Chapitre 4

Elle grimaça et se décala d’un bon mètre de Julien. 

— Tu connais mon frère ? 

— Ton frère sent. Il pue l’imprévisibilité, il a les épaules qui s’agitent. Il a une balance qui soupèse chaque chose dans son œil. Je n’aime pas les gens qui me pèsent ou qui pèsent ce qui m’entoure comme cela. Il y a des choses dont je ne veux pas connaître le poids.

— C’est une manière de voir les choses... 

Le silence s’égraina au fil du sable froissé par les vagues. Julien laissa ses doigts glisser dans les grains humides. À côté, la jeune femme replia les jambes, le dos recourbé et le blanc des yeux nervurés par la persistance du vent. Une mèche de cheveux louvoya jusqu’au creux de ses clavicules. Face aux bourrasques venues du large, Julien avait la sensation de se déplier comme une lanterne de papier dans lequel on aurait soufflé un air de sel et de fraîcheur. 

— Et toi ? relança-t-il. Tu fais quoi là ? 

— Des chantiers. Je suis maçonne, ma famille vit à une heure de l’île sur le continent. 

— Tu as dû entendre parler des disparitions alors ? Ça ne te fait pas peur ? 

— Non. Les découverts bancaires, ça me fait peur. Les papiers de l’admin, ça me fait peur. Les tickets de caisse, ça me fait peur. J’ai des peurs d’adulte maintenant. Je laisse les fantômes à Diane et à ceux qui veulent espérer autre chose que ça. 

Ça... Elle balaya l’étendue de la plage du bout des doigts. Voilà le ça. Ces choses bêtes que l’on pesait dans une balance. Tout, Julien et elle à la fois. La grisaille formait comme un couvercle sur la prison de Celle-qui-mange-sur-la-plage. Sous ses cils humides, des yeux bruns brillaient comme du verre poli face à la mer verte, et laissaient transparaître une écume semblable à celle de la fleur de sel que l’on récolte dans les marais l’été venu. Puis, elle saisit son tupperware, ouvrit le couvercle pour le reclaquer un grand coup et le jeta au fond de son sac de sport. Julien eut la politesse de lui demander ce qu’elle faisait sur son temps libre. La conversation dévia sur Hemingway puis la chasse à la baleine. Et ils ne reparlèrent plus de Ceux-qui-sont-partis de toute l’heure qu’ils passèrent dans le sable. 

Julien rentra à la maison plus perplexe qu’à son départ. Bien réveillé depuis, Anthony était dans la cuisine, habillé d’un simple short de sport et d’un tablier. Il faisait rissoler des œufs au plat dans un crépitement de beurre. La ciboulette tranchée embaumait l’espace de son parfum piquant. Julien ne se formalisa pas de la tenue de son frère, il s’y était habitué. On prenait vite d’étranges réflexes quand se dessinait un premier biceps à dix-huit ans en même temps que l’ébauche d’un égo.

— Bien dormi ? lui demanda Anthony en ajoutant un poivre noir très odorant. J’ai failli me dire que t’étais rentré sur le continent. T’es allé sur la plage ? 

— J’ai eu maman en ligne. Je reste encore un peu. 

— Tu l’écoutes trop. Et voilà comment tu resteras pauvre longtemps, à faire la manche aux contrats intérimaires. Vraiment, faut que tu me laisses t’aider. Tu sais, avec la cryptomonnaie, j’ai pu...

— Tu connais une maçonne qui mange sur la plage ? 

Anthony esquissa un rictus en même temps qu’il éteignit le gaz. Il tira une assiette en un tintement de porcelaine puis s’attabla face à Julien. 

— Je vois qui c’est, oui. Tu vois la maison des Talneau ? 

— Plus ou moins. C’est celle avec le dauphin en plâtre, vers le bois des Nozières ? 

— Elle bosse sur le chantier à côté. Ils construisent tout un lotissement. Faudra que t’ailles voir, ils font un sacré boulot là-bas. 

— Tu la connais comment ? 

Anthony suspendit sa fourchette, l’œil brillant sous son front de bœuf. 

— Je l’ai croisée. Pourquoi, elle t’intéresse ? 

— Non, grogna Julien. On peut rencontrer une fille et juste vouloir être amis. 

— Conneries que tout ça. Tu fais ton fragile. Y’a toujours un des deux qui est amoureux dans les amitiés fille-garçon. Faut juste t’assumes. 

Julien crut sentir une ouverture : il s’y engouffra avec vivacité.

— Tu pourrais rencontrer une fille si tu quittais un peu Ostie. 

Il rencontra un mur de glace. Un sourire moqueur aux lèvres, Anthony déchira un morceau de pain de mie et épongea l’or liquide au fond de son assiette, sans se soucier des miettes qui se prenaient dans sa barbe de trois jours. Il ne répondit pas. Mais son frère sentit soudain comme un reliquat d’odeur de feuille de framboisier flotter sous l’œuf cuit et le gaz brûlé. 

— Je vais à la salle aujourd’hui, conclut simplement Anthony. Tu veux venir ? 

— Non, grimaça Julien en se relevant pour lancer son troisième café. 

— Tu vas faire quoi alors ? 

— J’aimerais parler à Diane. Savoir s’ils ont des nouvelles de ce Benoît peut-être. Tu voudrais pas savoir ce qu’il se passe ? 

Anthony haussa les épaules au milieu du grondement de la cafetière. 

— Y’a que les locaux qui disparaissent, jamais les gens comme moi. Mais si tu veux. Diane vit pas loin de la salle, t’auras qu’à y aller pendant que je m’entraîne.

Après un léger rot, il se leva, déposa son assiette dans le lave-vaisselle et partit préparer ses affaires de sport. Laissé seul, Julien sirota son café brûlant. Il repensait aux vaches et aux veaux qui pleuraient, à leurs larmes lourdes sous leurs longs cils noirs. Il songea à sa mère, à sa sœur Élodie, à son père. Anthony n’avait pas tort sur ce point : il n’avait pas l’argent nécessaire pour s’attarder à Ostie. Il lui fallait retrouver un contrat, et vite. Comment faire partir son frère ? Son crochet à la plage ne lui avait pas apporté la réponse attendue. Il ignorait tout de la situation financière ou même des relations amicales d’Anthony. À vrai dire, il ignorait tout de son frère. Sur l’horloge du four, les minutes s’égrainèrent en chiffres bleus. Sans doute qu’il y aurait des pistes en fouillant ses papiers ? Son ordinateur ? Mais comment récupérer son mot de passe ? Avait-on le droit de faire ça à son propre frère, un adulte responsable ? Julien se trouvait toujours accoudé à la table, à marmonner tout bas, les cheveux humides encore de sa sortie à la plage, quand l’odeur de feuille de framboisier se fit soudain plus forte. Il leva les yeux vers le couloir menant vers les chambres et la salle de bain. 

L’air était intact, et pourtant quelque chose bourdonnait. Non, quelque chose humait, reniflait, oui, c’était cela, un frémissement ou un frisson, une tension qui taisait son nom. Il fronça le nez. C’était comme deviner l’orage. Et, devant les murs jaunes, devant le tableau du chien en uniforme napoléonien, elle apparut. Celle qui sentait non seulement la feuille de framboisier, mais aussi la feuille brûlée d’automne, la feuille trempée d’hiver et le platane d’été. Il y avait dans la nervosité de ses yeux, à sans cesse bouger au moindre son, quelque chose qui rappela à Julien Celle-qui-mange-sur-la-plage. Dans la forme des sourcils, on y trouvait un écho de sa mère ou Élodie. Pour le reste... Les longs cheveux blonds de la jeune femme – très jeune même, peut-être pas vingt ans ? – s’évasaient le long de sa silhouette en forme de sablier. Sa peau avait le reflet du verre, sa poitrine une rondeur géométrique absurde. L’inconnue était engoncée dans un chemisier aux plissures savantes et un pantalon si serré qu’il formait des cassures moulantes contre son aine. Malgré tout, la jeune femme avait la continuité du désert. Ses grands cils palpitants, elle agita ses lèvres pulpeuses : aucun mot ne sortit. Elle rougit. Julien se rapprocha, glacé. Que faisait cette fille ici ? Elle n’avait aucun maquillage, un physique de star, une attitude timide. Elle semblait si réelle et si angoissante à la fois. Oui, angoissante. Dans la poitrine de l’homme s’ouvrit comme un abîme noir qui le fixait, dans sa conscience l’observaient des milliers d’yeux de ténèbres et de sang.

— Qui es-tu ? balbutia-t-il. Qu’est-ce que tu fais là ? 

— Inanna, souffla-t-elle. Inanna.

Julien détourna le regard un instant lorsqu’une mouette s’envola dans le jardin en un claquement d’ailes. Quand il retourna au couloir, l’inconnu avait disparu dans ce couloir couleur thé comme se serait dissout du sucre. Ne resta que le lévrier médaillé accroché au mur qui fixait Julien d’un air énigmatique. Et ce mot : Inanna. 

Anthony le trouva toujours au même endroit deux minutes plus tard, appuyé contre le plan de travail et sa tasse de café froid à la main. Julien observait le mur, sans comprendre. Un fantôme ? Mais un fantôme de quoi ? D’une femme ? Mais dans ce cas, pourquoi cette simple vue réveillait cette angoisse abyssale en lui ? Cela avait-il un rapport avec la disparition de Benoît et des autres ? La culture occulte de Julien se limitait à une partie de ouija au collège et à quelques Paranormal Activity. L’œil morne, il laissait son esprit galoper depuis de longues secondes sans parvenir à trouver un point de départ à une réflexion cohérente. 

— Tout va bien ? fit Anthony. Je suis prêt, on y va si tu veux.

Julien se tourna lentement vers lui. Posa sa tasse, se frotta les joues, et marmonna : 

— Il y a vraiment pas de fille ici ?

Anthony éclata de rire en agitant les clefs de la voiture.

— Fouille la maison si ça te chante. Un tour sur la plage, et on a le cœur à l’envers. Allez, viens, on y va. Après je serai en retard dans mon planning d’entraînement. Je prendrai des bières aussi pour ce soir. 

Tandis qu’Anthony tournait la clef sur le contact de sa Peugeot, Julien se laissa couler contre le dossier du fauteuil. Cette femme, cette Inanna, n’était pas réelle. Il en avait la conviction. Mais alors, était-ce un esprit ? Quelque chose d’étrange comme la dent en or de sa grand-mère ? Le moteur ronronna et très vite ils rejoignirent la départementale menant à la ville principale de l’île, Port-en-Bresson. Maintenant qu’ils circulaient en plein jour, Julien fut frappé par le nombre de maisons en construction. Les champs de betteraves reculaient, et là où dix ans plus tôt ils apercevaient le tracteur du voisin depuis la route, son terrain disparaissait désormais derrière un lotissement à l’odeur de peinture fraîche. Anthony tritura l’écran un moment pour remettre la radio. Cette fois, ce fut la voix susurrante des Échos de midi qui berça Julien au rythme du véhicule, sans parvenir à éteindre l’anxiété qui lui nouait les entrailles. 

— ... se préparent à la tempête qui devrait toucher les côtes ouest de la France d’ici trois jours. Une tempête sombre, ô oui, cruelle et douce. Il faudra accueillir ces lourds nuages noirs, et crier au ciel ce que Salomé a crié à Iokanaan, rappelle-toi, ô rappelle-toi mon ami ce que la princesse a crié jadis. « C'est de tes cheveux que je suis amoureuse, Iokanaan. Tes cheveux ressemblent à des grappes de raisins, à des grappes de raisins noirs qui pendent des vignes d'Edom dans le pays des Edomites. » Écoutons la princesse. La princesse a soif d’un vin plus rouge que le cinabre de Colchide qui tinte les lèvres sensuelles de nos mortes. De nos mortes. D’Aurélie. La princesse a soif d’un vin plus étourdissant que le sang du Juif abandonné par son père non pas pour effacer nos souffrances, mais nous donner un sournois plaisir à les vivre. Pour exalter notre sensualité, encore. Tout n’est que corporalité et sensualité. Le vin vivra, il charrie le sang. Vengeance pour ceux qui ont vécu dans le chagrin de la sérénité. Écoutons la princesse ! Elle portera nos mots face aux tonnerres et aux éclairs plus blancs que des os. Ce sera le fracas des armes. De la danse. La tempête sera à Ostie dans trois jours. Salomé ira chercher la tête de la tempête et nous embrasserons la nature morte, sa bouche grouillante de vers gras et libres, nous-mêmes écrasés sous le poids des boucliers de bronze d’un soleil devenu noir...

Quand la litanie s’interrompit, ils étaient stationnés sur le parking presque désert – à l’exception de deux autres véhicules – que la salle de sport partageait avec la clinique vétérinaire. 

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Edouard PArle
Posté le 06/06/2023
Coucou Alice !
Après un petit bout de temps, je viens continuer les aventures de Julien. Ce chapitre est dans la continuité des précédents, avec cette atmosphère inquiétante que l'assurance d'Anthony ne parvient pas à dissiper. La conversation entre les deux frères est intéressante, je pense qu'Anthony sera l'un des prochains à disparaître. On verra si mon petit pronostic se réalise.
L'étrange jeune femme que voit Julien, dont on ignore si elle est réelle ou pas, est vraiment mystérieuse. A-t-elle un rôle avec les disparitions ? Qui est-elle vraiment ? Je suis curieux d'en apprendre plus à son sujet...
Un plaisir,
A bientôt !
Alice_Lath
Posté le 11/06/2023
Coucou Edouard,
Merci beaucoup pour ton passage ! Et je note pour le prono haha qui sait qui sait, nous verrons bien qui disparaîtra
Et tant mieux si la tension de l'atmosphère parvient à se maintenir en tout cas
Et merci beaucoup encore pour ton retour !
Cocochoup
Posté le 30/05/2023
La remarque de la fille qui mange sur la plage sur ses peurs, c'est tellement terre à terre et desabusé. Ca indique bien comment elle voit la vie!

Je suis moins fan de cette phrase
"Elle n’avait aucun maquillage, un physique de star, une attitude timide."
Non pas que cette phrase ne soit pas bien écrite, mais connaissant ta plume capable d'être cynique ou acerbe, je me serais attendu à quelque chose de plus incongru!

Je m'interroge sur les capacités paranormal de Julien. Il semble assez discret face à tout ça...
Anthony ne semble pas avoir cette sensibilité
Hummm je fourmille de questions 🤣
Alice_Lath
Posté le 04/06/2023
Aaaaah je note pour la phrase, de toute façon, toute cette histoire est un premier jet, donc je prends tous les retours possibles
Et pour Anthony
Qui sait héhé
Qui sait
Merci encore Coco en tout cas !
JeannieC.
Posté le 06/05/2023
Hey coucou Alice !
Mais qui vois-je de retour avec un nouveau chapitre de cette histoire ? =D Voilà qui fait plaisir et me donne très envie de revenir poursuivre la lecture par ici. <3

Toujours une plume aussi travaillée, dont j'apprécie grandement les images et les atmosphères. Celle de la plage, celle entre Julien et Anthony. Il y a pas mal de chouettes trouvailles, comme le "front de bœuf" d'Anthony qui rend bien son état d'esprit en plus de sa tension. Le moment aussi avec la taille en forme de sablier, j'adore, ça me rappelle un poème - "Union libre" de André Breton je crois, avec une litanie de "Ma femme" et plein d'associations oniriques très fortes. <3 Et à d'autres moments ton texte n'hésite pas à être très concret, genre avec le rot, ou encore les dialogues dont les enchaînements sont toujours d'un grand réalisme.

>> "Il y a des choses dont je ne veux pas connaître le poids." > J'aime beaucoup. Et l'ensemble de la réplique avec la métaphore filée de ce poids que dégage le personnage <3
>> "ses doigts glisser dans les grains humides." > Awwww ce travail des sonorités <3 On imagine tous ces petits grains rugueux et qui grattent avec ces "gr/gl"

Un plaisir de te revoir par ici ! (et de t'avoir croisée à l'Ouest Hurlant)
Des bisous !
Alice_Lath
Posté le 10/05/2023
Coucou Jeannie !

Déjà merci beaucoup pour ton passage et oui, après avoir réfléchi, je me suis dit pourquoi ne pas retenter timidement après tout ? En m'attaquant à ma PAL de PA bien sûr, je repasserai bientôt faire un coucou à Hyriel et Estienne <3 Puis c'était trop cool de t'avoir croisée aussi héhé maintenant je peux mettre une voix et un visage derrière les Chemins et ce pseudo

Merci ensuite pour ton gentil retour, je suis contente que mes atmosphères fonctionnent, c'est quelque chose que j'apprécie beaucoup travailler je dois dire ! Et je ne connaissais pas ce problème, mais je suis allée le lire et merci pour la découverte, les associations sont effectivement très belles !

Merci encore pour ton passage et des bisous sur toi aussi
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