Chapitre 37

Par !Brune!

Le trésor ne résista pas longtemps à l’avidité des nomades dont les estomacs criaient famine depuis de longues semaines ; les couvercles des boîtes de conserve à peine ôtés, ils se jetèrent, tels des vandales, sur les pois chiches et le miel, faisant la sourde oreille aux conseils sagaces de Néty. Seul le riz qu’il fallait cuire échappa à la razzia.

— Imbéciles ! hurla la guérisseuse quand elle prit conscience du carnage. Pouviez pas attendre, non !

— Mais c’est toi qui as ouvert le bocal en premier ! s’écria Ida, la voix chevrotante d’indignation.

— C’était pas une raison pour vous remplir la panse ! Faut du temps pour que tout ça se remette en marche, répondit la vieille édentée en pointant du doigt le ventre de son amie. Faudra pas vous plaindre si vous avez la colique, maintenant !

— Promis ! On fera attention la prochaine fois, intervint Manyara, tentant d’amadouer la grand-mère.

— Ouais ! Si y’a une prochaine fois, marmotta Néty en claudiquant vers un divan plein de poussière sur lequel elle se laissa choir lourdement. Et comptez pas sur moi pour vous soulager, bande de couillons !

Une heure plus tard, la petite troupe arpentait à nouveau la cité, revigorée par sa courte, mais roborative pause. Abandonnant les quartiers huppés du centre, les nomades s’acheminèrent vers la périphérie tandis que le soleil, dans sa course vers le zénith, brûlait le macadam, asséchait l’atmosphère, chauffait les corps et les esprits, transformant la traversée en véritable calvaire. Sur les conseils de Marguerite, les cavaliers accélérèrent la cadence afin de rejoindre les grands boulevards au pied desquels elle espérait trouver de hautes barres d’immeubles qui pourraient leur servir d’abri. Après avoir parcouru les derniers kilomètres sous l’ombre salvatrice des tours, le groupe atteignit enfin la ceinture extérieure où parmi un entrelacs de circuits autoroutiers garnis de ponts et de ronds-points d’immenses constructions se dressaient.

— On arrive dans la zone commerciale. On devrait peut-être s’arrêter, suggéra Marguerite à la voyante.

— Bonne idée ! De toute façon, il fait trop chaud pour continuer.

— Avec un peu de chance, on pourrait trouver quelque chose à manger dans un de ces hypermarchés, poursuivit la docteure en désignant les bâtiments aux murs aveugles qui les cernaient.

La médium haussa les sourcils d’un air interrogateur.

— C’est là qu’on achetait les choses dont on avait besoin avant l’Effondrement, précisa Estelas.

Les nomades cherchèrent alors, parmi les différentes constructions qui parsemaient la zone le magasin qui, au temps béni de la surconsommation, donnait à chaque individu ayant un peu de fortune le moyen de satisfaire ses envies. Aidés de Marguerite, ils repérèrent un édifice en forme de cube dont un des côtés s’ouvrait sur de grandes baies aux vitres teintées que la poussière n’avait pas totalement recouvertes. Derrière s’alignaient des comptoirs surmontés de tapis au revêtement sombre.

— C’est là, je pense, dit le médecin en observant le hall inondé de caddies.

Manyara mit pied à terre, aussitôt imitée par le reste du clan qui la suivit lentement vers l’entrée. Parvenue jusqu’au seuil, la chef touareg fit signe à Tonga et Rachid de se poster de chaque côté afin d’assurer ses arrières, puis elle se rapprocha et, le nez collé à la porte de verre, elle examina longuement l’intérieur du magasin.

— Tu vois quelque chose ? lui souffla Myriam alors que les autres se rassemblaient autour de la jeune femme.

— Pas grand-chose, il fait trop sombre. On dirait qu’il y a des étagères derrière les caisses, mais je n’arrive pas à distinguer si elles sont vides ou pleines.

La médium se recula, cherchant du regard la poignée qui lui permettrait d’ouvrir les battants.

— Comment on entre ? s’étonna-t-elle.

— On ne peut pas. Ça marche à l’électricité, lui répondit Marguerite en toquant sur la vitrine. Mais il y a peut-être une issue à l’arrière.

Massés derrière la docteure, les nomades longèrent le bâtiment jusqu’à une plate-forme de chargement, haute de plusieurs centimètres ; cependant, les deux grandes portes métalliques qui la surmontaient demeurèrent closes, elles aussi, malgré leur état avancé de corrosion. Tandis que Manyara tentait d’apaiser les membres de la troupe qui exprimaient leur découragement par des murmures agités, la jeune Isis demanda :

— Qu’est-ce que c’est ?

Les autres se rapprochèrent pour examiner la plaque en fer ajourée, encastrée à la base du quai que la fillette montrait du doigt.

— Un soupirail, répondit Estelas. On dirait qu’on a trouvé un moyen d’entrer, ajout-t-elle en s’accroupissant devant la bouche.

La planche en métal qui ne devait pas excéder cinquante centimètres de long sur quarante de large était fixée à la murette par des vis et des écrous oxydés. Percée d’une multitude de trous dont l’ensemble figurait une sorte de fleur, elle était presque invisible, se fondant à l’enduit grisonnant du trottoir. Many et Néty se rapprochèrent pour tenter de découvrir ce qu’il y avait à l’intérieur, mais elles ne virent rien d’autre que le noir absolu, un noir dense, à l’haleine chargée, fétide.

— J’sais pas vous, mais moi j’ai pas envie de jouer les acrobates ! Et puis, ça pue là-dedans ! s’exclama Néty en se pinçant le nez.

— C’est normal ! Ça a dû macérer pas mal, avec toutes les issues fermées… murmura Estelas que le fumet pestilentiel ne semblait pas déranger.

— Raison de plus pour pas y aller !

— Néty ! gronda gentiment Manyara.

— Je vais le faire, grand-mère, intervint Owen en souriant. Je me glisserai à l’intérieur et je remonterai vous ouvrir. Vous n’aurez pas besoin de vous faufiler dans le noir !

— T’y verras rien ! Il y fait plus sombre que dans le fion d’un mammouth ! s’inquiéta la guérisseuse en désignant d’un doigt hargneux le ténébreux rectangle qu’obturait la feuille de métal.

— Je suis troglodyte, n’oubliez pas ! Et puis, avec ma carrure d’athlète, je passe sans problème ! répondit le sourcier en gonflant de manière comique ses maigres biceps.

À la demande de Manyara, Ludo entreprit donc de scier les fixations à l’aide de la machette qu’il portait à la ceinture, mais, à peine l’eut-il touchée que la plaque ajourée se détachât de la murette, révélant une fenêtre obscure d’où s’échappait une puanteur abominable.

— Quelqu’un est déjà entré par là ! constata Estelas, en examinant les trous creusés dans le ciment. On a évidé autour des vis pour ôter et replacer le soupirail facilement. Faudra te méfier, Owen !

L’impérieuse mise en garde piqua les nerfs du sourcier qui sentit une brusque décharge lui traverser le corps  ; pour éliminer le stress qui le gagnait, il saisit précipitamment le coupe-chou que Ludo lui présentait.

— Tiens ! T’en auras besoin ! lui souffla celui-ci avec conviction cependant qu’Eyan se cramponnait au frêle adolescent pour essayer de le retenir.

À l’instar de la petite Badawiin, Owen aurait préféré ne pas affronter le danger dont Estelas venait subitement de révéler l’existence, mais il s’était engagé devant eux et Many à aller leur ouvrir ce satané portail ! Il ne pouvait plus reculer… Avec délicatesse, il se détacha alors des bras de la jeune muette et plongea sans un mot dans les ténèbres du conduit.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez