Chapitre 38

Par !Brune!

À l’intérieur, il faisait extrêmement chaud. L’adolescent se couvrit le bas du visage, surpris par l’odeur de putréfaction qui régnait dans la pièce. Il patienta quelques minutes, dos au mur, afin de s’habituer à l’obscurité et ne tarda pas à voir se dessiner l’ombre d’un paysage ; des lignes d’étagères s’étendaient du sol au plafond, débordant de caisses aux formes et aux tailles hétéroclites.

Owen se décida à avancer à tâtons, la machette de Ludo glissée dans la ceinture de son saroual. D’une main, il agrippa la jambe d’un casier sur lequel reposaient de grosses boîtes en carton d’où s’échappait un aigre parfum de moisissure ; avec vivacité, il réajusta son mouchoir, assailli par les effluves malodorants, les yeux inondés d’un chapelet de larmes. Arc-bouté sur le meuble, il prit son élan et traversa d’une traite les quelques mètres qui le séparaient de la porte dont il distinguait vaguement les contours, derrière les rayonnages. À l’aveugle, il monta la rampe qui conduisait à l’ouverture, saisit la poignée et tira de toutes ses forces.

La lumière jaillit d’un seul coup, le clouant sur place. De la verrière centrale tombait une clarté étincelante qui l’obligea, durant plusieurs secondes, à garder les yeux clos. Lorsqu’il put à nouveau soulever ses paupières, il vit d’abord la structure métallique qui soutenait le toit scintiller sous les francs rayons du soleil, puis son regard glissa vers le sol où des rangs d’étagères occupaient, tels des soldats au garde-à-vous, une surface si vaste qu’il ne parvenait pas à en discerner les limites ; ça ressemblait donc à ça, un grand magasin ! Ébloui par le spectacle, le garçon s’engagea en chancelant dans l’allée principale qu’aucun consommateur n’avait plus foulée depuis longtemps.

Il longea des blocs d’armoires aux vitrines opacifiées par le temps et la crasse, des rangées de frigos fermés par des verres coulissants couverts, eux aussi, de souillure, des rayonnages emplis jusqu’à la panse de marchandises disparates dont les conditionnements bariolés disparaissaient sous les toiles d’araignée et les strates de poussière. En passant devant une tête de gondole en forme de petite barque, il découvrit, sous un duvet moutonnant, des paquets de gâteaux au cœur garni de confiture, et malgré la pause nourricière du matin, la faim lui tordit, à nouveau, les entrailles. Sans réfléchir, il s’empara d’une pochette et l’ouvrit précipitamment. Emporté dans son élan, il dévora l’intégralité du sachet en quelques secondes avant de réaliser qu’en plus d’avoir un goût de papier mâché, les biscuits lui avaient également donné très soif ; négligeant sa mission, il se mit à arpenter, avec fébrilité, les rayonnages, pour chercher quelque chose à boire. Il savait, pour l’avoir étudié en classe, qu’à cause du rationnement, l’eau en bouteille était devenue un produit de consommation extrêmement rare qu’on ne trouvait plus qu’au sein de boutiques spécialisées, réservées à l’élite. Néanmoins, quelques boissons telles que le lait et certains alcools avaient continué à se vendre, en quantité limitée, dans les hypermarchés.

Grâce aux panneaux fixés au-dessus des étagères, l’adolescent ne tarda pas à repérer l’objet de sa convoitise ; coincée entre la farine et le sucre, une pyramide de minuscules flacons s’élançait vers la charpente en acier qui maintenait le toit de tôle et de verre. Il s’engagea dans le rayon, impatient de sentir le liquide nacré couler au fond de sa gorge lorsque quelqu’un lui asséna un violent coup derrière la tête. Avant de s’évanouir, il eut le temps d’apercevoir une paire de chaussures usées jusqu’à la corde sur laquelle on avait dessiné la silhouette d’un dragon.

 

— Owen ! Reviens à toi ! S’il te plaît !

La voix était tendre et cependant nerveuse. Quelque chose dans le timbre lui était familier.

— Owen ! Je t’en prie !

Le garçon fit un effort pour ouvrir les yeux, mais ses paupières lui parurent aussi lourdes que le plomb. Sa tête lui faisait mal ; il avait l’impression de flotter dans le vide, enveloppé dans de la ouate épaisse. Il entendit des pas s’éloigner puis revenir et l’instant d’après on tentait de lui verser quelque chose dans la bouche ; il se laissa faire, avide d’étancher sa soif.

— Ahh ! cria-t-il, recrachant l’âcre liquide que son agresseur venait de lui donner.

— Enfin ! J’ai cru que je t’avais tué ! Tu ne me fais plus jamais ça, OK !

Tout à fait réveillé, à présent, l’adolescent avisa la personne agenouillée près de lui ; des cheveux blonds, un regard de miel, doux et perçant à la fois.

— Leïla ! C’est toi ? C’est bien toi ?

— À ton avis ! répliqua la jeune fille serrant Owen dans ses bras. Qui d’autre te ferait ingurgiter du lait périmé depuis cent ans pour te ressusciter ?

— Et dire que je m’apprêtais à en boire une bouteille avant que tu m’assommes ! avoua le garçon, un peu décontenancé. Parce que tu m’as assommé, on est d’accord ?

— Quelle idée, aussi, de débarquer comme un voleur !

Owen sourit à la remarque acerbe de son amie et resserrant son étreinte, il répondit tendrement :

— Tu m’as manquée, ma vieille !

 

Oubliant complètement l’objet de sa visite, Owen pressa la jeune fille de lui raconter tous les événements qu’elle avait traversés depuis qu’elle avait été kidnappée. Assise à califourchon sur une chaise haute de la cafétéria, Leïla accepta de lui confier sa mésaventure, le corps tendu, les mains crispées sur la barre de métal qui lui servait d’appui.

— Les guerriers nous sont tombés dessus au petit matin. Les sentinelles que Charcot avait postées aux portes du village n’ont pas réussi à donner l’alerte ; les Féroces les ont égorgées avant d’envahir les maisons. Ils nous ont extirpés des lits et nous ont jetés dans la rue. Ils hurlaient et tiraient dans tous les sens, comme des cinglés. Milo et moi, on a tout de suite été emmené ailleurs, dans une bourgade située à quelques kilomètres de là, mais j’ai eu le temps d’entendre ce qu’ils ont fait au commandant et à tous les autres....

Leïla se tut, le regard fixe, les lèvres tremblantes ; puis, deux grosses larmes roulèrent silencieusement le long de ses joues hâves.

— C’est fini maintenant, lui murmura Owen en lui pressant affectueusement l’épaule. Mais, dis-moi… Kant n’était pas avec vous ?

— Non, on était que tous les deux, répondit Leïla en s’essuyant le visage d’un geste agacé. Pourquoi ?

— Parce que Marguerite nous a affirmé qu’elle aussi avait été enlevée !

— Marguerite est en vie !

— Oui, elle était partie chercher des herbes avec Mouche quand vous vous êtes fait attaquer. Mais continue, je t’expliquerai plus tard.

Leïla, émue d’apprendre que Marguerite était sauve, se racla la gorge avant de reprendre son récit :

— On a deviné assez vite que les Féroces nous avaient épargnés pour qu’on les emmène à Entias ! On a essayé de les embobiner, mais ils sont devenus violents. Ils ont fini par nous séparer et on a été interrogé, chacun de notre côté. Ça a duré pendant des jours ! À la fin, ils ont menacé de me tuer si Milo ne leur avouait pas où était la grotte !

— Il leur a dit ?

— Tu aurais fait quoi à sa place !

Owen baissa les yeux, confus.

— Je suis désolé, souffla-t-il d’un air contrit.

— Moi aussi, ça m’a mise en rogne ! le rassura Leïla. Mais, bon ! Je pouvais pas en vouloir à Milo de me protéger, non ? Alors, je me suis dit que le mieux, c’était que je déguerpisse au plus vite pour prévenir Krabb.

— Tu veux dire que tu t’es échappée ? Mais comment tu as fait ?

— Bah, j’ai baratiné un gardien et pffuit…

— Comment ça pffuit ?

— Le type m’a laissé partir en échange.

— En échange de quoi ?

— Tu captes vraiment pas ou tu fais semblant ! répliqua Leïla, le regard brûlant.

L’adolescente se redressa tout à coup, jeta un dernier coup d’œil furibond à Owen, puis sauta prestement de son tabouret. Il la regarda quitter le comptoir où tous deux étaient attablés, les mains enfoncées rageusement dans les poches d’un pantalon kaki deux fois trop grand pour elle. Peu de temps après, elle disparaissait dans les allées du magasin, lançant des coups de pied vengeurs aux caddies qui traînaient sur le sol. Le bruit emplit l’espace, retentissant en échos dans le hall sombre qui abritait les caisses. Interdit par la réaction énigmatique de son amie, Owen resta vissé sur son tabouret durant plusieurs secondes cependant que, par-delà le tintement de la ferraille, résonnait un autre son, plus mat, ressemblant à des coups sur une vitre.

— Mince ! Je les ai complètement oubliés ceux-là ! s’exclama-t-il avant de se précipiter vers les portes d’entrée du centre commercial que les nomades martelaient avec acharnement.

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