Chapitre 31

Par Gaspard
Notes de l’auteur : C'est le dernier chapitre.
Merci d'avoir tout lu. J'espère que ça vous aura plu.
J'écris un nouveau bouquin en ce moment, mais j'avance très lentement, alors vous ne me reverrez pas avant un bout de temps. Sauf si vous m'écrivez ^^
Salut !

Trois minutes de marche auront suffi pour retrouver le paysage de jungle urbaine auquel on s’était attendus à notre atterrissage. Notre civilisation n’ayant pas étendu son vernis rédempteur par-delà les limites du parc, les ruines de l’Ancien Monde nous attendaient dans toute leur infâmante splendeur au bout de la pelouse entretenue, derrière une fine ligne d’érables enflammés. Au contact du goudron craquelé sur la plante de mes pieds nus, une puissante impression de déjà-vu s’est emparée de moi. L’espace d’un instant, j’ai cru me souvenir de ces faubourgs tokyoïtes, tels qu’ils étaient avant la Décennie Chaotique, comme si j’y avais vécu moi-même : la foule compacte, en transit d’un cube de travail vers un autre de repos, les câbles électriques obscurcissant le ciel, les enseignes criardes, éblouissantes, la pollution s’insinuant partout mais aussi les odeurs alléchantes s’échappant des échoppes avoisinantes et les pétales de fleurs en suspension, les cris joyeux de bandes adolescentes ivres d’hormones et d’idéaux, les regards doux-amers de leurs ainés … La valse quotidienne et intemporelle des humanités imparfaites qui précédèrent la nôtre.

Ce fourmillement stérile m’est familier. Je le connais pour l’avoir mille fois vu et lu. En filigrane, j’y distingue mes propres forces et faiblesses. Comme on maquille la violence en élan, la lâcheté en fatigue et la paresse en espoir. Comme on justifie cent fois le jour de se choisir soi-même plutôt qu’autrui par cette sensation intime qu’on a de mener une existence solitaire. Parce que c’est plus facile. Comme on suit le courant tant qu’il ne nous secoue pas trop, en chapardant au passage les petits plaisirs mesquins qui nous servent d’œillères pour supporter une existence mollassonne, téléguidée de la naissance à la mort par les hasards de l’Histoire. Libres de tout contrôle sur nos destins, comme on fonctionne en automatique du matin au soir, avec peut-être un ou deux soubresauts par jour, le minimum vital pour échapper à la dépression.

Puis le monde s’écroule, et nous avec. On n’a rien eu le temps de faire mais ce n’est pas grave, on l’accepte, c’était dans le contrat. Nous ne sommes ni éternels ni omniscients. On ne saura jamais de l’univers que l’infime morceau d’espace, de temps et de conscience dans lequel on arrivera à planter nos dents.

Eux, vous et moi. Gloutons mais lilliputiens.

Tous pareils. Lilliputiens mais gloutons.

Je regarde Luciole, qui progresse avec agilité sur ce terrain accidenté. Je me laisse hypnotiser par sa présence. Je la veux. Je veux être aimé d’elle, admiré d’elle et lui rendre ce qu’elle me donne. Le monde qui l’entoure, je veux le comprendre tout entier. Je veux le parcourir librement, en toute légitimité, parce que j’en suis une créature endémique. Je veux y faire ce que bon me semblera et ne rien désirer qui puisse lui faire du mal. Je veux que la Terre et ses habitants se portent bien, que leur cyclicité soit rétablie, qu’on n’en détache, pour notre progression particulière, qu’un substrat superflu. Je veux que nous soyons heureux. Je veux tout, pour tous. Mais je ne suis que là, que ça, un primate introspectif, écrasé par sa propre futilité, par son insigne impuissance, crapahutant de cailloux en racines à la recherche d’un improbable trésor que je ne mérite pas vraiment de découvrir.

Seul, je suis quantité négligeable ; si je ne veux pas seulement être, mais aussi compter, il faut que je m’inscrive dans un mouvement qui me dépasse. Tout irréductible que je sois, j’ai besoin des autres.

Alors que je m’agrippe à une branche pour m’aider à me hisser par-dessus un muret en béton, je secoue la tête. Pourquoi me faut-il toujours accomplir de si grands détours pour déboucher sur l’évidence ? Des héros invincibles, l’humanité en a connu des tas. Ils n’ont jamais servi à grand-chose. Luciole l’a compris immédiatement, elle. À peine sortie de Shandia, elle ne pensait déjà, malgré le traumatisme subi, qu’à entretenir notre cohésion : notre seule chance de tirer le destin de notre espèce vers le haut.

Dans son dos, je lui fais en silence des excuses pour mon retard.

C’est bon maintenant. Je suis avec toi.

Pour la seconde fois de la semaine, je cesse de retenir ma respiration. J’accueille Diane à bras ouverts et mon monde est transfiguré. Soudain, je sais exactement où je suis et où je vais. Le labyrinthe informe que j’arpentais à l’aveugle, en suivant bêtement les pas de Luciole, devient parfaitement lisible. Je n’ai plus besoin de réagir aux obstacles qui nous séparent du siège de Kiruoku, je les sais, ils font partie de notre itinéraire. Je réalise que ma partenaire ne s’est pas encombrée de calculs savants : ignorant presque totalement le plan du cadastre, elle nous a fait faire une ligne droite, confiante en notre aptitude physique à passer sans dommage par-dessus quelques maisons écroulées. En cela aussi, elle avait raison, nous y sommes presque … Je n’aurai pas le temps d’écouter tous les messages que j’ai reçus pendant ma courte retraite. Il y en a trente-sept !

J’écoute en premier celui de Fiona.

« Idiot ! »

Je me marre. J’aurais dû m’en douter. Bon, elle me pardonnera vite.

J’enchaine avec Senga, à qui j’ai l’impression de n’avoir pas parlé depuis des siècles.

« Rah ! Non, tu fais chier, là, Art’ ! C’est fini, ça, de mettre deux jours à digérer tout seul dans ton coin chaque fois que tu bouffes un truc qui te déplait. Maintenant que t’es en vadrouille, va falloir apprendre à donner des nouvelles. Rappelle vite, j’ai plein de choses à te raconter. Des trucs hallucinants … Tu savais qu’Huni est arrivé sur le Cône grâce à toi ? Il venait d’atterrir à Uruk quand tu t’es connecté à l’Infime ! Apparemment, il jugeait qu’il avait une affaire urgente à régler avec toi, ne me demande pas quoi … Il a changé d’avis en suivant ta transmission : il s’est cassé direct. Sans que personne n’en sache rien, il a été le tout premier à débarquer là-bas. Il a attendu dans sa Spore que le ciel soit suffisamment clair et il est parti en balade. La petite promenade du matin, à la sifflote, les mains dans les poches, les pieds dans la gadoue, les cheveux au vent et de la musique aux oreilles. Au moment où l’Arbre s’est révélé à nous, il regardait un crabe qui se faisait les pinces sur les pales d’un ventilateur … Mais le soleil a commencé à lui chauffer le dos et sa Graine lui a mis un bon son. Ce sont ses mots : « Y’avait un bon son. » Alors il s’est mis à danser. Pourquoi se priver ? Il se croyait seul au monde. Quand il a remarqué qu’il était filmé, il a supposé qu’il s’agissait simplement d’un autre curieux, venu comme lui voir de ses propres yeux de quoi il retournait et il l’a salué à sa façon. Tu te rends compte ? Il n’avait pas la moindre idée de ce qui était en train de se passer. Il m’a fait tellement rire, Artyom, j’en ai encore les larmes aux yeux de t’en parler. Rappelle-moi !  Vite. Faut qu’on détricote tout ça ensemble. »

Dès que j’ai une seconde, mon pote, c’est promis. Ça m’a fait du bien de t’entendre.

Comme je vois apparaître devant nous, accroché à la façade d’un bâtiment délabré, le sigle de Kiruoku : une pyramide traversée en son milieu d’un trait horizontal, je suspends momentanément mon entreprise de rattrapage et essaye d’appeler Aldo dont l’expertise en cybernétique pourrait nous être utile. Mais il ne répond pas. En voilà un qui est encore plus injoignable que moi …

Tant pis, on se débrouillera sans lui.

Je rejoins Luciole et l’effleure d’un bout de racine. Elle se retourne, me sourit et me rend ma caresse.

- Ha ! Te revoilà.

- Oui.

- Ça tombe bien, aucun des nôtres n’a encore visité les locaux. L’Arbre n’en contient pas les plans. L’exploration, c’est ton domaine … À toi de jouer.

J’acquiesce distraitement, déjà absorbé par l’étude du terrain sur lequel nous allons nous aventurer. C’est un immeuble de conception simple mais élégante ; avec sa demi-douzaine de pavés droits posés les uns sur les autres, du plus grand au plus petit, on dirait presque une pyramide olmèque. De grandes baies vitrées, la plupart intactes, lui confèrent cependant une apparence très XXIe. Dans l’ensemble, la structure a l’air d’avoir bien tenu le coup mais, à la profondeur des fissures qui zèbrent certains murs, je repère plusieurs zones présentant des risques d’effondrement. Il sera préférable de les éviter dans un premier temps.

Je m’intéresse ensuite au lierre qui enserre le bâtiment. Selon leur mode de fixation, les plantes grimpantes qui s’agrippent aux constructions abandonnées peuvent tenir ou abîmer leur support. Nous avons de la chance, cette espèce-ci est du type consolidant. Le risque que la bâtisse entière s’écroule en cas de choc mal placé s’en trouve considérablement réduit. Avec nos combinaisons d’entrave, les dangers plus réduits, comme traverser le sol d’un étage ou se prendre une pierre sur le crâne, ne sont pas à craindre. On va pouvoir y aller.

Je touche le bras de Luciole.

- Tu as des Libellules sur toi ?

- Oui, j’en ai deux.

- Tu veux bien me les confier ?

Elle fouille dans son sac et me les tend.

Je les prends, y ajoute les trois miennes et jette le tout en l’air.

Les caméras filent se mettre formation autour de moi.

- Tu veux bien que je retransmette ce que l’on va voir ?

- Bien sûr.

Je la remercie et tourne mon attention vers ma réalisatrice préférée.

- Fiona, tu es là ?

Je repère son agacement, ainsi qu’une forme de tendre résignation, avant qu’elle me réponde.

- Je suis là.

Bien conscient que ça l’énerverait encore plus, je ne prends pas la peine de lui demander pardon pour mon absence.

- Comment va Rodolf ?

Je sens la jeune fille évacuer son ressentiment d’un souffle.

- Il va bien. Les événements lui sont un peu passés au-dessus de la tête. Pour lui, le monde se réduit à son plateau et à ses fourmis. Ce que je-ne-sais-qui a fait à je-ne-sais-quoi je-ne-sais-où il y a je-ne-sais-combien de temps … Ça lui parle autant que les altérations de la méthode de couvage chez les autruches en cas de sécheresse ou la période crystal de Cornelio de Vega.

- Et toi, tu tiens le coup ?

Elle hésite.

- Dur à dire. J’ai mal au ventre de rage et de peur. Je n’arrive pas à décider ce qui me terrifie le plus : la vie avec ou la vie sans l’Arbre ? Mais on est déjà au boulot, Rémi, les autres et moi. On fouille toutes les branches, une par une, méticuleusement, à la recherche d’idées. Et on envoie tout ce qu’on récolte à Elena. J’ai confiance en nous, on va trouver quelque chose.

Ha ! Je savais bien qu’en secret, derrière les incessantes petites disputes, on partageait une fibre de ce genre. Elle est là, la raison pour laquelle je lui ai si vite confié la responsabilité de me présenter aux autres. Par cette impression qu’en dépit des apparences, des parcours et des humeurs, on regarde le monde depuis le même genre d’orbites.

- T’es prête ?

- Toujours.

Je lui passe les commandes de 4 Libellules – la dernière me servira d’éclaireuse, et me dirige vers l’entrée du bâtiment. Un grand panneau en verre qui ne coulisse plus automatiquement depuis des siècles barre l’accès mais je remarque en approchant que des plantes vivaces ont réussi à se frayer un passage entre lui et le mur. Je glisse mes doigts de part et d’autre des racines, prends appui sur un coin de béton avec mon talon et tire de toutes mes forces. La porte cède un passage. Je m’y engouffre.

À l’intérieur, une surprise nous attend, un comité d’accueil des plus étranges : sur l’épaule d’un androïde planté au milieu du vestibule, un écureuil en alerte me dévisage. Tous deux, éclairés par la lumière venant de l’extérieur, se détachent nettement du fond de pénombre dont ils semblent venir d’émerger. En réalité, ni l’un ni l’autre ne bougent, le premier pour avoir été rendu à son statut minéral par manque de carburant, l’autre parce que mon arrivée l’a tétanisé de stupeur. Mon regard navigue avec fluidité entre eux. Le robot a un post-it collé sur le front. Le rongeur tient une noisette entre ses pattes. Son museau palpite, ses oreilles vibrent imperceptiblement. Alors qu’un frôlement m’indique que Luciole nous a rejoints, un éclair roux traverse la pièce, lui rendant l’immobilité pérenne dans laquelle je pensais la trouver.

Je m’approche du second occupant des lieux. Il ne fait aucun doute que l’androïde a été placé là pour réceptionner d’éventuels visiteurs. Était-ce sa fonction avant la Décennie Chaotique ou sa présence nous est-elle destinée ? Le dessin qu’il a en travers du visage laisse peu de place au doute. Si le robot était encore en état de marche, il aurait pu nous indiquer d’un mouvement de bras la direction à suivre, nul besoin d’aller lui tracer au marqueur une flèche sur le pare-chocs. Celui qui l’a dessinée, notre guide, ne devait pas savoir si nous arriverions avant ou après l’épuisement de la batterie de son messager.

Je jette un regard à Luciole, elle reste impassible. C’est à moi de jouer, à moi de décider. Je pèse rapidement le pour et le contre. De toute façon, on ne savait pas spécialement où aller à partir d’ici : le laboratoire, le bureau du directeur, les archives ? Autant suivre les indications qu’on nous donne, quitte à devoir redoubler de prudence. Mais est-il seulement envisageable qu’on cherche à nous piéger ? Nous n’avons finalement trouvé aucun ennemi mortel sur le Cône, quelle est la probabilité qu’on en trouve ici, si près d’Ikinokoru ?

Non, quelqu’un cherche à nous dire quelque chose. Allons découvrir quoi. Et qui ? Après des singes, une momie, une baleine … Tout est possible. Les murs se mettraient à parler que ça ne m’étonnerait pas plus que ça.

La flèche pointe vers notre gauche. J’y envoie mon éclaireuse ; elle fond sous nos yeux dans la pénombre ambiante. Tout en la suivant à pas mesurés, je partage sa vision en pointillé, par flashs espacés de quelques secondes, juste de quoi prendre des photographies mentales des lieux et avoir une idée du terrain qui nous attend. Un peu plus loin, une nouvelle flèche nous indique la suite du parcours. Le fait qu’elle soit peinte à même le sol, et non sur un autre androïde, semble confirmer mon hypothèse selon laquelle celui qui nous a accueilli, s’il avait encore été en état de marche, aurait suffi à nous amener jusqu’à destination.

Je progresse à pas de loup, quelques mètres derrière ma Libellule. Depuis qu’elle a fait fuir l’écureuil, je n’entends plus Luciole. Elle est juste là, pourtant, à un bras de moi, mais elle s’est adaptée à notre marche furtive avec le brio qui la caractérise. Notre discrétion extrême rend en comparaison notre environnement très bruyant. Des échos nous parviennent de tous côtés : une fissure qui se propage au quatrième étage, une feuille effleurée par une queue touffue dans la pièce d’à côté, une vague de graviers dévale un éboulis quelque part sous nos pieds … Derrière ces incidents isolés, comme autant de pics sur un électroencéphalogramme, je perçois un ronronnement permanent. À mesure qu’on avance, il passe de l’infime au perceptible de façon si linéaire que j’agglomère instinctivement cette amplification sonore à notre objectif. Vient même un moment quand je cesse tout à fait de chercher d’autres indices. Mon ouïe tendue vers ce qui est devenu un genre de vrombissement, je libère mes autres sens de leur mission et leur délivre insouciamment un visa touristique.

Malgré les séismes qui ont frappé de tous temps cette région, les couloirs de l’entreprise sont restés en bon état. Les murs ont si bien résisté qu’y sont encore accrochés quelques cadres dont le contenu, souvent dissimulé par une couche de poussière graisseuse, ne m’intéresse pas pour le moment. J’imagine des photographies de remises de médaille, des plans d’architecte, peut-être l’œuvre d’un artiste contemporain méconnu. Rien d’important. Un détail retient davantage mon attention : dans les salles devant lesquelles on passe, tous les bureaux sont bien rangés. Contrairement à ce que j’ai été habitué à constater lors de mes fouilles ou celles de Iori, personne ici ne semble être parti dans l’urgence. Est-ce simplement dû au sérieux des employés japonais ? Il n’y a pas non plus le moindre cadavre … Normalement, quel que soit l’endroit visité, on en trouve au moins une poignée. On en avait fini par conclure, et cela correspondait avec ce qu’on nous en avait dit, que le Fléau pouvait faucher n’importe où et n’importe quand. Rapidement, il n’y avait plus eu assez de vivants pour ramasser les morts. Ceux qui pouvaient encore marcher avaient préféré abandonner les villes à leur transformation en nécropoles, faisant le pari qu’ils trouveraient ailleurs, dans la nature, loin des malades, un havre de sanité. Ils avaient eu tort. Avant de mourir à leur tour autour de leur bivouac, au milieu d’un champ ou d’une forêt, beaucoup avaient dû regretter les maisons chauffées et les lits moelleux qu’ils avaient laissés derrière eux.

La planète entière est recouverte de squelettes. Quand on était gosses, on se servait des os ramassés dans la plaine pour décorer nos cabanes.

Si aucun des nôtres n’a exploré les environs, qui a bien pu faire le ménage ?

La réponse est peut-être là. Par les récepteurs de ma Libellule, je distingue enfin une forme humanoïde étendue par terre.

Je fais signe à Luciole de se tenir sur ses gardes et grimpe les dernières marches qui me séparent d’un nouveau palier. Devant nous, un vestibule donne sur trois grandes salles. L’une d’elles, sur notre droite, irradie de lumière naturelle. Bien qu’aimanté par cette curiosité, je m’efforce de ne pas regarder dans cette direction afin de conserver une partie de ma vision nocturne ; le gisant disparaît à moitié derrière la porte de gauche. C’est par là-bas que ça se passe. À moins que … Je m’accroupis et effleure le sol en béton avec mon pouce. Une longue fissure traverse la pièce en diagonale. Je mets un petit coup de paume de chaque côté et en écoute les réverbérations locales. De notre côté, tout va bien, un beau son mat confirme la solidité de notre corniche. De l’autre, ça sonne effroyablement creux. J’entends des grains de poussière dérangés par le choc se frotter les uns aux autres pendant d’interminables secondes au bout desquelles, dans la salle lumineuse, quelque chose tombe. Merde. L’arrière du bâtiment s’est effondré et la plaie, béante, est à trois mètres de nous. À équidistance de l’hypothétique réponse à toutes nos questions.

Après avoir envoyé via l’Arbre une nouvelle mise en garde à ma partenaire, je m’engage sur ce terrain miné avec précaution. Les paumes grandes ouvertes et les orteils écartés, je sonde la stabilité des plaques auxquelles j’impose mon poids avec autant de minutie que s’il s’agissait d’une fine couche de basalte me séparant des bouillons visqueux d’un lac de lave. Au moindre crissement, à la plus petite vibration, j’allège la pression que je viens d’exercer. Et cependant que je brûle du désir de m’introduire d’un bond dans cette salle obscure, je progresse à une allure d’escargot.

Ma concentration est telle que je ne songe de nouveau à ma Libellule qu’une fois parvenu à destination. Le plancher a tenu bon.

Vue de près, la forme se révèle sans surprise être celle d’un androïde, tombé là à court d’énergie, peut-être alors qu’il rentrait d’une séance de ramassage de restes humains. Étant donnée la commémoration à laquelle se livre encore l’un de ses camarades au fond de la forêt africaine, pourquoi lui ne se serait pas mis en tête d’offrir une digne sépulture aux squelettes de sa juridiction ? Est-il possible que Kiruoku ait programmé ses automates de sorte qu’ils servent et honorent les êtres humains, quel que soit leur état ? Peut-être. Ce qui est certain, c’est que celui-ci s’est éteint trop tôt, à seulement quelques mètres de son objectif.

Je fais trois pas dans la pièce, suffisamment pour que Luciole puisse y entrer à son tour et m’aide à donner un sens à son ordonnancement.

En son centre se dresse une sorte de trône – un simple fauteuil, en réalité, que la mise en scène alentour pare d’importance. Allongés sur le dos en éventail devant lui, une trentaine d’androïdes y sont reliés par des câbles. Parmi eux, une demi-douzaine semble encore en état de marche. Je le devine au voyant vert qui clignote au niveau de leur nuque, juste sous la prise qui les attache à l’assise de leur roi.

Lui aurait presque pu passer pour un humain s’il n’avait pas été branché à son siège. Alors qu’on s’approche pour mieux le voir, Luciole étouffe une brève exclamation

- Mais ! Je le reconnais, lui !

Je reçois l’information dans la foulée. Ma partenaire m’envoie une image de Shinnosuke Hon’iden, le dernier dirigeant connu de Kiruoku. La ressemblance est trop frappante pour être fortuite. C’est bien lui, immortalisé par ses propres soins dans la force de l’âge, tel qu’il devait être au début de la Décennie Chaotique. Un frisson me secoue la colonne vertébrale. Ça y est ! On tient enfin quelque chose de concret. Ce type-là est spécial. Les miettes qu’il a semées étaient faites pour durer plusieurs siècles. Il est inconcevable qu’il nous ait mené jusqu’à lui pour rien. Il a un témoignage à faire entendre. Des mots si importants qu’ils ne pouvaient être prononcés que par lui.

Je regarde fébrilement autour de moi à la recherche d’un bouton, d’une manette de contrôle, d’un panneau grâce auxquels je pourrais faire sortir Shinnosuke de sa veille. Au-delà des corps allongés, la salle est simplement arrangée. À ma gauche, une baie vitrée crasseuse laisse passer tout juste assez d’une lumière grisâtre pour y voir clair. Un bureau de travail, aussi bien rangé que tout l’immeuble, occupe le coin opposé. Rien ne vient briser l’austérité du tableau.

Je me tourne vers Luciole mais retiens ma question. Elle a au visage l’expression qu’elle prend lorsqu’elle navigue sur l’Arbre avec un accent contrarié qui m’indique qu’elle ne trouve pas ce qu’elle cherche. Aucun expert n’a partagé de découvertes à ce sujet. Nous sommes livrés à nous-mêmes.

Peut-être l’interrupteur est-il directement sur lui ? Ou bien la commande est-elle vocale ? Ou simplement sonore ? Faut-il claquer des mains ? Dire « Debout là-dedans ! » en japonais ?

Je n’y crois pas trop … Mais quel choix avons-nous ?

Je vais pour commencer mes expérimentations quand Diane me fait savoir qu’Aldo cherche à me joindre. Aldo ! Lui saura peut-être ! Je prends l’appel.

- Salut Art’, t’as essayé de m’appeler ?

- Juste cinq fois …

- Ouais, désolé, je dormais.

Je ris, j’avais oublié à quel point il pouvait être à côté de la plaque.

- Pendant 48 heures ?!

- Si tu le dis … Je ne sais pas quel jour on est, je viens de me réveiller.

Mon esprit marque une pause.

- Tu veux dire que tu n’as rien suivi des événements récents ?

Aldo baille.

- Rien du tout. Après la transmission de Iori, j’étais bien motivé, alors j’ai bossé sur mon prototype pendant un certain temps, je saurais pas te dire combien. À un moment, je me suis endormi sur mon plan de travail et maintenant j’ai faim. Alors dis-moi, qu’est-ce que je peux faire pour toi ? J’ai un petit dej’ à cuisiner.

Malgré mon ébahissement, je laisse tomber le mystère moins urgent des rythmes physiologiques d’Aldo pour avancer sur celui qui concerne le reste de l’humanité.

- Initialement, je voulais que tu me donnes des informations sur les automates de Kiruoku, si tu en as déjà entendu parler. Mais dans l’immédiat, j’ai une question plus spécifique.

Je lui envoie plusieurs images de Shinnosuke, ainsi que de ses sujets.

- Tu saurais comment faire démarrer ces modèles ? Le premier surtout.

- Kiruoku, tu dis, hein ? Oui, je connais. Ils étaient balèzes, eux … Et un peu tordus, si mes souvenirs sont bons. Leurs robots étaient d’une qualité technique hallucinante mais plein de fonctions complètement inutiles. Pour les rendre artificiellement un peu plus humains, leurs concepteurs leur avaient donné des manies absurdes. Par exemple, il y avait un modèle qui devait aller aux toilettes toutes les trois heures. Il s’enfermait et s’asseyait sur le chiotte pendant une minute, sans rien y faire du tout, puis tirait la chasse et se remettait au boulot. Tu vois le genre ? Apparemment, c’était assez typiquement japonais, de faire cet espèce de grand écart entre le plus pur sérieux et la plus basse bouffonnerie.

Il laisse passer un silence pendant lequel je l’imagine s’enfourner dans le gosier trois croissants d’affilée. Aldo n’est pas homme à faire les choses à moitié.

- Essaye de lui mettre les doigts dans le nez, pour voir.

Je fais un pas en avant et m’exécute.

Rien.

Aldo vient aux nouvelles.

- Non ?

- Non.

- Bon, je m’y attendais à moitié, ce modèle a l’air plus perfectionné que ceux auxquels je suis habitué. Il y a de fortes chances pour qu’ils se soient débarrassés du besoin de toucher l’androïde.

Un nouveau silence. Trois croissants de plus.

- Et si tu les mets dans ton nez ?

- Si je mets quoi dans mon nez ? Mes doigts ?

- Oui.

J’obéis.

Luciole, qui a assisté à toute la scène, me lance un regard éberlué.

Mes mains étant prises, je hausse les épaules.

Aldo revient à la charge.

- Alors ?

- Toujours rien. Tu es sûr de ne pas confondre avec une autre entreprise ?

- Non, non. Kiruoku, la pyramide coupée d’un trait en son milieu, je vois très bien. Ils ont dû changer de méthode pendant la Décennie Chaotique. Mmh … Tant pis. Okay, j’ai une dernière idée. Tu es prêt.

Au point où j’en suis …

- Dis-moi.

- Regarde donc combien de personnes sont Immergées en toi.

Mais quel BÂTARD !

Diane me renseigne sournoisement ; elle tient sa vengeance : ils sont 7 millions. Je viens de me curer le pif devant les populations réunies d’une dizaine de Cités. Pour ne rien arranger, je me suis arraché un poil en me retirant trop vite. Ça fait un mal de chien. Une larmichette me pointe à l’œil. Je fulmine.

- Putain, mec, qu’est-ce que tu fous ? C’est pas le moment de déconner !

Aldo se noie de rire dans son beurre.

- C’était le moment parfait.

Si j’avais un combiné dans la main, je l’aurais envoyé balader à travers la pièce. Au lieu de quoi, je me contente d’expulser la rage de mes poumons. Tout va bien … Ce n’est qu’une petite humiliation en famille. Juste une sale vicieuserie venimeuse de vieille fouine dégénérée. Non … Rien de bien méchant. Je respire. À quoi bon m’acharner à devenir invincible si c’est pour rester susceptible ? Mon ressentiment n’a pas lieu d’être. Je regarde Luciole. Elle est hilare. Les gens que j’aime sont heureux grâce à Aldo. Mes entrailles sont toujours intactes.

Je relâche les épaules.

- Très joli. Si c’est tout ce que tu as pour moi, je vais te laisser à ton petit dej’. À la prochaine.

Je vais pour couper la communication quand les ricanements étranglés d’Aldo perdent de leur intensité.

- À bientôt, Art’, ça m’a fait plaisir. Pour ton problème, je t’ai raconté des craques de bout en bout, je n’ai jamais vu ce modèle. Mais il est clairement d’une sophistication exceptionnelle … Tu as essayé de lui envoyer tes instructions via l’Arbre ?

Via l’Arbre ? Non, ça ne me serait jamais venu à l’esprit. Pourquoi un automate de l’Ancien Monde serait-il compatible avec notre technologie symbiotique ? Comment Aldo peut-il larguer une bombe pareille aussi nonchalamment ?

Il a raison pourtant, tout ce qu’on a découvert ces derniers jours mène à cette idée de continuité entre eux et nous. Mais il m’a justement dit ne rien avoir suivi des actualités …

Je prends une seconde pour admettre le pur génie de mon interlocuteur, celui d’un esprit immunisé contre l’influence, capable de considérer également toutes choses ; les mystères de l’univers se dévoilent d’eux-mêmes devant un tel regard.

Puis je tends une racine vers Shinnosuke.

L’automate s’anime dès le premier contact.

 

*

 

Luciole et moi le regardons tourner la tête d’un côté puis de l’autre. Cependant que l’androïde analyse la situation, nous restons parfaitement immobiles, presque pétrifiés, tant nous sommes incertains de l’attitude à adopter. Je commence tout juste à envisager de me mettre en position de réagir face à une éventuelle menace quand Shinnosuke sort de son silence.

Il a une voix grave, une diction tranchante.

- Quelques préalables avant d’entrer dans le vif du sujet.

Il plante ses yeux dans ceux de Luciole.

- Ceci est un enregistrement. Il n’existe que pour mon propre bénéfice. J’ignore qui vous êtes et ce que vous êtes venus chercher ici mais il est inutile de m’interrompre avec vos questions, je suis incapable de les entendre.

Son regard se tourne vers moi.

Pourquoi l’avoir fait si humain s’il ne peut interagir avec nous ?!

- Peut-être obtiendrez-vous des réponses malgré tout en écoutant mon témoignage … Je m’appelle Shinnosuke Hon’iden, ex-président directeur général de Kiruoku et actuel membre, le 17e par ordre chronologique, du Cercle des 100.

Quoi ?!

Je parviens à contenir mon exclamation avant qu’elle ne dérange la bonne écoute de ce qui suit. Une certaine quantité de surprises est à prévoir, mieux vaut leur réserver d’emblée un accueil mesuré. Je suis ici pour transmettre, pas commenter.

Quand même … Ce n’était donc pas qu’une légende ! Ils ont existé !

- Nous sommes le 3 novembre 2086 selon le calendrier de ma civilisation ; l’an 6 de la suivante qui, peut-être, est la vôtre : l’humanité symbiotique, dont nous sommes les créateurs. Aujourd’hui, après quinze ans d’une transition que quiconque aurait jurée impossible, je peux annoncer notre réussite. Nous avons assisté ce matin à notre toute première Éclosion. L’Arbre fonctionne. La petite Aubépine est venue nous l’annoncer elle-même, elle avait compris que ce que nous attendions était advenu. Elle s’est montrée instantanément capable de faire appel à tous les savoirs que nous y avons stockés. Notre entrainement en semi-Immersion a porté ses fruits. Elle est désormais infiniment plus capable que n’importe lequel d’entre-nous. Les autres Enfants sont vigoureux, brillants et bons, ils dépassaient déjà largement nos projections les plus optimistes avant cela. Dire qu’ils seront bientôt tous comme Aubépine … C’est un pur prodige. Nous l’avons fait ! Nous avons gagné ! Par notre action décisive, une Terre abritant en toute sécurité un haut niveau d’intelligence est à nouveau un scénario envisageable à long terme.

À ces mots, l’androïde se lève de son trône et marche jusqu’à la baie vitrée. Il se pose là, comme un capitaine cherchant à la surface de l’océan les prémices d’une terrible tempête, les mains croisées dans le dos, le visage plié en une moue soucieuse, devant une vitre rendue opaque par la poussière. Des câbles le relient toujours à ses sujets, les batteries qui lui ont permis de rester en état de marche si longtemps. Une deuxième fois, je m’interroge sur l’intérêt d’avoir grimé si finement ce robot en homme. L’effet, comique, dessert largement le message délivré.

Je pouffe presque quand Shinnosuke, les yeux perdus dans un paysage bouché à 10 centimètres de son nez, reprend d’un ton solennel.

- Le prix pour ce miracle, je vais tout à l’heure en payer une part en me donnant la mort. L’Éveil d’Aubépine a sonné notre glas. Il est temps pour les 100 de tirer leur révérence. En-dehors d’Ahmed, qui a pour mission de retirer de l’Arbre les informations que la petite y a enregistré de cette journée, nous sommes enjoints à disparaître le plus rapidement et le plus discrètement possible. Il ne faut pas que les Enfants aient des souvenirs documentés de nous. Certains de mes camarades ont peut-être déjà franchi le pas. Je les rejoindrai bientôt dans l’Enfer qui nous est tout particulièrement réservé mais je veux d’abord laisser cette explication à qui saura la trouver. En agissant ainsi, je démolis tout le travail que nous avons accompli ces quinze dernières années, cet immense nettoyage dont le principal objectif était justement que personne ne puisse jamais découvrir la vérité sur ce que nous avons fait. Je vais à l’encontre de toutes les règles que nous nous sommes fixés. Il est cependant probable que je ne sois pas du tout l’unique grain de sable à ébrécher la superbe de notre bel engin. Les 100 sont tous, sans la moindre exception, des fortes têtes. Chacun s’est forgé seul, envers et contre tout, jusqu’à atteindre la dimension historique qui est la nôtre. Notre envergure, nous l’avons conquise en faisant fi des lois communément imposées au commun des mortels. Je ne serais pas étonné que vous trouviez, disséminés sur la planète, 99 autres confessions testamentaires. En tant que groupe, malgré notre influence inédite sur le sort de l’humanité, nous avons pris la décision de sombrer dans l’oubli mais en tant qu’individus … Combien fauteront comme moi ?

Shinnosuke fait volte-face pour nous dévisager. Dans sa silhouette à contrejour brillent quelques voyants lumineux.

- Pour ma part, je romps le contrat de notre Cercle après avoir longuement réfléchi à cette question : pour la bonne santé d’un chercheur, quelle est la pire des situations ? Qu’une vérité soit horrible ? Ou qu’elle soit introuvable ? La réponse m’est apparue tout naturellement en côtoyant les Enfants. Je les crois capables d’être assez bons pour absorber, voire pour résoudre, notre malveillance. Moi qui étais si pessimiste sur la nature humaine, j’ai découvert avec surprise que j’avais foi en eux. Tout ce temps, j’avais agi en prévoyant notre échec, mais force est de constater que le degré de bonté que nous voyons s’installer au cœur de cette nouvelle civilisation va bien au-delà de ce que nous autres, issus de la précédente, avions su imaginer. Au point que, plutôt que de leur cacher à jamais, je veux leur laisser la possibilité de savoir ce que nous, leurs créateurs, avons faits pour eux. Nous avons annihilé l’espèce humaine.

La pièce se met à tourner devant mes yeux tandis que la voix de Shinnosuke se fait soudain métallique.

- En l’espace d’une petite dizaine d’années, nous avons mis à mort 12,5 milliards d’individus. Le Fléau, un virus mis au point par Sendar, la 3e membre du Cercle par ordre chronologique, en a fauché une bonne moitié à lui tout seul. Les autres ont été éliminés par des moyens plus traditionnels. Nous avons ralenti les économies partout dans le monde, étouffé les productions puis favorisé une certaine violence des pouvoirs en place et l’insurrection des masses désespérées, nous avons encouragé la haine, la jalousie, la peur des autres et ainsi provoqué de nombreuses crises, famines, émeutes et guerres fratricides. Le gros du travail a été un simple entretien, peut-être une accélération, d’un processus d’autodestruction qui était déjà à l’œuvre. Que nous avons parachevé à l’aide de milices privées, composées de soldats professionnels, impitoyables et grassement payés, persuadés qu’ils deviendraient les rois du monde une fois les massacres finis. Après avoir éradiqué toute trace de vie civile de la surface de la planète, ces escadrons de mort se sont affrontés entre eux jusqu’à extinction complète.

Mais qu’est-ce qu’il raconte ? C’est impossible …

Je lance une œillade vers Luciole, ses traits sont durs, marqués. Elle ne me rend pas mon regard. Son attention est rivée sur l’androïde qui, imperturbable, continue son exposé.

- La raison principale pour laquelle nous avons mené à bien cette purge est circonstancielle. Parce que, le temps d’un clignement de paupières à l’échelle de l’Histoire, nous en avons eu les moyens. Dix ans plus tôt ou plus tard, nous aurions rencontré une adversité irréductible. Le hasard a fait que lorsqu’une fenêtre s’est ouverte sur ce précipice, nous étions en position idéale pour y sauter en emportant l’humanité à notre suite.

La tête de Shinnosuke lui tombe entre les épaules, en pantomime grotesque d’abattement. Je serre les dents, je commence à en avoir ras-le-cul de sa comédie. Derrière la surprise et le désespoir, un vague de dégoût commence à m’envahir.

- Comprenez, s’il-vous-plait, que nous n’avons rien fait de tout ça de gaieté de cœur. L’objectif du Cercle des 100 était noble. Nous voulions sauver le monde. Nous pensions en être capables … Après tout, nous étions infiniment puissants. Nos membres occupaient les positions les plus influentes dans tous les domaines. Nous étions chefs d’entreprise, intellectuels, scientifiques, artistes, personnalités publiques, journalistes ou financiers et nous travaillions ensemble vers un but commun et exaltant : un avenir rieur et harmonieux, sans guerre, ni faim, ni maladie, ni pollution.

Il se fout de notre gueule, là, non ?

- Pendant vingt ans, nous avons œuvré dans cette direction. Nous avons poussé de toutes nos prodigieuses forces vers une amélioration de l’état du monde. Et nous avons connu quelques succès, dont certains retentissants. Nous avons débarrassé la planète de maux terribles, nous avons résolu des querelles vieilles de plusieurs siècles, nous avons éduqué des milliards d’enfants et sauvé des centaines d’espèces animales menacées de disparition. Dans le plus grand secret, nous faisions réellement de la Terre un endroit un peu moins terrible qu’elle n’aurait pu l’être mais chaque année le bilan tombait comme un couperet : pour un conflit résolu, trois nouveaux étaient nés. Une dictature renversée était remplacée par un régime plus injuste encore. Les populations sorties de la misère découvraient le luxe absurde dans lequel vivaient certains de leurs semblables et, blessés mortellement par cet écart injuste, devenaient plus sensibles aux discours de haine, dont on ne sut jamais se débarrasser. Par l’éducation, nous créions des révolutions sanglantes. De l’autre côté, les castes dirigeantes, dont nous faisions pourtant partie, étaient irréformables. Les notions de mérite, de confort, d’importance dans lesquelles nous avions été élevés étaient trop profondément ancrées en nous. Parmi les hordes de décideurs, une poignée seulement se révélèrent capables de descendre d’eux-mêmes de leur position dominante. Même nous, les 100, qui désirions plus que tout l’avènement d’une société plus égalitaire, fîmes nôtre l’argument que si nous voulions changer les choses, nous avions besoin de conserver notre pouvoir.

L’androïde hausse les épaules.

- Nous n’étions tout simplement pas à la hauteur de la tâche imposée. Notre civilisation était devenue trop complexe. Les rancœurs trop profondes. L’équilibre à atteindre trop subtil. Nous voulions sauver le monde et, chaque jour, celui-ci devenait un peu plus ingérable. L’augmentation continue de notre population exigeait qu’on devînt invariablement plus rigoureux et nous ne cessions de l’être moins. Peu à peu, le chaos gagnait du terrain sur la science. Nos avancées technologiques ne suffisaient plus à combler notre déficit de conformation aux règles naturelles qui, avant notre arrivée, régissaient la ronde planétaire. Par ailleurs, nous avions les ressources pour nous remettre en ordre. Si nous avions été capables de nous entendre, de nous maîtriser, nous aurions pu développer une stratégie de survie de l’espèce dans le cadre le moins néfaste possible pour nous-mêmes et la planète. Mais nous avions beau peser de tout notre poids vers une forme de stabilité, la bête restait indomptable. Les lois que nous faisions voter n’étaient jamais respectées. Les peuples élisaient des gouvernants égoïstes et incontrôlables. Les entreprises falsifiaient leurs rapports pour augmenter leurs profits, passant plus de temps à trouver des moyens de contourner nos règles qu’à essayer de voir comment être efficace au sein de leurs saines limites. À une échelle inconcevable, l’énergie des humains était gaspillée en enfantillages qu’une banalisation et une héroïsation du crime avaient rendus faciles et populaires. Dans certains milieux influents, on jugeait la maturité d’un homme à son appétence au vice ... La situation empirait à vue d’œil et nos calculs pour renverser la tendance devenaient toujours plus compliqués ; les uns après les autres, nous perdîmes notre vision et, avec elle, l’espoir.

Tîa bêkü, Sans espoir.

Ce sont eux qui ont tout inventé.

- Le jour quand Alexandre proposa au Cercle l’idée de simplifier l’équation, nous avons découvert avec stupéfaction qu’en secret, nous y avions pratiquement déjà tous pensé. Quelques expériences bégnines nous ont très vite fait comprendre qu’incendier le monde serait d’une facilité déconcertante par rapport au travail que nous effectuions précédemment. Après avoir passé des décennies à essayer en vain de remonter le cours d’un torrent furieux, nous rejoignîmes le mouvement de tous. Etonnamment, malgré les horreurs locales que cela nous fit commettre, à l’extrême opposé des idéaux que nous avions défendu jusqu’ici, beaucoup vécurent ce changement radical de politique avec soulagement. Nous avions l’impression de participer enfin à la marche naturelle de notre temps. Cette fois, nous étions les accessoires adéquats. Nous remplissions notre rôle. Notre soudaine et exceptionnelle efficacité, après toutes ces années de galère, en était la preuve la plus concrète. Tout indiquait que l’humanité était faite pour s’autodétruire. Nous avons fait croire au Destin que nous étions l’outil rêvé pour y parvenir.

Tandis que Shinnosuke se détache de la baie vitrée pour revenir vers son trône, je remarque tout à coup que Luciole a disparu. Ma panique ne dure qu’une fraction de seconde, elle m’a laissé un message : « Ne t’inquiète pas, je suis juste allée m’asseoir à côté. Je n’en pouvais plus de le voir. J’entends par tes oreilles. Merci de tenir le coup. »

Après l’avoir repérée sur l’Arbre, j’ai juste le temps de lui envoyer une vague d’amour et de réconfort : l’autre, assis bien droit sur son siège, reprend la parole.

- Quand, en réalité, nous fomentions l’avènement d’une nouvelle humanité qui serait apte à vivre sans chahut excessif sur cette merveilleuse planète : les Enfants Symbiotiques. Des êtres humains que l’Histoire ne séparerait plus et que la biologie unirait profondément, physiologiquement, entre eux et à la nature. Des femmes et des hommes qui, d’une simple envie, d’un simple accord de partage, pourraient tout comprendre, intimement, les uns des autres. Des créatures assoiffées de paix, de vérité, de dialogue et de transparence. Dont l’ouverture d’esprit dépasserait toutes les frontières. Des gens pour qui les désirs de domination, de pouvoir, de contrôle, de possession seraient de pures absurdités : rien de plus que les élans difficilement imaginables de barbares issus d’un époque révolue. Et nous y sommes parvenus. Ce sont eux, désormais, qui peuplent ce monde … Et nous, jusqu’à ce soir, quand Ahmed, le dernier des 100, prendra sa propre vie.

Shinnosuke sort un poignard de son accoudoir et, d’un mouvement sec, se le plante dans l’abdomen.

- Avec ce geste, nous voulons montrer une dernière fois la noblesse de notre intention. Nous n’avons pas agi pour nous mais pour la Terre et l’espèce humaine. Nous ne cherchions ni gloire, ni profit personnel. Pour enlever tout possible doute, nous avons poussé l’abnégation jusqu’à nous interdire d’ajouter notre ADN au pool génétique des Enfants. Qu’ils se rassurent, ils sont le fruit d’entrailles innocentes. Ils ont été créés comme un projet d’art collaboratif. Chacun des membres du Cercle a sélectionné, selon les critères qui lui étaient propres, 100 femmes et 100 hommes parmi les 12,5 milliards qui furent exécutés. La seule instruction, très souple, était de favoriser au maximum la diversité afin d’éviter un trop grand danger de consanguinité ou d’apparition dans la civilisation à venir de minorités flagrantes. J’ai personnellement choisi de façon très arbitraire, en faisant confiance à mon instinct : des universitaires, des comédiens, des artisans, des musiciens … dont le regard et le parcours me plaisaient. D’autres membres avaient une liste de qualités très précises dont chaque case devait être cochée pour être pris, d’autres ont préféré se fier au hasard. 100 méthodes de tri différentes pour obtenir le patrimoine génétique de 10 000 femmes et de 10 000 hommes à partir desquels nous avons cuisiné 100 millions de nourrissons. Le point de départ de l’humanité symbiotique. Dont, à moins d’un tour qui m’échapperait absolument, vous devez être les descendants.

Là-dessus, il se tait et cesse de bouger pendant un temps si long qu’en dépit de toute logique, j’en viens à me demander si l’enregistrement est terminé. Mais non. Il finit par reprendre encore la parole. Je pousse un soupir. Il n’avait pas intérêt à partir comme ça.

Cette fois, pas de fioriture inutile de la part de l’androïde. Je ne sais pas si c’est parce qu’il n’a plus assez d’énergie pour faire l’humain ou si cela correspond à un désir de son programmateur mais l’effet est bien plus saisissant qu’auparavant. La voix synthétique, quand elle jaillit de son corps immobile surplombant ceux de ses frères sacrifiés pour lui, me glace d’effroi.

- Comment m’adresser à vous ? Comment vous faire comprendre ce que nous avons œuvré à vous rendre inconcevable ? Comment vous faire ressentir la profondeur des sillons au fond desquels nous vivions ? Avant même de naître, on nous bourrait d’identités implacables. Du ventre de ma mère, je suis sorti homme, asiatique, japonais, tokyoïte pour les uns, banlieusard pour les autres, shintoïste, riche, fils de riche, de patron, d’industriel, du conglomérat Kiruoku, enfant des années 30 : « les Imprévisibles » ainsi qu’on nous nomma, comme s’il y avait un quelconque besoin de nous enfermer dans plus de cases encore, petit, brun, clair de peau. Et autour de chacune de ses qualifications : des murs, des murailles cachant des légions d’adversaires innés dont une portion seulement considérerait un jour l’idée d’aller jeter un œil de l’autre côté, du mien, d’où j’aurais peut-être pu, si j’étais courageux ce jour-là, oser leur offrir un sourire.

Je me souviens avoir décrit cette situation à Kaya lors de mon récit personnalisé de la Légende des 100. Pourtant, Shinnosuke a raison : ces mots que j’avais prononcé, ils n’avaient dans ma bouche aucun poids. Chez nous, la différence n’est motif que de curiosité et d’admiration.

- Parmi les inimitiés dont nous héritions, certaines étaient futiles et faciles à résoudre. D’autres non. Par la cruauté et l’aveuglement d’une partie de la génération de mes arrière-arrière-grands-parents, les deux tiers de la Chine éprouvaient envers moi une méfiance instinctive. Même un siècle plus tard, les chinois ressentaient encore au fond de leur os une forme de juste revendication : nous leur devions quelque chose. À plus d’un titre, ils avaient raison. Sauf que ce genre de soif ne s’étanche jamais. Rien ne rembourse jamais un massacre. Pas même un massacre en sens inverse. Les victimes, parce que le puits depuis lequel il puise leur désir légitime de compensation est sans fond par nature, finissent immanquablement par réclamer non pas trop mais simplement plus que ce que leurs bourreaux, ou leurs enfants, ou leurs petits-enfants, peuvent fournir. À leur tour, ceux-là sont maltraités. Et la roue continue de tout écraser sur son passage. Dans d’autres cas, les agresseurs cessent de payer alors qu’ils le peuvent encore simplement parce qu’ils en ont marre et que, bien que fautifs, ils sont restés plus puissants ... Au bout du compte, les plus forts finissent toujours par faire ce qu’ils veulent et les faibles gardent au cœur, malgré les peines que leurs assaillants ont plus ou moins consenti à purger, un sentiment d’injustice.

Mon regard glisse du visage de l’androïde jusqu’au manche du couteau qu’il s’est enfoncé dans le ventre, vers les corps à ses pieds dont je remarque qu’ils ne sont plus que trois à clignoter encore. Ce monologue est littéralement en train de siphonner les derniers restes de vie de l’Ancien Monde.

Bon débarras, m’entends-je penser malgré moi et mon désir d’être meilleur.

- L’ainé des hommes moquait son cadet d’être plus petit et plus bête que lui jusqu’à ce qu’un jour, celui-ci le dépasse en force. Le deuxième homme se vengea à coups de pied de ces humiliations. Si l’un avait été plus gentil, si l’autre avait eu un plus grand sens de l’humour, peut-être le monde aurait été différent, peut-être n’aurais-je pas plus de morts sur la conscience qu’on en peut compter … Mais le destin les fit caustique et susceptible ; le premier déséquilibre apparut. 10 000 ans plus tard, il y en avait tant, qui s’entrecroisaient si bien, selon des motifs si compliqués, que rien ni personne ne saurait jamais en faire la balance. Notre civilisation était un nœud gordien. Alexandre, ainsi que le destin l’y avait prédestiné, nous a proposé la seule solution qui ait une chance de fonctionner.

L’androïde coupe l’air devant lui d’un geste vif.

- Décapiter la bête.

La carcasse inorganique de Shinnosuke s’affaisse à nouveau. Il se passe une main sur le visage. Sa voix change encore, elle perd le ton professoral qu’elle avait jusqu’ici, pour prendre des accents plus personnels.

- Je ne sais pas ce que j’essaye de faire avec ce plaidoyer. Si j’arrive à vous convaincre du bienfondé de nos actions, ce sera le signe que nous avons échoué. Pour qu’elle ait le moindre sens, pour qu’elle ait la moindre valeur morale, notre entreprise doit vous être incompréhensible. Sinon tout est perdu.

Du coin de l’œil, je saisis le dernier tour de stade d’une autre loupiote.

L’androïde serre les poings.

- Vous n’avez pas intérêt à être restés comme nous. Je ne le tolèrerais pas. Soyez dignes de l’opportunité que nous vous avons offert. Nous avons tout sacrifié pour vous. Tout.

Une grimace hideuse déforme son masque de silicone.

- S’il-vous-plait … Restez bons.

On dirait qu’il pleure maintenant. Ses épaules sont secouées de sanglots mais aucune larme ne coule sur ses joues. Son regard est éteint. Il gémit doucement.

Je m’approche pour le débrancher.

Alors que je resserre les doigts sur une poignée de câbles et m’apprête à mettre un terme définitif à son calvaire, il prononce d’une voix de pitoyable ces mots terribles.

- J’ai tué ma fille …

J’aurais préféré ne jamais les entendre.

Le cœur au bord des lèvres, je tire d’un coup sec. Sa plainte s’étiole, ses traits se détendent, les voyants sur son torse s’éteignent.

C’est fini.

 

*

 

Luciole m’attend de l’autre côté du couloir. Elle est assise au soleil, les jambes pendant dans le vide, au-dessus des gravats de la moitié d’immeuble qui s’est effondrée. Un souffle pourrait faire tomber la corniche de béton depuis laquelle elle observe le panorama.

Comme elle sent mon cœur tressaillir, elle m’encourage d’une caresse à venir la rejoindre.

- N’aie pas peur, ça tient.

J’obtempère sans plus me faire prier.

La plateforme grince quand je m’assois mais elle ne cède pas.

Devant nous, par-delà les ruines de Gotenba, s’élève glorieusement le Mont Fuji. Son cône parfait, assis sur la Terre, recouvre une portion de ciel immaculé d’un bleu intense. Il n’y a à l’horizon pas l’ombre d’un nuage. Pas la moindre perturbation. Rien à percevoir sinon la présence magnétique de Luciole à ma droite, un vent léger caressant nos peaux voisines, les bruissements épars de la vie ; entre deux murs recouverts de lierre, à cent mètres de nous, un cerf passe en bondissant. On pourrait croire ce monde paisible. L’illusion est si bonne qu’elle en est tangible. Mais nous n’avons plus le droit d’y croire. Ni d’en profiter.

Ma partenaire tend un doigt vers le volcan.

- J’ai compris la signification du sigle de Kiruoku. Regardez.

J’essaye de faire la mise au point sur ce qu’elle désigne.

- Les neiges éternelles ?

Elle acquiesce.

Un minuscule triangle blanc coiffe l’énorme montagne.

- C’est nous.

À sa façon particulière de le dire, je comprends son vouvoiement précédent. Elle ne parle pas qu’à moi mais aussi à tous les Immergés que j’héberge actuellement.

Diane m’informe en douceur : à quelques clampins près, tout le monde est là.

À travers moi, Luciole s’adresse à l’humanité entière.

À travers moi, l’humanité entière meurt d’amour et d’admiration pour cette femme invincible, capable de se relever si vite après une telle volée de traumatismes.

- J’ai mal au cœur. Atrocement. De ma vie, je n’ai jamais connu une nausée pareille … C’en est presque incroyable. La seule chose qui me retient de vomir, c’est la sensation que si je cédais, la gerbe qui jaillirait de ma gorge ne tarirait qu’avec ma mort. Artyom parviendrait sans doute à trouver ça sexy mais … Malgré lui, je n’ai pas très envie de partir de cette façon.

Elle me gratifie d’un petit sourire.

- Alors je résiste. Et c’est dur. J’ai un trou dans la poitrine dont je ne sais pas quoi faire. Il n’a pas de forme, pas de consistance, pas d’odeur, pas d’envers pas d’endroit, je n’ai aucune idée de comment l’aborder, le comprendre, le limiter. C’est une béance infâme qui dévore tout et au fond de laquelle j’ai la sensation de pouvoir sombrer à tout instant. Je ne tiens à la raison et à la vie que par une poignée de fils insécables qui me tirent vers le haut et me relient à vous, à mes amis, à ma famille, à lui et sa superbe, sa ravageuse, son absurde inclination.

Luciole pose sa main sur la mienne. Elle est brûlante.

- Je vous avoue tout ça pour vous implorer de rester en lui un moment, s’il veut bien vous servir d’hôte encore un peu. Assimilez, s’il-vous-plait, une partie de la violence qui vous attend dans vos propres corps à travers celui d’Artyom, qu’une bizarrerie génétique, un entrainement inimaginable ou une forme de simplicité d’esprit ont immunisé contre l’insondable. Vous ne trouverez pas de meilleur navire pour survivre à cette tempête.

À ces mots, un phénomène miraculeux commence à se produire. Les paroles de Luciole deviennent réalité. Par la confiance qu’elle place en moi, le poids qu’elle me juge capable de porter, ma profonde hébétude reflue peu à peu. Mon esprit redémarre et, avec lui, un sol sur lequel me tenir apparaît. Par automatisme, comme je m’y étais attelé à chaque réveil en prévision de ma première Immersion, j’explore mes sens un à un. Par la pensée, je me tâte précautionneusement, définissant avec précision, cependant que je recherche d’éventuelles anomalies, les frontières de mon existence. Or, surprise ! Tout va bien. Je suis bel et bien là, entier, fidèle à moi-même. En état de marche. En capacité d’agir. Prêt à initier la digestion.

Cette femme est une sorcière et je suis son golem.

- Derrière le désespoir, il y a l’urgence. Des chantiers abracadabrantesques, une suite infinie de forums et autant de décisions impossibles nous attendent. Nous allons avoir besoin de toutes les forces disponibles, de toutes les volontés au meilleur de leurs formes, si nous voulons avoir une chance de résoudre une partie du désastre que nous sommes. Sous le choc, c’est cette démangeaison qui vous ronge les veines. Je la partage, je la comprends. Pourtant, je vous en conjure une fois de plus, je n’ai rien d’autre à dire pour le moment …

Elle plaque sa paume contre mon torse.

- Ne bougez pas de là.

Comme elle plonge ses yeux dans les miens, que je l’imagine examiner et combler les failles invisibles de nos millions de semblables, je ne résiste pas à l’envie de l’observer à mon tour. Elle me donne son accord et m’ouvre les portes sur un invraisemblable océan de flammes. Pour résister au trou noir que Shinnosuke a percé en elle, Luciole s’est immolée par le feu. Le superflu s’échappe en fumerolles par la blessure ouverte cependant que tout le reste se fait passion incendiaire. C’est du moins ce que je suppose au premier coup d’œil, jusqu’à ce que je distingue en son centre, derrière la tornade d’étincelles, les lentes circonvolutions d’une mer de magma. Ici réside la vérité présente de Luciole, ce qui la consume plus que tout : c’est de la fureur.

Elle est si juste, si pure, que je sens à son contact mon propre sang s’embraser. Je comprends dans la foulée l’ampleur du rôle qu’elle m’a confié. Je me souviens combien l’impuissance ressentie par Iori devant le Cône m’a assommée tantôt. Elle me croit capable de mieux faire que mon idole face à ce drame-là. Elle l’a affirmé.

Soudain, ma gorge se serre et des larmes me montent aux yeux. À l’idée d’avoir été désigné si valeureux devant tant de gens, à imaginer les prières – ou étaient-ce des encouragements ? – de Luciole être entendus par ma mère, par Kaya, par Fiona, par Askeladd, par Iori, je me sens gonfler d’un sentiment de fierté atmosphérique. Peut-être, oui, peut-être puis-je endurer ce tourment. S’ils le disent … Ce doit être vrai. Je n’ai qu’à tout absorber, tout recevoir, tout endosser et, sous une pression infernale, maintenir ma respiration. Il faut qu’en miroir de ce ciel uniformément bleu, je devienne plein et infini. Je peux y arriver.

Je suis solide.

 

*

 

Le temps passe.

Je sais ce que je dois faire mais je peine à y parvenir. Trop d’émotions m’assaillent. Par vagues, elles viennent s’écraser contre mes cotes et, par la violence de leurs assauts, sèment le désordre dans mes pensées. Millimètre après millimètre, pourtant, j’avance. Brindille après brindille, je construis mon abri. Les ombres glissent imperceptiblement sur les flancs sombres du Mont Fuji et, peu à peu, je commence à percevoir les contours de l’inconcevable réalité.

Elle a la forme d’un phénix. Une créature splendide issue d’un acte abject.

C’est une figure classique que je pourrais comprendre, voire même parer de la noblesse théorique – le geste est impardonnable – dont Shinnosuke se réclame, si elle avait été respectée. Mais le Cône et les Cataclysmes souillent sa robe d’une boue indélébile. Ils révèlent la supercherie des 100, l’inconsistance de la dignité dans laquelle ils ont tenté de se draper, et nous avec. Où est-elle leur Terre en sécurité ? Où leur harmonie ? Où leur symbiose ? La planète est dans un état déplorable. Elle piétine depuis deux siècles dans l’automutilation et regarde, impuissante, sa vie aquatique être massacrée par une structure aussi titanesque qu’incompréhensible. Les zones radioactives resteront stériles pendant des millénaires. Les décharges pollueront les sols pendant vingt générations. Leur réussite n’était qu’un ridicule rideau de fumée. Leur objectif même était un mensonge. Par leur égoïsme, par leur orgueil, par leur aveuglement, par leur tout-puissant désir d’importer, les 100 ont définitivement marqué l’espèce humaine de la plus infecte vilénie.

Alors j’ouvre grand les yeux.

J’emplis mes poumons d’air.

Je me tourne vers Luciole, lui ouvre mon cœur, l’embrasse.

Elle m’accueille avec douceur.

Je l’aime autant que je les hais.

En moi, je sens un équilibre s’établir.

À bien y réfléchir, la situation est relativement simple.

Les méfaits de nos créateurs n’effaceront pas notre identité mais les savoir nous transformera certainement. Il le faut.

Nous avons déjà changé.

L’ère de l’insouciance a pris fin, renversée par celle des responsabilités.

Il convient de se comporter en accord avec ce nouveau point de départ. Il s’agit d’admettre que nous sommes les fruits, victimes et bénéficiaires, d’un projet malfaisant et imbécile.

À nouveau, je me retrouve sur la colline qui surplombe Tremble-la-Blanche, comme lorsque j’attendais le premier appel de Luciole. Je suis allongé au sol, bras et jambes écartés, chaque parcelle de mon corps écrasé par une gravité solaire. Je reçois cette charge inhumaine, multipliée par le nombre de morts et de vivants à qui leur propre sort a tragiquement échappé, et je lutte pour ne pas perdre conscience. J’essaye de tenir un peu plus, encore, un instant écoulé, une seconde supplémentaire, en priant pour que cela cesse. Seulement, cette fois, je ne peux pas donner l’ordre d’un retour à la légèreté. Il est impossible.

Ce poids-là ne s’en ira plus jamais.

Je n’ai d’autre choix que d’opposer à l’irrépressible ma propre densité et, pour la transmettre à mes frères et sœurs, de réussir à l’exprimer.

Notre second baptême. Notre forme adulte.

Je dois signer notre conversion.

D’entre mes lèvres scellées par la douleur et la rage, je force donc les mots que je dois prononcer. Ceux qui, je l’espère, initieront la guérison.

- Nous sommes les enfants des pires criminels que la Terre ait portés.

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