Chapitre 35

Par !Brune!

La ville s’étendait, gigantesque, à ses pieds. De la terrasse naturelle où ils avaient établi le campement, Owen pouvait apercevoir le labyrinthe des rues et des artères assiéger les constructions qui s’élançaient, agressives et revêches, vers un ciel aux teintes de carthame. Lentement, il détailla le paysage urbain dont l’atmosphère lui apparut à la fois paisible et menaçante ; là, des immeubles aux larges baies vitrées étincelaient comme des miroirs sous le soleil couchant, ici, des maisons de briques roses cernaient une église au clocher élégamment ajouré, à l’architecture austère, ici encore des squares pelés abritaient des jeux pour enfants dont les couleurs vives avaient viré au pastel salingue. Son regard s’arrêta un moment sur la ligne maçonnée des quais qui, au premier plan, traçaient leur sente brune aux pieds des bâtiments, les entrailles délivrées des eaux vertes du fleuve depuis longtemps disparu. Sans le silence assourdissant qui régnait, on aurait pu croire que la vie allait surgir tel un feu d’artifice dans la rose cité.

Le vague à l’âme, l’adolescent se détourna de l’immobile panorama et caressa le flanc nerveux de sa jument qui s’évertuait à vouloir brouter une inexistante pâture, les muscles frissonnants de déconvenue. Les rations d’avoine qu’ils avaient emportées avec eux en quittant la forêt n’avaient pas tenu plus de quelques semaines et les chevaux commençaient à souffrir de la faim. Eux aussi, d’ailleurs ! En redescendant vers le sud, les possibilités d’attraper du petit gibier se faisaient de plus en plus rares et les berges desséchées de la Garonne n’offraient que peu d’occasions de glaner les insectes et les serpents dont ils avaient pu se nourrir durant les premiers jours de leur périple vers la mission.

Owen grimaça en repensant à la réaction que les nomades avaient eue lorsqu’il leur avait demandé de l’aider à délivrer ses amis. Les épreuves et les désillusions suscitées par leur dernier voyage avaient refroidi leur volonté de s’engager dans une lutte qui, pour être honnête, ne les concernait pas directement. Il avait fallu toute la persuasion et l’intelligence de leur mentor pour les convaincre de le suivre. Leur plan était simple : retrouver les Féroces qui marchaient en ce moment même sur Entias, libérer Leïla, Milo et Kant et rallier la cité troglodyte au plus vite afin de l’avertir du danger. « Ce sera un miracle si on y parvient ! » songea-t-il, avec accablement.

— Alors, gamin ! Toujours à te ronger les sangs ! T’as pas aut'chose à faire, dis-moi ?

— Ah ! C’est toi, Néty ! La ville paraît trop calme ; je me méfie, répondit-il précipitamment pour cacher son désarroi à la vieille qui s’était approchée en catimini.

— Comment vous avez fait la dernière fois ? demanda-t-elle sans ôter la pipe qui lui pendait au bec.

— On l’a contournée. Charcot ne voulait prendre aucun risque.

— Ben, nous, on n’a pas le choix ! Faut qu’on trouve à boulotter !

— Toujours à comploter, vous deux !

Manyara avançait lentement vers le couple qui, avec perplexité, considérait le paysage en contrebas.

— C’est le gamin qu’a peur de s’aventurer ! Il craint l’embuscade !

— J’ai pas dit ça ! Faudra faire attention, c’est tout ! répliqua le sourcier, gêné de passer pour un poltron.

— Tu as parfaitement raison, lui murmura gentiment la médium. On devra être prudent. D’habitude, on ne visite que les hameaux et les bourgs. La ville est d’une autre envergure. Le danger peut se cacher partout !

— Tu crois vraiment qu’on va trouver des trucs à manger ? demanda-t-il, incrédule.

— J’espère ! On a souvent récupéré de vieilles conserves périmées dans les villages. En les faisant bouillir et en les mélangeant à des galettes de sable, on obtient une espèce de purée qui tient bien au corps.

L’adolescent ne put retenir une moue dégoûtée à l’idée d’ingurgiter la mixture dont lui parlait Many ; les crêpes de silures et les pains d’algue séchée de la grotte lui parurent tout à coup succulents, comparés à l’alimentation particulière des nomades.

— Il nous reste encore du jus de fruits, avança-t-il avec prudence.

— Plus pour longtemps. Et puis on doit aussi nourrir les chevaux ; sans eux, on n’arrivera jamais à rattraper les guerriers.

Comme toujours, la médium analysait parfaitement la situation et Owen ne chercha pas à discuter davantage. De nouveau, il s’absorba dans la contemplation de la ville, ignorant les malicieux clins d’œil que lui lançait Néty tandis qu’elle fourrait sa pipe d’une mixture à base de romarin et de crottes de chevreau séchées. Alarmée par son manque de réaction, la vieille changea soudain de tactique et du coude, elle interpella Many :

— J’crois qu’Owen aurait besoin d’un p’tit remontant !

La voyante qui connaissait le caractère facétieux de la guérisseuse sourit à sa proposition avec indulgence.

— De quel remontant parles-tu ? lui demanda-t-elle, confiante.

— Bah ! Tu sais bien ! s’écria l’ancêtre en retirant la pipe de sa bouche d’un air ahuri.

Mais non, Manyara ne savait pas.

— Allez ! Un p’tit effort, nom d’une bourrique !

La vieille s’énervait agitant ses bras décharnés au-dessus de sa tête.

— Je suis désolée, Néty, je ne vois pas à quoi tu fais allusion.

— Pfff… faut vraiment tout faire soi-même.

Coinçant sa pipe en bois entre ses malheureux chicots, Néty qui se tenait entre les deux jeunes gens, saisit brusquement la main de la médium, isola son index des autres doigts et l’introduit sans ménagement dans l’oreille du sourcier ; celui-ci, surpris, esquissa un mouvement de recul tandis que la grand-mère l’apostrophait :

— T’as pas fini de remuer, crapaud !

Avant que le pauvre garçon réagisse, elle lui chopa le poignet, attrapa son index comme elle l’avait fait précédemment avec Many et le planta tout droit dans l’une des narines de la voyante qui n’eut pas le temps d’esquiver la ridicule attaque. Médusés, Owen et Many restèrent quelques secondes sans bouger, les bras tendus et l’œil hagard. Puis, la vieille clama un tonitruant « Magnifique ! » et le couple, se sentant tout à coup délivré de la grotesque posture, partit dans un grand éclat de rire.

— Riez, mes drôles ! Riez ! C’est bien mieux comme ça !

Un sourire béat aux lèvres, Néty leur caressait la nuque comme s’ils avaient été des chatons qu’elle aurait sauvés in extremis de la noyade. Pendant ce temps, alertés par le bruit, les nomades qui terminaient d’installer le bivouac autour d’un feu de camp observaient la scène avec curiosité. Déroulant sa paillasse aux côtés de Zach, Eyan signa avec étonnement :

— J’ai jamais vu Owen rigoler autant !

— C’est vrai ? Faut dire qu’avec Néty, il est à bonne école !

 

Assis côte à côte sur l’escarpement qui dominait la ville, les trois amis avaient savouré longtemps le bien-être que le rire avait enclenché dans leurs corps endoloris par le stress et la fatigue du voyage ; puis les femmes étaient parties se coucher et les vieux démons du sourcier avaient, peu à peu, refait surface. Les mâchoires serrées, il avait tenté de maîtriser l’angoisse qu’il sentait monter, comme un poison glacé, à l’intérieur de ses veines, mais après de longues minutes d’un combat stérile, épuisant, il avait finalement renoncé et s’était laissé porté, avec lassitude, par son incontrôlable mélancolie.

La nuit était complètement tombée lorsqu’il avait déroulé son matelas aux côtés de Zach et Eyan, en grande conversation sur le programme du lendemain. Tous deux étaient très excités à l’idée de s’introduire en ville, un endroit que ni l’un ni l’autre n’avaient jamais eu l’occasion de visiter et ils gesticulaient avec enthousiasme, échangeant des regards et des sourires complices. Owen aurait aimé partager leur exaltation, mais l’abattement et l’inquiétude qui lui collaient à la peau l’en empêchaient. Dans un soupir, il avait essayé de chasser son impitoyable spleen et s’était allongé près des enfants en priant pour que le sommeil le gagne rapidement. Au réveil, le malaise était toujours là.

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