienveillance, à la fois par le personnel et par les autres résidents avec qui elle partageait régulièrement les événements marquants de sa vie.

Agathe compensa la diminution de son activité physique par une augmentation significative de ses réflexions personnelles. Elle pensait régulièrement aux concepts de vie et de mort, car elle y était désormais confrontée quotidiennement. Un jour, alors qu’elle évoquait sa rencontre avec l’ermite d’Aokigahara, un autre pensionnaire lui fit remarquer qu’une répression totale de l’instinct de survie impliquait une acceptation profonde de la mort. Agathe ne craignait pas la mort, mais elle avait du mal à concevoir que le fait d’accepter sa propre fin puisse contribuer à l’élévation de son niveau de conscience.

Lorsqu’elle cessera de vivre, son organisme perdra progressivement toute sa structure dans une augmentation finale d’entropie. Toute la matière qui définissait son corps et son cerveau se dissipera pour se mélanger au reste de l’univers. Aucun examen ni aucun outil de mesure ne pourra alors estimer son niveau de conscience. Était-il seulement possible de définir la conscience d’une entité dépourvue de vie ? Agathe appréciait l’idée que le support de sa conscience puisse se disperser au-delà de son corps physique, et se mêler à l’étoffe de la réalité. Elle passa beaucoup de temps à imaginer en détail ce processus, jusqu’à ce qu’elle parvienne à développer une conception très rationnelle de sa propre mort.

L’une de ces réflexions l’amena à penser qu’une conscience fragmentée dans l’espace-temps serait nécessairement supérieure à un esprit local, car elle aurait accès à des points de vue infiniment plus variés sur l’univers. Par extension, elle pouvait désormais considérer la mort comme une élévation de la conscience, et non comme sa fin. Le cinquième niveau ne serait alors rien d’autre que ce qu’elle avait appelé le niveau zéro pendant toute sa vie. Cette réalisation, qui allait à l’encontre de tous les paradigmes scientifiques actuels, permit à Agathe d’accepter sereinement ses derniers jours dans l’établissement.

Peu après son 87ème anniversaire, alors que sa santé continuait à se dégrader, un infirmier demanda à Agathe si elle souhaitait effectuer un dernier examen de conscience. Elle accepta, et l’équipe soignante contacta immédiatement le centre d’évaluation de Kōfu afin d’organiser un test. Trois jours plus tard, une examinatrice désignée par le centre arriva à l’accueil de l’établissement. Un membre du personnel l’accompagna jusqu’à la chambre 173, où elle se présenta humblement à celle que tout examinateur aurait voulu évaluer. Ce matin-là, Agathe n’avait pas la force de se lever. L’examinatrice installa donc un plateau au-dessus de son lit pour qu’elle puisse écrire ses réponses.

Après quelques formalités, Agathe indiqua qu’elle était prête à commencer, et l’examinatrice enclencha son chronomètre. Elle espérait assister à une performance prodigieuse, et fut donc surprise de constater que sa candidate du jour se contentait de lire l’examen sans y inscrire aucune réponse. Agathe parcourut ainsi l’ensemble des cinq pages qui composaient ce test, puis elle reposa délicatement le dossier sur son plateau. Elle regarda l’examinatrice en lui souriant, avant de lui faire comprendre qu’elle avait terminé. Perplexe, l’employée du centre d’évaluation récupéra l’examen vierge et quitta l’établissement. Elle s’étonnait que la célèbre Agathe Sorell ait fait déplacer quelqu’un inutilement.

L’infirmier entra peu de temps après le départ de l’examinatrice. Il s’assura que tout allait bien avant d’évoquer le sujet évident.

« Alors cet examen ? Vous avez été particulièrement rapide, félicitations.

- C’est parce que je n’ai répondu à aucune question. »

L’infirmier réfléchit quelques instants. Il n’était pas vraiment familier avec les méthodes d’évaluation.

« Alors ils vont vous donner quelle note ? Zéro ou cinq ?

- Peu importe, puisque c’est strictement la même chose. » répondit simplement Agathe.

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!Brune!
Posté le 10/01/2023
Bonsoir,

Ce dernier chapitre est à l'image des précédents : fluide, concis, rapide. Il y a beaucoup d'informations dans ton récit, cependant on n'en sort pas groggy. Tu parviens à synthétiser un sujet complexe dans une nouvelle rythmée, au style clair et précis.
Cependant, je crois que tu avais assez de matière pour en faire un roman passionnant ;-)
LucidNightmare
Posté le 11/01/2023
Hello,

Merci beaucoup pour tes retours ! C'est effectivement la nouvelle la plus longue que j'ai écrite. En élargissant le point de vue à l'ensemble de la société, je crois qu'il serait possible d'en faire un roman, mais ce n'est pas dans mes projets actuels.
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