Chapitre 33

Par !Brune!

Après s’être assuré le soutien de Piotr concernant la fourniture des matières premières, le jeune prodige exposa son projet aux nomades que l’ensemble des autochtones avait rejoint, en toute discrétion, sous le préau. Avec une détermination volubile, il leur raconta qu’en sillonnant la forêt menant au village, il avait été surpris par l’incroyable richesse du biotope ; plusieurs espèces de cèdres, des pins, mais aussi des citrus, des figuiers, des grenadiers ainsi qu’une multitude de buissons dont il avait identifié certaines variétés grâce aux ouvrages sur la nature qu’il avait étudiés peuplaient les alentours. Tandis que les adultes débattaient sur ce qu’ils devaient faire, une idée toute simple avait surgi dans son esprit : il allait fabriquer des masques équipés de tubas assez grands pour dominer le nuage toxique ! Il se souvenait avoir aperçu, sur les rives du torrent, des touffes de roseaux dont les tiges, hautes et creuses, seraient idéales à la conception des tubes cependant que le cuir dont il avait remarqué l’usage vestimentaire chez leurs hôtes permettrait de réaliser les cagoules. Le problème, c’est qu’il n’avait pas encore trouvé le moyen d’assembler les deux !

— Il y a de la bardane un peu partout dans la prairie où vous avez atterri, intervint Piotr, son long et maigre index posé sur le menton. C’est à elle qu’on doit la bande velcro. Tu connais ?

Zacharie fit signe que non.

— C’était un type de fermeture rapide. Vous pourriez l’utiliser pour accrocher la tête des roseaux aux peaux tannées qui serviront de masques.

— Formidable ! s’exclama le petit surdoué, les yeux brillants d’excitation. Mais il faudrait renforcer l’équipement avec des cordelettes pour le rendre plus résistant.

— Pas de soucis ! Nous avons assez d’orties et de chèvrefeuille pour en fabriquer à volonté.

— Et les chevaux ? intervint Eyan, encadrant de ses deux mains son fin visage, index et majeur dressés.

— Elle demande comment on fera pour les chevaux, traduisit Owen. Vous croyez qu’on pourra leur mettre des protections à eux aussi ?

— Ça m’étonnerait… répondit le barbu avec circonspection. Néanmoins, ils sont comme nous, contaminés jusqu’à l’os. Ils souffriront certainement de la traversée, mais moins que vous. Et puis, si vous galopez bien, vous ne resterez pas très longtemps exposés. Je pense que vos montures résisteront, conclut-il en s’agenouillant devant la jeune Badawiin.

Les nomades et leurs hôtes consacrèrent les deux jours suivants à préparer le départ. Sur les rives du torrent, ils coupèrent de grandes tiges de roseaux en prenant soin de ne pas débarrasser leurs extrémités des épis cotonneux auxquels les fruits de bardanes viendraient se fixer. Puis ils récoltèrent de pleins paniers de la plante à fleurs pourpres et sous la houlette de Zacharie, ils conçurent les drôles de protections que celui-ci avait imaginées. Le lendemain, à la nuit tombée, les masques étaient prêts, les outres emplies d’eau rectifiée et les deux clans réunis autour d’un feu crépitant. Sous un ciel parsemé d’étoiles, ils partagèrent avec allégresse, un repas frugal composé de baies et jus de fruits distillé, heureux de tisser d’autres liens que ceux qu’ils avaient confectionnés, quelques heures plus tôt, avec des lianes de chèvrefeuille et des fibres d’orties.

Au petit matin, Piotr vint avertir la médium qu’il était temps pour la tribu de lever le camp ; l’ascension de la falaise, si elle n’était pas dangereuse, s’avérait longue et fatigante. Il valait mieux partir à la fraîche. Au sommet, il était prévu qu’ils fassent une halte avant d’entamer la première et unique leçon d’équitation que le barbu leur avait gentiment proposée. Cette perspective n’enchantait guère Néty qui ronchonnait depuis qu’elle avait ouvert l’œil.

— C’est y pas vrai qu’y vont m’faire monter sur une bourrique plus haute qu’un arbre ! Ah ! Mazette de mazette ! J’en aurai connu des cactus à suivre cette friponne de Many ! Va m’faire décéder avant l’heure, la canaille !

— Je croyais que tu préférais ça au ballon ! s’esclaffa Manyara, incapable de garder son sérieux en écoutant sa vieille amie jurer comme un charretier.

— Y’a que les imbéciles qui changent pas d’avis !

— Allez ! Tu vas y arriver ! affirma la médium, embrassant le visage parcheminé. Tu y arrives toujours.

Quoique fort poignant, leur départ s’effectua sans cérémonie, car la plupart des habitants dormaient encore quand Piotr et quelques-uns de ses proches escortèrent la tribu au pied de la falaise où deux hommes à la longue chevelure attendaient patiemment.

— Stan et Axel vont vous accompagner, annonça le barbu. Ils seront à la fois vos guides et vos professeurs d’équitation.

L’aube naissante enveloppée de brume dégageait une atmosphère d’irréalité que la haute paroi d’ocre brun, plongée dans la pénombre, accentuait, infusant un sentiment d’inquiétude dans les tripes des futurs grimpeurs. Devant la mine préoccupée de ses hôtes, Piotr se sentit obligé d’ajouter :

— Ne vous tourmentez pas ! Elle est impressionnante, mais pas invincible. Si vous suivez correctement les conseils d’Axel et Stan, tout se passera bien.

Au moment des adieux, Manyara remercia chaleureusement l’homme qui n’avait pas hésité à les accueillir avec générosité tandis qu’ils surgissaient du ciel, comme les envahisseurs d’un autre siècle ! Alors que Piotr lui serrait la main, elle se promit de ne jamais oublier ces gens amicaux, quoique prudents, résignés sans être accablés, profondément respectueux de la nature, mère nourricière qui les condamnait pourtant à une mort lente et douloureuse.

Quelques minutes plus tard, la tribu s’acheminait vers une étroite sente creusée dans la roche rouge, suivant avec docilité le plus jeune des guides. Ils grimpèrent ainsi pendant des heures, avançant en file indienne, leurs pas ancrés dans ceux d’Axel dont la mince silhouette évoluait avec aisance contre l’escarpement. À midi, ils atteignirent enfin le sommet, plus exténués que s’ils avaient parcouru le désert d’est en ouest. Ils s’engagèrent dans le bois avec de grands soupirs de satisfaction, heureux d’échapper au soleil qui leur faisait endurer un calvaire depuis la fin de matinée.

Après une courte, mais rafraîchissante pause, le groupe reprit son expédition dans la forêt. Les sens aiguisés comme des lames de couteaux, les nomades progressaient lentement, prêts à bondir se cacher à la moindre menace ; cependant, l’attitude décontractée des guides qui les observaient avec malice les délivra bientôt de leurs craintes. Peu à peu, ils se laissèrent gagner par une douce euphorie en découvrant les hautes futaies, les buissons parfumés, les parterres de bryales moelleuses et de sèches brindilles qui craquaient inopinément sous leurs pas. Ils furent étonnés de voir jaillir, dans l’ombre du sous-bois, des rayons de soleil qui, tels des faisceaux lumineux, éclairaient parfois l’écorce rugueuse d’un arbre ou le velours délicat d’une fleur. Avant qu’ils s’en aperçoivent, ils étaient parvenus en lisière d’une immense prairie dans laquelle s’ébattaient des chevaux aux robes tachetées de blanc, de noir et de brun.

— Comment a-t-on pu passer à côté ? s’exclama la médium, les yeux écarquillés. On a scruté le sol pendant des heures sans trouver le moindre carré d’herbe !

— La forêt est sans doute plus grande qu’on ne le pensait, déclara Myriam qui marchait à ses côtés.

Tandis que les Touaregs s’agglutinaient à la bordure du champ, Stan qui dirigeait la troupe se retourna pour l’aviser des événements à venir.

— Tous les chevaux que vous voyez là ont déjà été montés. Mon frère et moi allons en choisir quelques-uns. Ils vous aideront à traverser la zone. Rassurez-vous ! On prendra des bêtes faciles qui vous porteront sans broncher !

— Ça reste à prouver, murmura Néty, d’un air bougon.

Joignant le geste à la parole, l’homme accompagné de son cadet se dirigea vers les animaux d’un pas tranquille en émettant un léger sifflement entre ses dents. Quelques équidés qui paissaient nonchalamment dans un coin relevèrent la tête, les oreilles pointées en avant. D’autres qui caracolaient par trois ou quatre ralentirent l’allure et après s’être copieusement mordillé la base de la crinière, trottèrent vers les deux compagnons.

Plantés à l’orée du bois, les Touaregs observèrent leurs guides se déplacer d’un troupeau à l’autre, flatter les encolures, caresser les fronts en forme de losanges, la bouche collée aux tempes des chevaux qui opinaient placidement du chef. Puis, l’aîné alla cueillir quelques branchages, les effeuilla avec minutie avant de rejoindre son frère toujours en grande conversation avec ses amis à quatre pattes. Armés des longs et fins rameaux, les dresseurs, les bras levés en direction du ciel, commencèrent à rassembler les montures destinées aux cavaliers néophytes, accompagnant de paroles rassurantes les mouvements circulaires de leurs badines. Une vingtaine de chevaux se regroupèrent alors derrière Stan et le talonnèrent jusqu’au clan qui les regarda avec stupéfaction venir docilement à lui.

Les heures qui suivirent furent plus chaotiques, autant pour les membres de la tribu que pour les deux autochtones. Malgré leur bonne volonté, les Touaregs qui n’avaient jamais enfourché que des baudets furent fort impressionnés par l’envergure et la puissance des nobles équidés. En outre, il leur fallait chevaucher à cru, sans mors, ni bride, ni rênes. Même les plus téméraires comme Manyara et Tourk éprouvèrent quelque appréhension à conduire leur cheval à la seule force du poignet.

— Utilisez votre corps en entier, leur suggéra Axel. Les mains sur la crinière, grandissez-vous et regardez droit devant en talonnant délicatement les flancs. Pour tourner, orientez vos épaules dans la direction que vous avez choisie et penchez-vous légèrement. Vous pouvez aussi vous aider de la voix, en prononçant « à gauche » ou « à droite ». Les bêtes comprendront.

— Et pour s’arrêter ? questionna Marguerite Estelas, d’un air inquiet, tandis que l’aîné leur distribuait les montures.

— Mettez tout votre poids en arrière pour « aspirer » votre cheval. Et surtout, restez calme. Cet animal est d’un naturel craintif. S’il sent que vous avez peur, il se cabrera et vous ne tirerez rien de lui !

Néty apostropha le jeune homme, désignant du menton le genet que son frère venait de lui attribuer.

— J’aim'rais bien t’y voir, gamin ! À mon âge, avec mes rhumatismes, grimper comme une donzelle sur ce maudit bestiau !

— N’ayez crainte ! Mazette vous conduira où vous voulez, grand-mère !

— Parce qu’en plus elle s’appelle Mazette ! Sais-tu ce que ça signifie, au moins ?

— Bien sûr ! C’est pour ça qu’on vous la donne ! s’esclaffa le garçon, hilare.

Dissimulant un sourire derrière sa main tachetée de brun, l’ancêtre feignit l’indignation tandis qu’Axel ajoutait avec sérieux :

— Cette petite rosse est aussi la plus fidèle et la plus sage des juments lorsque l’on sait la prendre.

— Tu vois, Néty ! Elle est faite pour toi ! conclut la médium, enthousiaste.

 

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