Où est-il à présent ? L’esprit hésite. Il flotte, en apesanteur. Tout n’est qu’eau et brume. Till déteste la brume, ce voile poisseux dans lequel il est si facile de se perdre. Il distingue un corps, juste en dessous de lui, allongé sur le sol. Qui est-ce ? Un détail retient son attention : ce garçon lui ressemble trait pour trait. Même visage, même chevelure, même silhouette. Est-ce lui ? Serait-il mort ? Non, Silha l’a dit : « tu n’es pas encore mort ». Silha ne se trompe jamais. Mais alors ? Tout autour du garçon, la terre est en eau. Eau du ciel qui inonde, creuse des sillons, avale le corps. Les jambes, les bras, la tête, flottent à la dérive. Sensation effrayante de naufrage. À l’odeur entêtante d’humus se mêle une odeur épouvantable de chair carbonisée. Le corps brulant grelote de froid à l’intérieur ; une pression insupportable étouffe sa poitrine, les poumons suffoquent à chaque tentative d’inspiration. L’air force l’entrée d’un passage qui ne s’ouvre pas. Il a mal pour ce corps, étendu inerte entre terre et eau. Lui, pourtant ne souffre pas. Pas encore. Pour souffrir il faut ouvrir les yeux. Il n’en a pas envie. Il n’est pas prêt pour la douleur. Une voix appelle, « Till, Till ». La voix est si loin, si tenue. Il la reconnaît. Il l’a déjà entendue, quelque part, dans une autre vie. La voix se tait. Il voudrait l’entendre encore. Entendre la voix, c’est retrouver le chemin. « Till, Till ». L’air a découvert un passage, il s’engouffre, ouvre les portes closes, la fenêtre qui donne sur le jardin, envole le rideau brodé d’épis dorés. L’air est comme l’eau, il trouve toujours un passage. La pluie s’est arrêtée. Le soleil déchire les nuages, submerge le ciel. Caresse du soleil sur la joue. Chaleur, douceur. « Till, Till ». Il est temps. Temps de regagner ce corps, de redevenir…
Un rai de lumière filtra entre ses paupières. Ne pas se précipiter, s’habituer. Les images l’assaillirent pourtant, superposées en séquences brèves et dissociées. Ses oreilles bourdonnaient comme si un essaim d’abeilles bataillait pour s’en échapper. Secoué de spasmes incontrôlables, Till vomit un liquide âcre et brûlant qui lui arracha la gorge. Ce rejet douloureux atténua cependant le malaise. Il tenta de se redresser. D’abord un peu, puis davantage, avec l’aide des mains, puis des genoux, jusqu’à poser deux pieds. Il serra les mâchoires, chaque nouveau mouvement éveillait la douleur. Le sol se déroba encore. Till attendit que la sensation de vertige s’estompe.
Sa main serrait encore la canne de Piblô qui semblait avoir épuisé toute son énergie. Ses doigts s’écartèrent avec une lenteur exaspérante. La canne glissa au sol où elle rebondit une fois avant de s’immobiliser pour se dissoudre dans l’humidité de la terre. Son regard erra à la recherche de la délégation mais seules quelques créatures fantastiques semblaient veiller encore. Dévalant la pente, il aperçut au loin des silhouettes accourir à grands pas. Il plissa des yeux pour mieux distinguer… en vain. Tout était atrocement flou. Mais que s’était-il donc passé ? Il n’y comprenait rien. Son crâne martelait, un haut-le-cœur le plia à nouveau en deux. Alors qu’il luttait pour ne pas s’effondrer, son regard capta le corps immobile du technovateur, couché à quelques pas devant lui. Était-il mort ? C’était impossible ! Pourtant il ne bougeait pas… Il chercha des yeux Piblô, mais Piblô s’activait au chevet d’un homme. Son père ? Déjà une multitude de mains se tendaient vers lui. On le touchait, on s’assurait qu’il était bien intact. Il retint une grimace, son corps endolori protestait comme si des centaines de marteaux s’acharnaient à le briser sans toutefois y parvenir. Son cerveau cotonneux saisissait parfois un mot. Rien n’avait de sens que cette pensée unique : « Toute vie est sacrée, notre devoir est de la protéger ». Il avait trahi ses engagements. L’homme était mort. Au milieu de tous ces visages qu’il ne reconnaissait pas, son regard désespéré cherchait Ma, sa balise, son repère. « Till, Till ». Il tourna la tête à la recherche de cette voix. La voix de Ma. Ma saurait quoi faire. Elle savait toujours quoi faire. Le souvenir jaillit soudain, une douleur insoutenable broya sa poitrine. Ma était morte. Ma ne viendrait pas. « Till, Till ». Non ! il devait faire taire cette voix qui le torturait. Il mit les mains sur ses oreilles et voulut crier mais aucun son ne franchit ses lèvres. Deux bras soudain l’enveloppèrent, l’engloutirent. Des bras forts, des bras tendres. Il sentit le parfum d’herbes sauvages, d’écorce de pin et de brioche. La voix murmura à son oreille « Tout va bien mon garçon, tout va bien, tu n’y es pour rien. Mais, s’il te plaît, promets-moi de ne jamais recommencer, mon pauvre cœur n’y résisterait pas ». Ma était vivante ! Ma ! Le comment n’avait pas d’importance. Elle était vivante, elle n’était pas fâchée, il n’avait rien fait de mal. Une explosion de larmes de joie et de soulagement éclaboussa son visage. Il était de retour à la maison.
Au loin, des tirs sporadiques de soldats de la Confédération tentaient encore désespérément de repousser un assaillant retors et insaisissable. Au point bas, là où s’était accumulée toute l’eau du ciel, des « Blop, blop, blop » fusaient encore en flot ininterrompu. Toute une colonie de voraces, sourire carnassier aux lèvres, assaillait une armée désorientée aux cris de :
- Sus, sus, sus, les gueuses ! Croupions exquis !
- Buffet à gogo, c’est jour d’Agapes !
- De bamboche ! Brisotons la biscotte ! Berlificotons les biscorniauds* ! Sus, sus, sus !
- Mes amoûoûoûrs, attendez-moi ! Attendez-moi ! Attendez-moi !
Les armes vaincues s’étaient tues. Privée de commandement, les militaires battaient en retraite dans un désordre peu digne de la Grande Confédération. Une débâcle presque comique dans sa conclusion inattendue.
Thiya vint se poser sur l’épaule du garçon, piquetant affectueusement sa tignasse ébouriffée :
- Krâa, moi bien gardé secret ! Déguisement sylphe bien fonctionné, Krâa.
Elhyane réprima un rire nerveux et un peu coupable devant le jabot gonflé d’importance de la corneille. Till fronça le sourcil, les considérant d’un œil interrogatif. D’un ton professoral, Thiya traduisit :
- Sylphes prendre aspect de Mâa et aussi de tous les autres. Délégation, grande entourloupe. Délégation pas intervenir. Délégation attendre grotte signal de Thiya, Krâa. Sylphes rusés, sylphes grands comédiens, sylphes presque forts comme Thiya, Krâa ! Toi savoir, moi amie Piblô maintenant.
L’oiseau s’envola à terre, sautillant à présent d’impatience :
- Krâa, Thiya voir tout en ordre. Moi retourner à escarbille. Eux attendre Chef pour achever mission éradication.
Ses explications, pour succinctes qu’elles soient, avaient eu le mérite d’éclairer Till. La délégation était restée à l’abri dans la montagne. Les sylphes avaient utilisé leur pouvoir pour adopter l’apparence de chacun de ses membres. C’était très malin. Les conséquences de cette décision semblaient plutôt cruelles, mais il pouvait comprendre cet impératif du secret. Informé, sa réaction aurait été sans doute moins naturelle mais, ne put-il s’empêcher de penser avec une pointe de rancœur : « Piblô y est vraiment allé fort ! ». Il serra un peu plus fort la main de sa mère. La toucher, la sentir vivante à ses côtés éloignaient les images éprouvantes des dernières heures.
- Je suis vraiment désolée, mon garçon, murmura-t-elle à son oreille dans un souffle. J’aurais tant aimé t’épargner cette épreuve…
Ses amis et Sven approchaient, précédés du Magister. Il n’y eut pas de phrases inutiles, juste des regards. Le temps d’évoquer les évènements viendrait plus tard, avec la sérénité retrouvée. Le sylphe posa simplement les mains sur les épaules du garçon, effaçant de son corps des séquelles du combat.
Iwar apparut à son tour, soutenu par Grïmuld. Harald avait réduit la fracture, refermé la plaie et posé une attelle de fortune. Till savait qu’il aurait pu le guérir totalement, il l’avait déjà fait avec sa mère, et probablement aussi avec Thiya. L’histoire recensait quelques figures remarquables mais, si tout le monde s’accordait à attribuer au Magister des dons un peu plus insolites que la normale, il devait néanmoins veiller à ne pas trop en rajouter. Les soins prodigués demeuraient ainsi crédibles aux yeux des non-initiés.
Iwar prit la parole, s’adressant à tous, s’adressant à Till :
- J’aurais aimé éviter ce qui est arrivé. J’ai tenté de…
- Vous avez agi en accord avec votre conscience, coupa Harald, et nous vous en sommes infiniment reconnaissants. Vous avoir comme allié nous a aidés, ne sous-estimez pas votre participation. Quant à toi, Sven, ton courage honore l’île et honore ta famille. Ton initiative a probablement sauvé la vie de Till.
Harald forçait de toute évidence le compliment, mais la vérité s’accommode parfois de légers ajustements. Sven bafouilla quelques mots confus, interrompus par une vigoureuse bourrade de Blair.
- Comme quoi, commenta ce dernier sourire aux lèvres, il ne faut jamais sous-estimer une fesse de troll !
- C’est sa manière à lui de te dire merci, expliqua Till avec émotion en lui tendant la main.
Le militaire devait à présent prononcer les mots attendus. Des mots qui scelleraient le destin de l’île, l’avenir de son fils et probablement le sien. Il pensa fugacement à d’autres possibles tout en sachant qu’il n’en existait pas. Pas pour lui :
- Donovan mort, la mission n’a plus lieu d’être. Nous allons repartir, je crois que mes hommes en seront heureux, votre île est trop accueillante pour eux... Des fouillouses ! lança-t-il avec une lueur presqu’amusée dans le regard, vous avez là une armée peu conventionnelle et redoutable. La Confédération en rêverait. J’espère que vous parviendrez à oublier.
- Nous n’oublierons jamais, dit Till avançant à sa rencontre, et jamais nous n’oublierons Iwar, le guerrier Tork, qui a risqué sa vie pour protéger les habitants de l’île.
- Iwar, le père de Till, ajouta Elhyane, l’homme des sables qui, par son engagement, a contribué à guérir les blessures du passé. Que cela soit inscrit dans nos mémoires et dans nos cœurs.
Elhyane conjurait l’histoire, la fermeté du regard qu’elle adressa à chacun des témoins de la scène fut sans équivoque.
- Cet épisode sera rapporté dans nos manuels, affirma Harald.
- Je veux bien m’en charger.
- Oui, je crois Châny que tu seras à la hauteur de la tâche.
Iwar, ne pouvait détacher le regard de son fils :
- Je ne peux rester et…
- Ma vie est ici, depuis toujours, répondit Till anticipant la question, « Je suis là où le destin me place… »
Prononcer ces quelques mots empruntés à Hedda fut pour Till un véritable déchirement. Il en mesurait toutes les conséquences. Cependant, les derniers évènements avaient aussi largement contribué à nourrir sa réflexion pour l’amener à cette conclusion réconfortante : personne, jamais, ne pouvait présager de l’avenir. Excepté peut-être Piblô.
- … « Et tu restes maître de ton destin ». Je connaissais déjà la réponse. Je respecte ton choix.
- Je suis le fils de l’Île, l’enfant des Sables. Je suis fier et heureux d’appartenir à ces deux grands peuples. C’est ma richesse. C’est mon don.
- L’enfant de l’Île… L’enfant des Sables… Hedda aurait été heureuse.
- Et, poursuivit Till, je suis aussi le messager d’une grande nouvelle : aujourd’hui, Torûk a pardonné.
Personne ne s’étonna de cette affirmation, et personne ne chercha à en décrypter le sens, ce garçon singulier ne les surprenait plus. Iwar dévisagea son fils, déchiré entre la joie de l’extraordinaire nouvelle et la souffrance d’une séparation prochaine. Si vite, trop tôt. Son regard glissa imperceptiblement sur le corps recroquevillé du technovateur, étendu quelques pas derrière Till. Lui aussi avait connu Hedda, une autre époque, un autre temps...
Personne ne s’était préoccupé de vérifier si l’homme était mort tant cela semblait une évidence, il était impossible de survivre à une telle décharge d’énergie. Mais Till, lui, était bien vivant, cette incohérence manifeste aurait dû éveiller la vigilance. Sous les lambeaux de chairs calcinées et fumantes palpitait encore une étincelle ténue de vie. Donovan avait repris conscience dans une explosion de douleur. Chaque muscle, chaque tendon, chaque cellule de son corps hurlait en silence une souffrance au-delà de la raison. Mais sous son crâne mis à nu, son cerveau vacillant refusait encore de s’avouer vaincu. La rage et la frustration liguèrent ses dernières forces. L’homme serra les mâchoires, les doigts décharnés de sa main tâtonnèrent à l’aveugle à la recherche de son arme, la trouvèrent. Dans un effort surhumain, il mobilisa ses dernières forces, tendit le bras et appuya sur le déclencheur.
Ignorant le danger, Till ne comprit pas le geste brusque de son père pour l’écarter. Lorsqu’il réalisa, l’onde tueuse déchirait l’espace d’une ligne nette. Le garçon vit les yeux d’Iwar s’agrandir sous le choc, puis tout son corps s’affaissa, un sourire figé à la commissure des lèvres. Alors, la bouche de Till s’ouvrit désespérément et un cri déchirant jaillit de sa poitrine. Un cri rauque, à peine humain dont l’écho sauvage secoua la montagne, réveilla les peurs ancestrales. Les témoins, sidérés, retinrent leur souffle. D’un geste, Harald imposa à chacun de reculer et personne ne songea à contester. Blair, Châny et Naëlle entourèrent Elhyane qui serrait convulsivement sa main sur son cœur sans pouvoir détacher le regard du visage de son garçon, ravagé par une douleur sans nom.
Till tomba à genoux, frappant si fort la terre de ses poings serrés qu’ils s’y enfoncèrent profondément. La prairie tout entière tressaillit sous l’impact, d’abord un soubresaut léger, un sanglot. Puis la terre entra en vibration décomposant le sol en milliers de grains qui s’élevèrent en tourbillons, entraînant dans leur ronde ensorcelante le garçon et son père. Les tourbillons s’assemblèrent pour former une colonne, les particules agglutinées se mirent à ondoyer, s’élargirent et s’étrécirent, se modelèrent. Sculpté par une main invisible, un prodigieux cheval apparut. Il mesurait au moins sept pieds au garrot et ses jambes musculeuses, armées de redoutables sabots, battaient l’air et frappaient le sol avec impatience.
- Nom d’un furoncle de branquignol* ! murmura Blair, admiratif. C’était donc pas que des légendes !
Till chevauchait l’animal, soutenant d’un bras le corps inerte d’Iwar. Personne ne chercha à comprendre comment une telle prouesse pouvait être possible, les regards incrédules acceptaient une réalité qui dépassait tout entendement. La créature avança jusqu’au technovateur en renâclant. Elle se cabra et retomba sur l’homme de toute la puissance de sa fantastique constitution.
La force du choc fut telle que la terre s’ouvrit, entraînant dans ses profondeurs le cavalier, sa monture, Iwar et son assassin.
C'est un très bon chapitre. Les retournements de situation s'enchaînent. On passe du soulagement avec la survie d'Elyanne à la tristesse avec l'assassinat du père de Till. L'enchaînement est bien géré, tu préserves bien la surprise. Je ne m'attendais pas du tout à ce que la mort intervienne dès ce chapitre.
"Nom d’un furoncle de branquignol* !" J'ai trouvé que cette réplique mal venue juste après la mort d'Iwar.
Je poursuis ma lecture !
Merci !
Je me demandais, si la délégation de l'île était sylve, qu'en est-il d'Elyanne qui a bien l'air d'être elle-même ?
Je me pose peut-être des questions un peu terre à terre, c'est le cas de la dire, mais je pose quand même : Comment parvient-il à monter un cheval aussi haut, avec papa sous le bras ?
Toujours un plaisir de te lire !
A bientôt
Les sylphes ont pris la place de la délégation, restée à l'abri dans la montagne, y compris Elhyane. Le délégation n'est qu'un leurre comme tente de l'expliquer Thiya. Lorsque Till revient à lui, les vrais membres de la délégation ont rejoint le lieu de la rencontre. Elhyane n'a jamais été blessée. Il faut peut-être que j'approfondisse les explications, Thiya est un peu trop succincte !
Merci Claire!