Chapitre 31

Notes de l’auteur : Bonne lectuuuure ~

     Les Cultivateurs avaient déserté la salle de l’auberge. Jing Xu, jusqu’à présent installé à la table la plus discrète, s’étira longuement. Il patienta quelques minutes, puis se leva et adressa un signe de tête à Madame Zhong derrière son comptoir qui achevait de tenir les comptes de la journée. Elle lui rendit un sourire poli et il sortit du bâtiment.     

Il fit quelques pas, avant de frapper à une porte voisine qui s’entrebâilla aussitôt.

     — Bonsoir, Demoiselle Xue, chuchota-t-il.

     La jeune fille lui ouvrit le battant en plus grand et il pénétra dans la petite maison. Le marchand de vin offrit un large sourire à Xue SiYu qui l’attendait avec impatience :

     — Je me demandais si tu étais déjà en ville, commenta l’aubergiste de Jinhar. Ravi de te revoir, mon ami.

     Les deux hommes échangèrent un salut complice, puis Jing Xu s’adossa tranquillement contre un mur :

     — Je suis arrivé ce matin, mais j’ai passé la journée à laisser trainer mes oreilles pour écouter les rumeurs qui circulaient ici et là. Tout comme Mademoiselle Xue, je présume ?

     Il lança un regard interrogateur à la jeune fille qui acquiesça aussitôt. Elle avait évité de trop s’approcher de l’auberge pour ne pas être reconnue par le groupe de Cultivateurs. Elle adressa un sourire reconnaissant au marchand lorsque ce dernier lui fit signe de prendre la parole en premier.

     — Une partie de nos amis ont détourné l’attention des Gardes Impériaux, annonça Xue Hui. Bien malgré eux, je dois l’avouer. La zone où nous pouvions nous approvisionner en ressources a été découverte et l’apothicaire avait commencé à établir une sorte d’antidote pour contrer les effets. Liu XiLun a réussi à s’introduire dans sa boutique et à voler le tout, mais les mines sont actuellement surveillées.

     — Voilà qui est fâcheux… murmura son père en fronçant les sourcils. Qu’a-t-il fait de son larcin ?

     — Il a gardé la préparation pour nous, ainsi que le charbon. Il a travaillé dessus toute la journée pour faire différentes doses plus ou moins puissantes.

     Jing Xu hocha pensivement la tête, tout en arrangeant soigneusement l’ourlet de ses manches écarlates :

     — Il nous reste assez de ressources pour le moment, nous aviserons plus tard pour son restockage. Où en est-il de ses expériences, d’ailleurs ?

     Xue SiYu sourit, l’autre homme avait devancé sa question. La jeune fille hésita une brève seconde, avant d’annoncer à mi-voix :

     — Il a réussi à enduire plusieurs lames avec. Les siennes, celles de Yang JuZheng également. Je crois que là, il est en train de s’occuper des miennes.

     L’aubergiste fronça les sourcils en la regardant :

     — Des tiennes ? Mais tu n’as pas encore de Noyau d’Or ?

     — Et alors ? s’empressa d’intervenir Jing Xu en agitant élégamment la main. Vous avez dit vous-même qu’elle serait l’une des prochaines et ce vœu va pouvoir être respecté, la Demoiselle du Clan HengXing est bien présente à ZhenShen. En attendant, votre fille peut toujours manier les armes manuellement, à défaut de pouvoir les faire voler.

— C’est vrai… marmonna Xue SiYu. Qui est donc en ville, d’ailleurs ?

     Un sourire sournois étira les lèvres du marchand de vin qui se décolla du mur. Il fouilla dans ses manches et en extirpa quelques jarres d’alcool provenant de son magasin. Les yeux de l’autre homme s’éclairèrent et il ne se fit pas prier pour prendre celle qui lui tendait :

     — Les trois idiots qui sont allés interroger le père de Liu XiLun sont là. Ainsi que le Chef de Clan HengXing, sa sœur et le type qui est toujours collé à eux. Le Capitaine de la Garde s’est également joint à leur groupe, mais je suggère que nous évitions de l’attaquer pour le moment. Son absence alerterait immédiatement le Palais.

     Xue Hui refusa l’alcool d’un geste de la main et se balança nerveusement d’un pied sur l’autre :

     — Mais la disparition du reste du groupe ne va pas le rendre soupçonneux ?

     — Pas si nous nous y prenons correctement, rétorqua Jing Xu. Si nous agissons efficacement, nous pourrons nous arranger pour que leur « départ » n’ait pas l’air si suspect. Nous pourrions répandre des rumeurs et nous avons quelques atouts parmi les hommes ici qui pourraient faire croire au Capitaine que les Cultivateurs sont partis sans lui pour enquêter ailleurs. Faites-moi confiance, ça ne sera pas difficile.

     Xue SiYu but une longue gorgée de vin, puis s’essuya la bouche avec sa manche :

     — Tu as toute ma confiance, Jing Xu, ton plan a parfaitement fonctionné. Tout le monde a pu se mettre en route, au nez et à la barbe des disciples du Clan, grâce à tes idées et tes indications. Si tu dis qu’il n’y aura aucun problème pour faire disparaitre tout ce groupe, sans attirer l’attention, je te crois sur parole.

     Flatté, le marchand lui offrit une courbette modeste en guise de remerciements. Du coin de l’œil, il remarqua toutefois que la jeune fille était mal à l’aise en les écoutant parler. Ce n’était pas la première fois qu’elle faisait de son mieux pour bien paraitre devant son géniteur. Mais lorsqu’elle ne se croyait pas observée, une inquiétude pouvait transparaitre sur ses traits. Constatant que l’homme la dévisageait, Xue Hui lui adressa un nouveau sourire machinal, puis croisa les mains dans le dos :

     — Père pense avoir trouvé le lieu parfait pour pouvoir pratiquer les opérations.

     Jing Xu haussa les sourcils, intéressé et tourna la tête vers le concerné qui s’empressa d’approuver :

     — Elle a raison, j’oubliais de t’en parler ! J’ai suivi tes suggestions, tu as eu une excellente idée. Notre salle pour réaliser les prochains transferts devrait pouvoir être prête dès demain. Penses-tu que nous pourrons agir à ce moment-là ?

     Le marchand n’avait pas encore touché à sa propre jarre d’alcool, il leva les yeux en direction du plafond, tandis qu’il réfléchissait très sérieusement à la question. Il porta le goulot à ses lèvres et avala une bonne rasade, avant de reprendre la parole :

     — Non, demain ce sera trop tôt, tous les nôtres ne sont pas arrivés. Il vaut mieux ne pas se précipiter, prenons déjà le soin de bien préparer la salle d’opération, puis nous surveillerons les agissements et déplacements de nos cibles. Je pense que d’ici deux jours, peut-être trois, ce sera bon.

     — Excellent, murmura Xue SiYu. Il me tarde.

Il entrechoqua sa jarre avec celle de son complice, tandis que sa fille se faufilait dehors.

 

     Xue Hui apprécia de sentir l’air frais de la nuit sur son visage et s’adossa contre un mur. Elle avait du temps à tuer, avant de rejoindre ses amis Liu XiLun et Yang JuZheng. Enfin, « ses amis »… Plus exactement, son père tenait à ce qu’elle s’entende bien avec ces deux-là, puisqu’ils avaient son âge et qu’ils faisaient partie du même groupe, sûrement pensait-il que leur influence serait bénéfique sur sa progéniture. La jeune fille avait l’impression qu’il commençait à nourrir quelques projets d’avenir entre elle et Liu XiLun. L’alliance de leurs deux familles serait intéressante pour les deux partis, les Xue et les Liu comptaient parmi les plus riches commerçants de Jinhar et un mariage entre eux ne serait que profitable pour leurs finances respectives. Xue Hui savait que sa mère ne serait pas favorable à une telle union, mais l’une comme l’autre n’auraient pas le dernier mot devant Xue SiYu. Il était l’homme de la famille après tout, il décidait, elles s’inclinaient. Mais dans son cœur, la jeune fille priait de toutes ses forces pour que cette idée qui se dessinait dans l’esprit de son père en reste à ce stade de simple rêverie. Se marier à Liu XiLun signifierait qu’elle devrait quitter sa maison, et notamment abandonner sa mère avec toute l’auberge à gérer ! L’abandonner, la laisser toute seule, auprès de son mari qui jurait de plus en plus par le sang et la violence. Xue SiYu avait levé une fois la main sur sa femme, mais cette fois-là avait été de trop et la jeune fille s’était promis de ne plus laisser sa mère seule, pour ne pas qu’elle subisse à nouveau les coups de son époux. En un sens, leur départ de Jinhar était peut-être bénéfique finalement… Sa mère lui avait dit qu’elle allait en profiter pour employer du monde en leur absence pour avoir de l’aide dans la gestion de toutes les tâches et la jeune fille savait que de ce côté-là, tout se passerait bien. De même, au moins, tant qu’ils se trouvaient tous les deux ici, à ZhenShen, elle était sûre que son père ne pouvait pas lever la main sur sa femme.

     Si union avec Liu XiLun il y avait, Xue Hui savait qu’elle serait obligée, bien malgré elle, d’abandonner sa mère à son sort. Et elle-même ne se retrouverait pas dans une meilleure situation. Le fils du joaillier était joli garçon et de nombreuses filles se pâmaient devant lui et rêvaient d’être à son bras. Mais il n’avait de beau que le physique et la jeune fille l’avait déjà vu tuer des personnes de sang-froid. Pire, elle l’avait vu prendre plaisir à commettre de tels actes. Elle frissonna en se rappelant la lueur démente qui étincelait dans ses yeux lorsqu’il avait poignardé l’une de leurs dernières cibles et ne put s’empêcher d’imaginer les jours à venir. Nul doute que Liu XiLun serait volontaire pour être celui qui planterait sa dague dans le ventre des Cultivateurs pour prendre leur Noyau d’Or. Et dans son esprit, le visage souriant de celui qui portait toujours une tresse se dessina. Ils devaient éviter de sympathiser avec les cibles. Mais ce type… Zhang JingXi, il s’était montré si gentil lors de leur passage à Jinhar ! Certes, il avait tenté de glaner des informations, mais tout de même. Il l’avait aidé à faire le service et semblait sincèrement se soucier de son sort et de celui de sa mère, lorsqu’ils avaient discuté.

     — Demoiselle Xue, tout va bien ?

     Xue Hui tourna la tête pour voir Jing Xu la rejoindre. Elle frémit en devinant qu’il avait dû remarquer son air tourmenté un instant auparavant et qu’il risquait d’en toucher deux mots à son père à la première occasion. Il lui offrit un sourire charmant, plein de sollicitude et la jeune fille se sentit idiote alors que son cœur accélérait légèrement.

     Jing Xu était dangereux, elle ne devait pas l’oublier. Son père le présentait comme son meilleur allié, son bras droit et ne cessait de faire savoir qu’il regrettait d’avoir attendu si longtemps avant de l’intégrer dans leur groupe. Si Liu XiLun était considéré comme beau par ses pairs, Jing Xu jouait dans une cour bien supérieure. Sa beauté attirait les regards, il avait le sourire aux lèvres, le rire léger et séducteur, le compliment facile et tout le monde se retournait sur son passage. Mais la jeune fille l’avait entendu parler avec son père et raconter à ce dernier, sans sourciller, comment il avait déjà réussi à tuer des gens sans jamais se faire attraper.

     Encore une fois, elle le compara à Liu XiLun. Celui-ci ne cachait pas sa joie de faire couler le sang, ni son air férocement ravi d’écouter les victimes crier, tout se voyait sur son visage. Mais Jing Xu… Quand il narrait certains meurtres commis, il le faisait avec une froideur et un détachement absolument glacial et sidérant, comme s’il ne ressentait pas la moindre émotion.        En un sens, elle trouvait ce manque de sentiment bien plus effrayant…

     Ses yeux s’attardèrent sur ses mains élégantes lorsqu’il rangea son éventail dans ses manches en reprenant :

     — Eh bien, vous avez perdu la parole ?

     Xue Hui soupira intérieurement, constatant que les plus horribles êtres humains se cachaient sous des visages séduisants.

     — Non, je… Je réfléchissais, c’est tout.

     — Vous doutez de notre plan ? s’enquit-il d’une voix douce.

     Elle frissonna et se raidit instinctivement :

     — Pas… non. Mon père a toute confiance en vous, donc moi aussi.

     — Vraiment ? susurra Jing Xu en réduisant soudain l’espace entre eux deux.

     La jeune fille se tassa légèrement sur elle-même en se demandant comment elle avait réussi à se mettre dans cette situation. Elle se décala d’un pas sur le côté pour tenter d’instaurer un minimum de distance entre elle et le marchand dont le sourire s’agrandit en la voyant faire.

     — Ne me mentez pas, Jeune Dame, reprit-il en s’appuyant d’une main contre le mur pour lui couper une retraite.

     Il posa l’autre contre sa hanche, tout en la dévisageant d’un air tranquille. Xue Hui pouvait toujours tourner soudain les talons et s’enfuir en courant, tant l’homme ne lui inspirait pas du tout confiance à cet instant, néanmoins il pourrait aisément la rattraper. Ou pire, parler à son père en annonçant qu’il la trouvait suspecte.

     — Je ne mens pas, répondit-elle vivement. Votre plan va marcher, j’en suis certaine ! Et mon père a réellement confiance en vous.

     Les yeux de Jing Xu se plissèrent :

     — Je ne parle pas de ça. J’ai vu l’expression que vous aviez il y a quelques secondes, mais également de temps à autre lors de nos réunions. Vous ne doutez pas de mon plan, par contre vous doutez de nous et de ce que nous faisons. Je ne crois pas que votre cher papa apprécierait beaucoup de savoir que vous ne semblez pas… disons… totalement convaincue.

     Le visage de Xue Hui pâlit sous son regard scrutateur et sentit une bouffée d’angoisse lui monter à la gorge. Elle n’osait pas imaginer ce que ferait son père si Jing Xu venait à lui rapporter ses déductions. Elle était persuadée qu’il prendrait son bras droit au sérieux et certainement pas sa propre fille. Quant à mentir devant le marchand en prétendant qu’il se trompait… L’homme n’était pas du tout un idiot, sa force venait de là, il savait repérer un mensonge à des kilomètres.

     — S’il vous plaît, chuchota-t-elle. Ne lui dites rien…

     Jing Xu haussa les sourcils, puis croisa les bras sur son torse, sans la quitter du regard :

     — Quel intérêt aurais-je à me taire ?

     Mal à l’aise, elle sentit néanmoins sa frayeur monter d’un cran lorsqu’il amorça un geste comme pour s’en aller et tendit aussitôt la main. Tremblante, elle le retint par un pan de ses robes écarlates :

     — Je vous en supplie, Monsieur Jing !

     Il stoppa son mouvement et se tourna à nouveau vers elle. Xue Hui s’empressa de bégayer :

     — J’ai commis l’erreur de bien m’entendre avec l’un des Cultivateurs et… enfin… Vous savez, ce n’est pas tous les jours faciles, à la maison. Il s’est montré gentil et attentionné et je dois admettre que lui faire du mal ne… ne me plait pas beaucoup. Mais je sais aussi que si je le trahis, mon père l’apprendra et me le fera payer. Ou qu’il s’en prendra à ma mère en lui reprochant de m’avoir mal élevée ou…

     Elle se tut, se demandant pourquoi d’un seul coup elle avouait ce qu’elle avait sur le cœur. Peut-être pensait-elle l’amadouer, parce que malgré ce qu’elle savait de lui, il affichait toujours ce visage terriblement bienveillant.

     Sans lâcher le marchand, la jeune fille se laissa tomber à genoux et leva un regard implorant vers lui :

     — Je vous en prie, ne lui dites rien. C’est vrai que je n’aime pas ce que nous faisons, malheureusement je n’ai pas d’autres choix que de lui obéir de toute façon. Il n’aura pas à se plaindre de moi, je ferai tout ce qu’il veut, que ça me plaise ou non.

     Jing Xu garda un long silence, avant de soupirer. Il se pencha légèrement, saisit les deux bras de Xue Hui et l’invita à se remettre debout :

     — Si vous voulez que je me taise, il va falloir que vous fassiez quelques petites choses pour moi, Demoiselle Xue.

     Elle frémit, tandis que toutes les éventualités possibles passaient dans son esprit quant à ce que pouvait lui demander le marchand de vin. Néanmoins, malgré sa certitude qu’elle venait de s’enfoncer davantage dans les problèmes, Xue Hui redressa la tête et acquiesça.

     — Parfait… murmura Jing Xu en affichant un sourire qu’elle trouva extrêmement sournois.

     Il regarda à droite et à gauche, tout en lui tenant toujours les bras. Il en relâcha un et la tira plus loin dans la ruelle, dans un endroit désert et tranquille. Obligée de suivre le mouvement, la jeune fille sentit son cœur battre à nouveau la chamade, terrifiée. Un homme qui entraînait une personne comme elle, dans un lieu qui se voulait à l’abri des regards indiscrets, nourrissait rarement de bonnes intentions.

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Illustration réalisée par Druide Lunaire ((même sans compte instagram, vous pouvez accéder à l'illu) : https://www.instagram.com/p/C42f41mteE7/

 

 

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