Chapitre 37

Par Diogene

Serré contre elle, il lui semblait que la bête s’apaisait, que le tumulte qui l’avait saisi s’évanouissait, cependant que sa blessure se refermait. Sur les lattes du plancher, une flaque sombre luisait dans l’obscurité. Par moments, il arrivait que l’astre de la nuit se découvre quelque peu, mais ce n’était alors qu’une tache falote dissimulée derrière un épais voile qui ne dispensait qu’une lumière rare.
    
     Était-ce l’un de ces instants, précieux entre tous, où la lune se paraît de ses atours ?
    Une pâle lueur argentée baignait le pelage sanglant de son compagnon, dont la tête reposait encre au creux de son épaule. Derrière elle, l’orgue majestueux donnait toujours à entendre de cette mélodie si lugubre et triste, tandis que les notes se réverbéraient sous les voûtes en croisée d’ogives.
    
     La douleur s’était tue, mais non le souffle qui l’animait. Soulagé, il ne ressentait plus cet appel sourd et sauvage, qui l’aurait empressé de refermer sa mâchoire sur son cou frêle. Une femme se tenait à côté de lui. Voûtée, appuyée sur une large canne, elle contemplait amer le bûcher qui achevait de se consumer. Recroquevillée au milieu de l’ouvrage calciné, une masse informe s’éparpillait en une poussière noire et grasse que soulevaient les bourrasques, cependant que la foule, pour certains le visage fermé, d’autres soulagés, se dispersait, sous l’œil vigilant d’un homme à la mine sévère. Mêlée à l’assemblée, elle posa une main entre ses oreilles et l’invita à la suivre ; lovée contre son sein, sa fille dormait. Secouant la tête, il avait acquiescé d’un jappement et lui avait emboîté le pas, sans un regard, sans un regret. Des êtres semblables à celui qui se dressait sur son estrade, sûr de lui et de la parole qu’il portait, l’avaient jadis condamné.
    
     La poitrine de l’animal se soulevait, régulière, apaisée. Sereine, elle passait une main dans sa fourrure.
    Combien de fois lui avait-on narré les terribles ravages que causaient ceux de son espèce. Combien de gens ? Combien d’enfants avaient succombé sous leur mâchoire féroce ?
    
     Elle entendait encore les mots effrayants, les souffles terribles, les yeux fous des conteurs lorsqu’ils narraient leurs histoires à la tombée du froid. En ces moments, tous, adultes comme enfants, jeunes comme vieux, se tassaient et leurs visages se peignaient d’effroi, lui rappelant une toile dont elle avait découvert l’existence dans un vieil ouvrage de poésie : les Fleurs du Mal. Les couleurs étaient celles d’un couchant étincelant et fauve, veiné de rouge. Sur un pont enjambant un fleuve, deux silhouettes marchaient en arrière-plan, prisonnières du point de fuite ; un homme, une femme, floues, indistinctes. Face à elle, un spectre : chauve, la bouche grande ouverte, le nez réduit à deux taches pour figurer ses narines et ses yeux, paire de points cerclés de blanc, le corps allongé, courbé, comme pour épouser sa propre terreur, les mains plaquées sur son visage. La pâleur de sa peau contraste avec l’obscurité de ses habits. Il semblait comme jaillir de nulle part, comme cet homme qui, un semblable soir, avait frappé à la porte de la maison.
    
     Toujours couché sur le flanc, il entrouvrit les paupières. La voûte en pierre du vaisseau céleste avait disparu et un horizon orange, presque sanglant avait pris sa place. Penchée sur lui, ce n’était plus la jeune fille surprise dans l’église, mais elle, elle avec son visage grave que la sérénité embellissait, malgré l’amertume et la colère qui l’habitait. Elle le fixait d’un air grave, sa fille s’était assise à côté d’elle, épuisée par la longue marche. Le soleil dardait ses derniers rayons et bientôt l’obscurité prendrait possession des lieux. Elle avait posé devant elle un large livre dont les pages étaient vierges de toute écriture, dans ses yeux se reflétaient le tourment et le doute. Les lèvres entrouvertes, elle marqua une hésitation puis referma l’ouvrage, avant de caresser doucement le front de sa fille. Les oreilles couchées, il s’était alors enfui en quête de gibier, devinant la nature des affres qui la hantaient.
    
     Si l’oubli est le parement des morts, alors leur légende leur permettrait de traverser les vertiges du temps.
    
    La bête lovée contre elle, elle avait passé ses bras autour de son cou comme pour mieux entendre son souffle et sa respiration. Des tuyaux de l’orgue s’échappaient toujours des sons lugubres et enchantés, harmoniques et chaotiques, presque cacophoniques, comme si le joueur invisible avait décidé de laisser libre cours à sa furie. Du dehors, il semblait que lui parvenaient les branlements des les bourdons dans le clocher – des vibrations longues et sourdes qui faisaient trembler les murs et les vitraux – tandis que résonnait le bruit de l’huisse que l’on entrouvrirait, depuis le porche jusque dans la nef. Soudainement inquiète, elle tourna son visage en direction du grand instrument, dont certains des immenses tuyaux étaient pliés et couchés. Des ombres dansaient à leur surface, reflet des figures invisibles qui hantaient le dehors, comme l’eussent fait les flammes dans l’âtre. Le loup aussi avait relevé la tête et ses yeux aux éclats mordorés brillaient dans l’obscurité ; sa blessure semblablement guérie, il tentait de se relever malgré la douleur qui l’irradiait sans aucun doute. Elle voulut l’en empêcher, peser de tout son poids sur sa nuque, mais il était bien trop fort pour elle et il se dégagea bien vite. Fiché dans son flanc, elle devinait les contours de l’ouvrage de bois, qu’elle y avait enfoncé ce tantôt, un nom était écrit en lettres de feu.
    
     Ses forces lui revenaient, la vie circulait, les souvenirs renaissaient. Hélas, il y avait trop longtemps qu’il n’était plus homme, trop longtemps qu’il était bête. Enfermé qu’il était dans les contes et les légendes, il était devenu ce monstre sanguinaire contre lequel il luttait sans cesse.
    
     — À trop habiter un costume qui n’est pas le sien, on finit par se fondre et ne devenir qu’un avec lui.
    
     Agenouillée, ses yeux plongés dans les siens, elle l’avait mis en garde. Cependant, il ne s’était pas dérobé et avait soutenu son regard, avant de glisser vers sa fille, avant de reculer. Tout cela était trop cruel.
    
     Mais elle lui avait attrapé ses mains et les avait jointes, avant de poser son front dessus ; à leurs pieds, le grand livre ouvert se couvrait d’une fine écriture que des doigts invisibles couchait.

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