Chapitre 4

Par Feydra

  En plein centre de Prospect Parc, s'étendait la Ravine, domaine de la Dernière forêt de Brooklyn . Ses arbres centenaires étaient les derniers rescapés de la vaste forêt qui ornait les flancs des collines, avant qu’elles ne deviennent les différents quartiers de Brooklyn. Aucun sentier n'avait été tracé entre les troncs épais et le soleil peinait à traverser les hautes frondaisons. La rumeur de la ville disparaissait dès qu’on y pénétrait. Peu de gens s'y aventuraient, car il pouvait y régner une atmosphère inquiétante et parfois pesante. Peut-être les citoyens avaient-ils peur d’y croiser des fées et des loups-garous.

   C’était cette magie qui attirait Tomàs dans cet endroit préservé. Il aimait s'y promener, parce qu’il s’y trouvait seul; il savait s'y repérer et appréciait la compagnie des arbres centenaires. Leurs racines étaient aussi les siennes .

   Au cœur de la Ravine, là où les buissons entrelaçaient leurs branches griffues, là où des fleurs rares s’épanouissaient et où les Anciens veillaient sur leur progéniture, se cachait le Sanctuaire :  le Hêtre le plus majestueux, le plus ancien et le plus puissant de toute la forêt, de toutes les Forêts. On disait que ses racines s’enfonçaient jusqu’au noyau de la Terre, qu’il avait vu les Titans et les Dieux arpenter la planète.

   Mais cette nuit-là, sous la lumière rougeâtre de la lune de Sang, le Sanctuaire agonisait : des traces de combat et de chaos subsistaient encore et l'air sentait la mort et la corruption. Au centre de cet espace entièrement naturel, encerclé de rochers anciens sur lesquels étaient gravés des symboles ésotériques, le hêtre n'était plus que l'ombre de lui-même. Ses feuilles noirâtres tombaient continuellement et tapissaient le sol à ses pieds. Les racines qui s’étendaient en un entrelacs autour du tronc montraient de larges blessures et s’étiolaient à certains endroits. Le bois craquait, comme s’il allait s’écrouler d’un moment à l’autre. L'emplacement où était gardé le Philactère n'était plus qu'un trou béant duquel suintait une épaisse substance, à la fois du sang et de la sève.

   Sheraz se préparait pour le rituel de purification : entièrement nue, elle dessinait sur son corps des runes qui renforceraient son lien spirituel avec Gaïa. Tomàs, Sebastian et Sergueï attendaient non loin d'elle. Tout autour d'eux le reste de la meute arrivait. Invisible de tous, une silhouette se glissa derrière un énorme tronc d’arbre, à l’extérieur du cercle. Personne ne la remarqua.

   Un silence cérémonieux s'étendait sur la scène; même la rumeur nocturne de la forêt s'était éteinte. Tomàs regardait son amie avec inquiétude : il savait ce qu'une telle corruption demandait comme sacrifice, encore plus grand maintenant que Gaïa les avait abandonnés.  

- Le Nexus est fragile, mais il tient encore. Il faut agir rapidement si on veut éviter de perdre ce Sceau, fit Sheraz en se levant et en se tournant vers son Alpha. Je suis prête.

Sebastian hocha la tête et, du regard, fit le tour de la clairière . Tout le monde était arrivé et attendait. Tomàs se posta près de son frère, comme le rituel le voulait. Il croisa le regard de Sheraz qui posa une main rassurante sur son bras.

- Ne t'en fais pas, mon frère. Tout ira bien.

Le jeune homme se contenta d'hocher la tête : seule la Shamane avait le droit de parler pendant cette cérémonie. Après un salut dans leur direction, elle se détourna et s'agenouilla, face à l'arbre. Elle ferma les yeux . Puis son corps se modifia et elle prit sa forme de loup. Elle leva sa gueule aux crocs luisants vers la lune et entonna un hurlement mélodieux ; son corps ondulait au rythme de son chant.  La forêt sembla y répondre : les arbres craquaient, des bruits de pas légers et d'ailes retentirent autour d'eux; des grognements et des petits cris résonnèrent entre les troncs, un vent froid se leva et secoua les hautes branches du Hêtre.

   Adossé au tronc de l’arbre, à une dizaine de mètres, le témoin indiscret observait la scène. La jeune femme ferma les yeux et se laissa envahir par le chant de la Shamane, auquel répondaient les battements du cœur de l'arbre contre lequel elle s'appuyait.

   Pendant le rituel, les symboles dessinés sur sa peau devinrent autant de blessures qui laissaient son sang s'écouler librement dans les racines. Tomàs sentit son coeur se serrer lorsqu'il vit Sheraz s'affaisser légèrement. Sebastian lui-même paraissait inquiet. Mais ils ne pouvaient intervenir.

   A leur tour, ils prirent leurs formes lupines, les uns après les autres, et commencèrent leur propre chant primal. De longues minutes passèrent, le sang coulait, mais l'arbre ne manifestait aucun signe de guérison. Puis, doucement, les feuilles reprirent leur couleur naturelle; l'écoulement nauséabond cessa, le sol devint plus  verdoyant et l'atmosphère s'allégea. Sheraz s'effondra, reprenant immédiatement sa forme humaine. Les dernières gouttes de son sang furent aspirées dans le sol. Tomàs s'approcha d'elle, la prit dans ses bras, mais toute vie avait quitté son corps pâle; ses yeux sans vie fixait la lune sans la voir. La meute forma un demi-cercle derrière eux et les observait dans un silence endeuillé.

   Des larmes coulèrent sur les joues de Tomas. Une main se posa sur son épaule.

   - Elle a accompli son devoir, murmura Sébastian d’une voix brisée.

   Un peu plus loin, la jeune femme dissimulées observaient toujours intensément la scène.

   - Non, murmura-elle

   Au même instant, une présence se fit sentir parmi les membres de la meute, une présence si puissante qu'ils échangèrent des regards stupéfaits. Elle venait des arbres, des plantes, de la plus humble des fleurs, parcourant les racines, les branches et les pétales pour converger dans le Nexus, et à travers le Hêtre et ses racines, s'engouffrer dans la frêle silhouette de Sheraz.

   Ses yeux aveugles s'illuminèrent soudain d'une lueur violette éphémère; elle reprit son souffle et elle s'agrippa à Tomàs. La panique et la stupéfaction se lisaient dans ses yeux.

   - Tu n'as pas encore terminé ton voyage, ma fille, fit la jeune femme en s'éloignant de l'arbre.

   Abbie resta un moment à observer sa meute se regrouper et célébrer le miracle, une main caressant distraitement le tronc de l'arbre qui l'avait cachée. De minuscules tiges et vrilles l'effleurèrent et s'enroulèrent autour de son bras, en une étreinte légère et tendre. D'autres descendirent de la branche au-dessus d'elle et caressèrent sa joue. Abbie sourit, remercia l'arbre d'une dernière caresse. Après un regard vers Tomàs, elle s'éloigna et disparut dans les profondeurs de la forêt. 

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Elka
Posté le 23/08/2022
Elle est belle comme tout cette description de forêt, et j'ai particulièrement aimé le lien que Tomas entretient avec elle. "Leurs racines étaient aussi les siennes", c'est très efficace comme phrase, et très poétique !
Voici donc la fameuse cérémonie. Je trouve que tu réussie à la décrire sans en faire trop, on comprend l'enjeux en découvrant l'arbre mort et il semble évident que le rituel a marché.
J'ai été surprise par la mort de Sheraz car rien ne nous y prépare. On ne perçoit pas que c'est un risque qu'elle prend. Dans ton JdB tu as mentionné que tes personnages s'en sortaient toujours et que tu cherchais à leur amener de la profondeur. Je pense que tu as ici quelque chose d'important pour Tomas :
Il convient de se rendre à une cérémonie pendant laquelle, il le sait, quelqu'un de très important pour lui risque fort de mourir. On devrait percevoir cet enjeu au chapitre précédent, et ça devrait teinter les pensées de Tomas durant celui-ci. Il manque un tout petit quelque chose pour connecter au personnage ; et un chapitre aussi fort en émotions comme celui-là est le moment parfait je pense !
Nous, on ne la connait pas Sheraz, mais ce n'est pas grave : on peut l'aimer via Tomas ♥

Par contre je n'ai pas vraiment compris la fin :/ On passe soudain à un point de vue omniscient pour apprendre qu'une femme espionnait la cérémonie (peut-être enlever ce point de vue pour qu'on se fasse surprendre avec les lycans ?). Et pourquoi Abbie mentionne "sa" meute ? (enfin, ça tu l'expliques sûrement plus tard ahaha)

A bientôt !
Feydra
Posté le 23/08/2022
Merci pour tous ces compliments. Je n'ai peut-être pas assez insisté sur le danger, mais je l'ai quand même exprimé une ou deux fois.
Pour ce qui est d'Abbie, il lui est arrivé quelque chose dans le chapitre précédent... 😉 Mais c'est vrai que j'ai eu du mal à intégrer son intervention discrète dans la cérémonie. Cela ne me satisfait pas encore : il va falloir que je retravaille ce passage. Mais des explications arrivent dans les chapitres suivants. 😉
Contente que mon récit te plaise et merci pour tes retours.
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