Chapitre 34 : Les méandres de la guerre

L’affût était un art exigent. Pratiqué par les fauves autant que les chasseurs Ouestiens, il consistait en une longue attente silencieuse et pleine de tension. Il fallait guetter sans failles sa proie jusqu’à ce que celle-ci soit à portée de crocs ou de lances. En l’occurence, de filet.

Le génie de la Compagnie avait fabriqué des barges pour descendre les innombrables cours d'eau menant à Marova. Chacune contenait vingt-cinq hommes attentifs et prêts à se battre, scrutant les mille nuances de vert d’une jungle qui leur paraissait presque surnaturelle. Cinq embarcations glissaient ainsi sur les flots boueux de la rivière Kassali.

Le Baroudeur et sa Meute s’étaient tapis dans les fourrées denses des deux berges. Leur infériorité numérique ne leur donnait pas le droit à l’erreur.

Ils attendirent, attendirent, tandis que les barges progressaient nonchalamment, poussées par le courant. Les Automates avaient beau craindre l’embuscade, ils n’eurent pas le temps de réagir.

Lorsque le premier bateau atteignit la Meute, un puissant cri de harpie féroce retentit. Un filet jaillit alors de l’eau, tiré depuis les rives, pour barrer le passage. Le barge y fonça sans pouvoir ralentir, deux soldats en furent éjectés sous le choc. Elle se mit en travers contre le filet, les hommes à bord commencèrent à comprendre ce qu’il en leur arrivait. Mais c’était sans compter leurs collègues qui, ne pouvant ralentir suffisamment, vinrent les percuter de plein fouet.

Les cordes en tressage de lianes grinçaient près des oreilles du Baroudeur toujours camouflé. Il pria pour qu’elles tiennent. Sitôt levés, ses équipiers les avaient attachées à des arbres. Lorsque la troisième barge se prit dans le filet, il ordonna l’assaut.

Une pluie de projectiles fondit sur les Automates piégés. Ils répliquèrent en tirant au hasard dans la végétation. L’agitation secouait les frêles embarcations dont une chavira vite. Les soldats, coincés contre le filet,  se noyaient ou étaient écrasés par les coques de leur barque.

Le cinquième groupe fut le seul à pouvoir ramer assez fort pour éviter le filet. Douze hommes maintenait la barge loin des troubles, douze autres canardaient la jungle. Ils ne firent cependant que peu de dégâts. L’inverse n’étant pas vrai, ils périrent vite sous les flèches et les balles de leurs adversaires.

Le Baroudeur s’autorisa un sourire. Sora et Niiss, qui avaient participé à l’élévation du filet, vinrent le rejoindre pour s’accroupir près de lui.

— Ça ne présente bien, leur souffla-t-il.

À cet instant le filet céda, coupé au couteau par un sergent échevelé. Les trois embarcations prises au piège reprirent leur avancée, les hommes à bord s’organisèrent pour répliquer.

— Merde !

Le Baroudeur bondit sur ses pieds.

— Il ne faut pas qu’ils atteignent la confluence avec la Niculi ! cria-t-il. Sinon, ils seront hors de portée ! Équipe de poursuiveurs, avec moi !

Furka — le Loup de la Meute — et ses hommes se lancèrent à ses côtés, tandis que Kotla déployait ses oiseaux pour suivre l’ennemi s’il leur échappait. Ils s’étaient aménagés un parcours praticable à la course le long des berges, mais cela ne rendait pas l’exercice facile pour autant. Où que l’on passe, le sol restait malléable et glissant.

Une équipe de quatre, dont Neska, les attendait plus en aval. Kotla avait déjà envoyé un messager à plumes les prévenir que le plan A avait échoué. Ils s’y était préparés, mais ils auraient quand même besoin de renfort.

— Il faut neutraliser les officiers ! s’essouffla le Baroudeur. Il en reste trois !

Mais impossible de se poser pour viser les crânes chauves, la rivière se perdait en méandre sinueux et les barges allaient trop vites. Le groupe de Neska devrait les retenir suffisamment pour achever le travail.

Sur l’autre rive, le Baroudeur aperçut la tignasse blonde de Joss qui ressortait dans l’émeraude végétal, une version plus grande d’un arc aovien à la main. Il ne voulait plus se servir d’armes à feu depuis qu’il avait quitté sa vie de brigands. Et il n’en avait pas besoin, la force de son arc n’avait rien à envier celle d’un pistol.

Ils arrivèrent au niveau du groupe d’aval. Ces derniers tirèrent aussitôt quatre flèches accrochées à des cordes qui bloquèrent de nouveau le cours d’eau. Les Automates sortaient déjà leur couteau, bien décidés à ne pas se laisser reprendre. D’autres canardaient les fourrés dans l’espoir de toucher un embusqué. Ils lâchèrent alors sur la Compagnie de grosses noix aussi dur que le bois, des napecs, profitant d’un endroit où le cours d’eau se faisait plus étroit. Certains projectiles vinrent éclater les crânes nus des soldats, d’autres allaient abîmer les coques, d’autres encore, en tombant dans l’eau, les rendirent instables.

Le Baroudeur ne perdit pas de temps, il sauta sur un promontoire repéré au préalable et installa son Magnus. Il visa le sergent, et tira. L’homme glissa dans les flots troubles. Il voulut s’attaquer au capitaine mais celui-ci, perché sur la première barge, commençait à disparaitre à un virage de la rivière. Le sniper jura.

À sa surprise, l’embarcation n’avança pas plus, les hommes se mirent même en branle pour reculer, luttant contre le courant. Il aperçut alors, au milieu de l’écume bouillonnante, des formes sombres se dessiner. Les loutres géantes, excitées par la folie ambiante et furieuses de voir leur territoire envahi, étaient passées à l’attaque. Kotla avait passé deux jours avec elles pour les convaincre que les hommes n’étaient pas si dangereux, de quoi lever les freins qui les empêchait de leur sauter dessus. Ces animaux qui mesuraient jusqu’à deux mètres de long, s’équipaient de crocs dignes de ceux des fauves terrestre. Leur force et leur habilité les rendaient terrifiants. Le capitaine, terrifié donc, se retrouva coincé entre ses ennemis et les loutres meurtrières qui tiraient déjà certains de ses soldats à l’eau pour leur arracher la gorge. Le Baroudeur en profita pour l’abattre.

Ne restait plus qu’un caporal. Le sniper n’eut même pas à s’en charger, Joss le fit. Une longue flèche digne d’une lance transperça le torse de l’officier. Ce dernier ouvrit de grands yeux paniqués, la bouche en O. Le tireur géant émergea de la végétation, un sourire satisfait sur le visage. Cette expression s’évanouit pourtant bien vite. Dans un dernier souffle de vie rageur, le caporal avait brandi son arme vers lui. Et avait tiré.

Le colosse s’effondra.

Le Baroudeur, ayant assisté à tout sans pouvoir rien faire, sentit sa respiration se taire, ses muscles se contracter. Dans le chaos ambiant, il n’entendit plus que le cri de Niiss.

 

***

 

Trente-quatre, c’était le nombre de prisonniers. De vaillants soldats ayant réussi à atteindre les berges malgré le chaos.

— Tuez-les, ordonna froidement le Baroudeur.

Les Automates levèrent vers lui des yeux vides, à peine contrariés, bien loin en tout cas de l’expression de Kotla qui s’interposa.

— Non ! Il ne faut pas s’abaisser au niveau de la Compagnie !

— Ils ont tué Joss ! gronda son ami.

— C'était un risque de participer à l’opération, et il le savait, autant que tous les autres !

Sora se plaça aux côtés du Baroudeur.

— On ne peut pas les nourrir et les garder, déclara-t-elle avec une tristesse dure, il vaut mieux les tuer maintenant que les laisser mourir de faim.

Kotla accusa le coup et fronça les sourcils.

— Et se rendre aussi terribles qu’eux ? On trouvera un moyen !

— On ne va pas les libérer non plus, ils préviendraient le commandement, énonça Neska, impassible.

— Mais…

Furka entoura son aimé de ses bras.

— Je comprends ta peine, statua-t-il, mais ces hommes n’en sont plus, ce ne sont que des machines.

Kotla le repoussa vivement. Il toisa toute la Meute rangée à l’avis du Baroudeur et de son Loup.

— Ces hommes sont des hommes. Je peux entrer en communication avec toutes les espèces vivantes, alors je le ferai avec eux aussi. Je les rallierai à notre cause.

— Et en combien de temps ? grinça son ami. T’es mignon mais on a encore du pain sur la planche.

Le Pokla serra les poings.

— Tout de suite !

Il fit volte-face vers les soldats agenouillés. Il s’accroupit face à l'un d’eux et entoura doucement son crâne nu de ses mains. Il ferma les yeux.

Le Baroudeur renifla et se détourna. Il préféra rejoindre le corps de Joss, allongé un peu plus loin en attendant d’être honoré. Niiss était courbée sur le géant, le secouant encore et encore malgré les quelques heures déjà écoulées depuis sa chute. Elle leva un visage ravagé de larmes vers le nouvel arrivant.

— Fais quelque chose Mouss, il répond plus !

— Niiss, je t’ai déjà expliqué que…

— Non ! Il peut pas mourir ! Il a juré que… après la mort de Maman il… resterait toujours avec moi…

Elle fut secouée d’un sanglot.

— C’est pas possible, c’est pas possible, ça peut pas être arrivé…

Le Baroudeur déglutit, les larmes aux yeux. Niiss agrippa l’épaule de son père pour le tirer vers elle.

— Réveille-toi, putain ! hurla-t-elle.

Il se sentit faiblir. Jamais il ne l’avait entendu prononcer de tels mots. Ne sachant quoi faire, il s’assit près d’elle et lui tapota l’épaule. Des tresses vinrent alors effleurer son crâne. Il se tourna vers Sora.

— Tu devrais aller voir ce qui se passe là-bas, lui glissa-t-elle. Je m’occupe d’elle.

Le Baroudeur, las, se releva, laissant son amie étreindre la jeune éplorée. Il traina des pieds jusqu’aux prisonniers. Kotla était toujours face à l’un d’eux. Il jeta vers lui un regard terrifié.

— C’est horrible… souffla le Pokla.

— Quoi ?

— Ce qu’il y a à l’intérieur d’eux…

Son ami n'en demanda pas plus, il s’était figé en voyant une larme rouler le long de la joue terreuse de l’Automate. Ce dernier fixait toujours le néant, mais ses lèvres tremblaient. Il murmura quelque chose.

— Qu’est-ce qu’il l’a dit ? s’empressa-t-il.

Kotla étouffa un sanglot.

— Il veut voir sa famille.

Le Baroudeur se passa une main sur le front.

— Ce n’est qu’un enfant, souffla Kotla. C’est l’esprit d’un enfant. Un enfant écorché. Il faut qu’on…

— Tuez-les.

Le Pokla écarquilla les yeux.

— Barou…

— On ne pourra rien faire d’eux, ils sont condamnés. Tuez-les, qu’on en finisse.

— Non !

Kotla se leva pour l’attraper par le col, mais il fut retenu par Furka. Le Baroudeur se saisit de son pistol, et, aidé par le reste de la Meute, transperça un à un les crânes grisâtres d’une balle.

Il se sentait vide quand il jeta le dernier corps d’Automate à la rivière. Kotla était allé s’isoler dans un coin, refusant même la compagnie de son bien-aimé. Furka avait l’air meurtri.

— Il est trop doux pour ce monde, souffla l’Estien au guerrier.

— Au contraire, répondit ce dernier d’une voix lourde, il a bien plus conscience que nous de toute la douleur que renferme ce monde. Lui-même n’est pas en reste.

Le Baroudeur soupira et s’en retourna auprès de Joss.

Sora, il ne savait par quel miracle, avait réussi à la calmer. Les deux femmes chuchotaient, blotties l’une contre l’autre. Il ne les dérangea pas et se contenter de s’asseoir près de la dépouille pour la veiller.

 

***

 

Ils s’étaient servi d’une barge ennemi pour construire leur bateau funéraire. Ils l’avaient décoré de banderoles de liane et des rubans que Neska leur avait donné. Ils avaient gravé des figures et des mots sur les flancs de l’embarcation pour exprimer leur amour envers le défunt, pour lui souhaiter bon voyage vers l’au-delà. Le Baroudeur espérait que Joss serait accepté parmi les Esprits aoviens, car il n’y avait pas d’au-delà dans les croyances estiennes, seulement le Néant qui engloutissait les âmes.

Le navire de l’entre-deux monde glissa lentement sur les eaux calmes, chaleureusement accueilli par la Niculi. Le visage du géant, paisible au milieu de ses nattes blondes, devint indistinct tandis que son corps imposant rétrécissait. Il disparut vite dans l'un des méandres de la rivière.

Niiss, inconsolable, se laissait bercer par Sora.

Le Baroudeur, lui, se laissait pleurer.

Il ne s’accorda cependant qu’un faible répit. Ils avaient encore quelques embuscades à mener, quelques dizaines d’Automates à mettre hors-service. Et après ça, ils devaient se rendre à Marova pour la phase 2 du plan.

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Sorryf
Posté le 12/01/2023
Quel chapitre et quelle victoire ameres :-( la mort de Joss et la tristesse de Niss font de la peine, mais l'exécution des prisonniers olala. Les pauvres. Et en meme temps je comprends qu'ils n'auraient pas pu faire autrement, que c'était mieux d'abréger leurs soufrances... Mais j'aime pas ça è.é! Vivement la fin de cette horrible guerre et la défaite de cette sale Compagnie !
AudreyLys
Posté le 12/01/2023
Contente que ça t’aies plu et que j’ai bien réussi à transcrire l’horreur de la guerre. Ça ne fait que commencer, malheureusement
Merci pour ton com’, Sorryf des bois <3
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