Chapitre 30 - Nodia

Notes de l’auteur : Bonjour :D Je vous ais menti sans faire exprès, ce chapitre n'est pas aussi déprimant que le reste, il y a un peu de douceur ^^ Bonne lecture !

Si près de la montagne, l’air était enfin doux. Plus frais, plus accueillant qu’au-delà de la falaise. Plus respirable.

Nodia n’était jamais allée ici, mais elle les avait déjà longuement observées, de loin. Personne, à sa connaissance, ne savait ce qu’il s’y trouvait, et encore moins au-delà. Il n’y avait pas sur la frontière rocheuse de l’est les mêmes récits d’aventures que pour celle de l’ouest, avec ses montagnes chaudes coupées d’un désert. Ici, il n’y avait que le froid et la pierre. Et parfois les Trolls, si on tendait l’oreille. Si on osait croire aux titans, à des monstres plus terribles encore que les Féroces ou que les Maegis.

Elle voyait la petite silhouette de Zakaria, noire sur la pierre brune et grise, qui gravissait la plus proche montagne pour observer les alentours. Cela lui prendra quelques heures, pendant lesquelles ils avaient tous la difficile tâche de rester là, et de se reposer sans s’entretuer. Del avait supplié le prince de le laisser l’accompagner, pour l’aider à trouver ce qu’il cherchait là-haut, et faire en sorte de récupérer son meilleur ami plus vite - mais Suzette l’en avait dissuadé, en rappelant qu’avec ses petits jambes fatiguées, il ne ferait que le ralentir. 

Nodia en avait bien assez vite eu assez de se reposer. Elle avait besoin d’user ses muscles, de respirer seule, au moins quelques temps. Alors elle avait pris l’excuse de partir ramasser de quoi manger pour le déjeuner, qui semblait être la seule disponible ici pour s’isoler sans annoncer ouvertement vouloir bouder dans un coin. Elle partit, et prit son temps. Le temps de regarder autour d’elle, de laisser ses mains s’agiter pour chasser les émotions dont elle ne voulait pas, et maintenir près d’elle celles qui la réconfortait. Elle était partie côté montagne plutôt que côté falaise, parce que les ombres y étaient plus grandes, et qu’elle pouvait enfin y respirer, sans la lumière du bout du monde qui brûlait sa peau. Elle avait encore mal, dans tout son corps. Mais plus autant, plus assez pour lui faire préférer la mort.

Après toute la peine qu’elle avait ressentie ces derniers jours, Nodia se sentait presque vide, dans ce calme que rien ne semblait pouvoir briser.

Elle n’avait réussi à sauver personne, et elle n’était plus tout à fait sûre de ce qu’elle était censée faire, à présent. Zakaria lui avait dit qu’elle pourrait encore aider Lo, lorsqu’il serait revenu de sa montagne, mais elle avait presque du mal à le croire.

Elle était surtout douée pour détruire, après tout. 

Son cri, sa voix, avait presque détruit la Toile. Elle ne savait pas comment, ni pourquoi cela avait été possible. Dans le monde des maegis, une valeni n’était pas censée avoir autant de magie. Et cela lui faisait peur - mais ça la grisait, aussi.

Elle ne pouvait pas prétendre qu’elle n’avait jamais rêvé avoir autant de pouvoir qu’eux. 

Mais maintenant qu’elle en avait - si elle en avait vraiment, et que ce n’était pas qu’un accident… 

Qu’est-ce qu’elle en ferait, de ce pouvoir ? C’était une chose, de rêver qu’elle avait à sa portée la magie toute puissante des maegis. C’en était une autre, que ce se soit réel, d’être capable de briser leurs sortilèges avec un seul cri de terreur.

Est-ce qu’elle aussi, elle deviendrait comme eux, égoïste et hypocrite ? Au fond, elle l’était peut-être déjà un peu. Cette idée la révoltait - mais une part d’elle s’en fichait, aussi. Et cette indifférence la perturbait presque autant. Elle n’arrivait pas à concilier ces deux parts d’elle-même, et c’était cela le plus terrifiant, au fond.

De ne pas savoir qui elle était, et de ne pas vraiment avoir peur de pouvoir devenir un monstre, si elle ne trouvait pas la réponse.

— Nodia ?

Elle se retourna, et vit Sehar approcher, sa démarche timide et maladroite. Elle s’était tellement habituée à voir Del accroché à son bras, qu’elle fut presque surprise de voir l’hybride seul. Mais elle sut aussitôt que cela ne signalait pas un problème dans le campement - sinon, Sehar ne serait jamais arrivé aussi doucement. Del y était sans doute resté pour se reposer auprès de son ami - mais qu’est-ce que Sehar faisait ici ?

— Je… Tu ne revenais pas, je me demandais si… si quelque chose t’étais arrivé ?

Elle secoua la tête, mais il resta là. Finalement, sa question n’était qu’une excuse, sans doute, car il n’avait pas eu réellement l’air inquiet. Une excuse pour prendre l’air, ou pour la voir elle. Nodia lui fit signe de s’approcher, et lui montra les herbes qu’elle cueillait, comment elle cassait les épines pour planter la pointe dans la blessure qu’elle venait de faire afin qu’une nouvelle pousse se déploie aussitôt, couverte de feuilles croquantes et sucrées bien meilleures que celles rêches et acides qui couvraient le buisson en temps normal.

Sehar l’imita, et pendant quelques minutes, récolta en silence à ses côtés. Lorsqu’elle l’observait du coin de l’oeil, elle voyait parfois que lui aussi, l’observait, comme s’il avait quelque chose à dire, mais qu’il ne trouvait ni les mots ni les gestes. Finalement, alors qu’une fois encore leurs regards s’étaient croisés, il ne planta pas l’épine qu’il avait dans sa main, et tira nerveusement sur une mèche de ses longs cheveux noirs.

— C’est bizarre, qu’on soit frère et soeur, non ?

Nodia le fixa avec surprise, puis acquiesça avec un léger sourire. C’était bizarre, oui. Elle ne savait pas encore ce qu’elle en pensait, de ce jeune garçon qui d’un moment à l’autre pouvait se montrer redoutable, et pourtant sans jamais se changer un monstre. Qu’est-ce qu’il pouvait ressentir, lui qui était si doux, quand son corps devenait si fort ?

— Est-ce que… Est-ce que quelqu’un t’as parlé de maman ? Je veux dire, puisque tu ne l’as pas vraiment connue non plus…

Nodia acquiesça de nouveau, mais ne fit aucun geste pour lui en dire plus. Non seulement Sehar ne comprenait pas la grande majorité de ses signes, mais elle ne savait pas si elle serait vraiment capable d’expliquer à qui que ce soit ce que sa mère était pour elle. Ce qu’elle avait toujours été. 

Un modèle, un objectif, un idéal. Quelque chose qu’elle ne pourrait jamais atteindre, de quelque façon que ce soit. Nodia avait beau être la meilleure guerrière de sa génération, Myria avait été bien autre chose.

— Est-ce que je peux te raconter ce que mon père m’a dit sur elle ?

Elle le fixa, sans bouger - avec une pointe de peur, peut-être. Elle voulait en savoir plus sur sa mère, toujours, dès qu’elle pouvait. Elle courrait après les moindres portraits, les moindres traces d’archives, aussi rares soient-elles. Mais ce que savait Sehar, peut-être que cela changerait tout. Lorsqu’elle le regardait, lui qui sur son visage portaient certains des traits qu’elle pensait ne jamais voir ailleurs que sur le petit portrait de la galerie, ou dans un miroir, ce qu’elle savait changeait déjà, mélangé dans les courbes et les plis qu’elle n’y reconnaissait pas.

Cela changeait son souvenir, mais ce n’était pas qu’effrayant. Car au lieu de faire disparaître Myria Nidré, au lieu de la sentir fuir de sa mémoire pour toujours, Sehar la rendait plus vivante. Alors, toujours avec cette pointe de peur, qu’elle étouffa doucement, Nodia acquiesça une troisième fois. Sehar sourit un peu, et elle le lui rendit.

— Il ne parle pas beaucoup d’elle, parce que ça le fait pleurer, je crois, même s’il essaie de me le cacher un peu… Je raconte pas bien, mais mon histoire préférée, c’est comment ils se sont rencontrés, à l’orée du désert. Il avait seulement dix-huit ans ! Ce n’est pas très vieux chez nous, mais plus vieux que moi, et que toi aussi ?

Nodia fit non de la tête, et rajouta le signe pour un.

— Il en avait assez de la Tour, continua Sehar après avoir sommairement compté sur ses doigts. Alors il voulait partir à l’aventure dans l’Abradja, parce qu’il savait qu’on le rattraperait trop vite à Aradhis. Il avait réussi à sortir du désert tout seul, et deux jours après, il était déjà totalement perdu par l’herbe et regrettait de ne pas être parti en montagne. 

Nodia n’avait jamais vu de kévriens autrement qu’en dessins, mais elle n’eut aucun mal à imaginer une version sans jambes de Sehar, le père tout aussi perdu que le fils, qui serpentait tristement dans les collines en tremblant de peur.

— C’est là qu’il l’a croisée. Elle faisait le chemin inverse, et était épuisée, avec plusieurs blessures graves qui auraient eu besoin d’être traitée. Mais même dans son état, papa dit que la première chose qu’il a su à son sujet, c’était qu’elle aurait pu lui arracher la tête d’un geste si elle en avait envie, et sans efforts. Alors il n’a pas voulu la fâcher, tu comprends.

Elle rit un peu, alors Sehar l’imita timidement, avant de reprendre son histoire, un sourire dans le regard.

— Donc il l’a aidée à finir la traversée et à rejoindre la Tour pour qu’elle y reçoive de vrais soins, et il a vite compris qu’il n’arriverait jamais à la fâcher, parce que c’était la personne la plus douce et la plus drôle qu’il ait jamais rencontrée, mais aussi la plus vaillante et la plus absurde au monde. En général, c’est là qu’il commence à avoir les yeux humides et à changer de sujet… parfois il me dit qu’il l’attends encore, et qu’il ne croit pas vraiment qu’elle soit morte, parce que rien n’aurait pu venir à bout de la meilleure combattante de tout l’Abdraja.

Sehar fit tourner l’épine qu’il avait toujours dans la main, avant de doucement la planter dans la tige du buisson. Il regarda le rameau pousser, son regard moins rieur, et le coeur de Nodia se serra doucement. 

Elle savait que sa mère - leur mère - était morte. Elle avait espéré, elle aussi, que ce soit faux. Elle n’avait pas hésité à le croire, lorsqu’elle avait su qu’un autre Nidré était en vie, quelque part. Mais elle savait, au fond, qu’elle ne reviendrait jamais. Maro le lui avait dit, quand elle avait été assez vieille pour vraiment comprendre. Même si elle avait souvent oublié, et que la douleur revenait à chaque fois qu’elle s’en était rappelé, à l’époque. A présent, l’information était tellement ancrée en elle qu’il n’y avait plus vraiment de surprise, même si la douleur ne partait vraiment jamais.

— Il est resté à la Tour, alors qu’il ne s’y sentait pas à sa place, parce qu’il savait que j’y serais toujours en sécurité et qu’elle saurait où nous retrouver. Et pourtant… Lorsque j’ai eu envie de partir, il n’a pas hésité un seul instant à me suivre, même si ça voulait dire aller là où elle ne pourrait pas nous rejoindre, si jamais elle était en vie et pouvait revenir. 

Il coupa la branche, d’un geste si délicat que Nodia n’entendit même pas le léger claquement des fibres qui se brisaient entre ses doigts.

— Mon père n’a jamais voulu me dire pourquoi elle était partie, et j’ai toujours cru… que c’était parce qu’elle était trop différente, dans la Tour, et que ça la rendait malheureuse. Mais c’était juste parce que je ne m’y sentais pas bien non plus… Maintenant… maintenant, je crois que c’est pour toi, qu’elle est partie. Je pense qu'elle est partie parce qu'elle t'aimait, pas parce qu'elle ne nous aimait pas assez pour rester... enfin, j'espère. 

Nodia stoppa ses gestes, un rameau dans la main, et Sehar aussi, le regard pensivement tourné vers les montagnes. Elle ne savait pas pourquoi il pensait que c’était pour elle, que Myria l’avait laissé. Pourquoi aurait elle quittée Nodia en premier lieu, sinon ? Pourquoi ne l’avait-elle pas emmenée ? Nodia n’avait pas les réponses, et Sehar non plus. Peut-être que son père les avait, ou peut-être qu’il n’avait rien dit à son fils parce qu’au fond, lui non plus ne savait rien. Elle sentit des larmes piquer ses yeux, et serra les dents, en espérant que Sehar ne verrait rien. Heureusement, le jeune garçon reprit sa cueillette, et changea de sujet, avec un léger sourire aux lèvres, un sourire dont elle ne saisissait pas la raison.

— Je suis désolé de ne pas encore pouvoir te comprendre tout à fait, mais j’aimerais apprendre tes signes, si tu veux bien ?

Les larmes étaient toujours là, mais elle sourit aussi, et après avoir remis la dernière branche dans la toile qu’elle utilisait pour rassembler leur cueillette, elle attira son attention d’un claquement de doigt, et dessina un premier mot. Une ligne, tirée entre deux, scellée d’un noeud au milieu, qui joignait leurs coeurs. Perplexe, Sehar l’imita avec son habituelle maladresse, et elle acquiesça, avant de répéter le geste une deuxième fois.

— Oh ! Est-ce que… ça veut dire frère ? Ou soeur ? Qu’ont est liés ?

Elle confirma d’un signe de tête, et son sourire s’agrandit lorsqu’il recommença le signe, avec un peu plus d’aisance, cette fois-ci. Un flot de souvenirs lui revint, qui lui donnèrent tout autant envie de rire que de pleurer. Elle avait utilisé ce signe pour d’autres personnes, avant Sehar. Et elle se promettait qu’elle ferait tout son possible pour les oublier le moins possible. Elle espérait que, à chaque fois qu’elle regarderait Sehar, ce frère de sang qu’elle connaissait encore si peu, elle penserait à eux, ceux qui l’avaient vu grandir, ceux qui l’avaient vu partir, ceux que son esprit mettait parfois de côté, lorsqu’ils étaient trop loin de ses yeux.

Elle souleva la toile pleine de branches, et prit le chemin du retour vers les ruines, suivie par Sehar, qui observait pensivement le paysage autour de lui.

Nodia trouverait ses frères perdus - mais qu’oublierait-elle en chemin, cette fois-ci ?

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Nanouchka
Posté le 17/03/2022
Je les aime, je les aime, je les aime, je les aime, je les aime (etc). Ils remplissent le monde de lumière, ces deux gamins qui font de leur mieux.

J'ai adoré glaner des informations sur leur maman, d'autant à travers un récit du père de Sehar, parce que c'est si doux, tout de suite, si aimant. Depuis des chapitres et des chapitres, je ne l'aimais pas, parce que l'abandon est toujours difficile à pardonner, mais de la voir comme ça, quand elle était jeune et qu'elle était forte mais aussi gentille, ça secoue les plumes et les certitudes.

C'est la première fois que je lis dans un roman un personnage qui parle en signes, et chapeau, parce que tu intègres ça d'une manière qui est à chaque fois émouvante. Ça pourrait être redondant, mais ça ne l'est jamais, et au lieu d'être un obstacle, c'est un ajout, un bonus.

Elles sont belles, tes phrases au début du chapitre sur l'état de Nodia, et ce vide après la douleur, quand on ne préfère plus la mort à la vie mais que cet apaisement pique encore, cet interstice un peu.
AnatoleJ
Posté le 24/03/2022
Ils ont un coeur énorme ces deux petits, ils te le renvoient en mille :D (je les aime si fort aussi, mais je suis clairement pas objectif haha)

Je suis content que tu puisses découvrir cette autre facette de Myria, elle est vraiment loin de la maman sans coeur qui aurait abandonné Nodia et Sehar (et Tsisco) sans remords ! Même si je comprends qu’en voyant les deux bouts de chou perdus ça ressemble surtout à un crime impardonnable ^^ (et il y aura encore plus de détails sur elle à glaner dans la suite !)

Aaaaaah merci, ça me touche que ces deux aspects de Nodia te parle autant ! Toujours un peu triste de (re)découvrir que les personnages signants sont si peu courants, en croisant les doigts pour que ça change...
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