Chapitre 30 - L'aparté de la prisonnière

 

Dans les lendemains Sans Peur,

 

           

Les voix du passé m’appellent, elles résonnent en moi comme un écho entêtant. Je n’arrive pas à m’en défaire. Le jour, je vis les difficultés du quotidien le cou serré dans un étau d’acier qui me rappelle ma condition de prisonnière. La nuit, je revis un passé qui ne m’appartient pas et qui pourtant me définit. J’ai l’impression d’être dans une boucle, le genre de mauvais rêve qui ne nous lâche pas. De quoi suis-je coupable ? Je me le demande bien. Je suis simplement la sœur de celle qu’on veut faire taire, de celle qu’on veut tuer parce qu’elle détient un pouvoir. Je suis l’enfant née et adoptée pour soutenir celle qui a reçu en cadeaux une malédiction. Manon a la force de la rompre, mais je crains que le prix à payer ne soit trop grand. Et moi, je suis las de la suivre sans pouvoir agir. Je suis là et je n’ai rien à lui dire. Mon ventre cache un secret dont je ne connais rien. Jour après jour, il veut éclore, mais jamais il ne vient à mes oreilles. Les jours sombres sont pareils à mes nuits étoilées, je lutte. Manon est là à mes côtés, comme toujours, mais j’ai l’impression de ne pouvoir l’aider. Je vis à côté de moi-même. Mais comme chaque jour, je me lève quand les cloches sonnent.

 

Timide, je suis mes compagnons jusqu’à la place centrale. Comme chaque matin, ils vont nous appeler. La liste de noms est interminable et pourtant elle diminue chaque jour un peu plus. Je regarde mes amis douloureusement. Personne ne s’en aperçoit, mais je les observe avec émotion. Je ne peux m’enlever l’idée qu’un jour les haut-parleurs ne cracheront plus nos noms. Peut-être que ce sera le mien en premier, celui d’Achot ou de Tania. Je ne sais pas, j’ai juste la prémonition qu’on ne sortira pas tous d’ici main dans la main. Je devrais pourtant caler mon humeur sur celle de Gaultier, il est certain qu’on partira d’ici. Moi, je n’en suis pas si sûre. Pas comme on le voudrait du moins. Il a les traits tirés, le visage dur, mais son cœur renferme l’espoir de tout un peuple. Aujourd’hui, plus que jamais, j’ai l’impression d’être son exact opposé. Si mon apparence juvénile traduisait mes pensées, mes amis y verraient une tempête. On serait bien loin de la jeune fille effacée que l’on protège. Mais je ne me trahis pas, pas encore. Je préfère donner le change, si je traduis mes pensées obscures elles risquent de devenir réelles. Et ils n’en ont pas besoin. Il leur faut du temps. Il me faut du temps.

 

_Tu viens ? me demande Tania alors que je suis perdue dans mes pensées.

 

J’acquiesce sans rien dire. Il va pourtant falloir que je bavarde, je suis connue pour ça. Rieuse et naïve, ma timidité ne m’empêche pas d’être amicale avec ceux que j’apprécie. Du moment qu’on ne me parle pas de guerre et de destinée.

 

_Encore mal dormie ?

_Oui… encore un de ces rêves qui veut me dire quelque chose que je ne comprends pas ! lui répondis-je consciente qu’elle oubliera notre discussion.

_De quoi as-tu rêvé cette fois ? s’enquit Tania en me dévisageant sans scrupule.

_D’un cerf, d’un champ de bruyère et d’une femme que je ne connais pas.

_De qui ?

_Je ne sais pas. Elle m’était familière, mais je ne l’avais jamais vu avant.

_Ta mère peut-être ?

_Non ! affirmai-je sur la défensive. Je me souviens d’elle et de mon père. Des trois jours que nous avons vécu avant que Loris les tue. Ce n’était pas elle.

_Te souviens-tu de son prénom ?

_Je l’ai sur le bout de la langue… Mais non, soufflai-je agacée.

 

Tania voudrait m’aider, mais le puzzle ne s’assemble pas. Ni pour elle ni pour moi. Trop de pièces manquent encore. Me remettant au travail, je cache mon angoisse dans la paume de mes mains. Elles tiennent une pioche qui, inlassablement, casse des cailloux. À chaque choc, j’ai l’impression d’enfouir un peu plus loin ma peine. À chaque geste, je mets mes doutes de côté. Mais pour combien de temps ?  J’observe ma sœur faire des vas viens dans le camp. Toujours sous bonne garde, elle garde pourtant une démarche fière. Comparé à elle, j’ai l’impression d’être un animal chétif. Pourtant je sais que je détiens une force insoupçonnée. Mes compagnons maigrissent et se fatiguent à vu d’œil, pas moi. Mes côtes déjà saillantes ne sont pas plus décharnées qu’à mon arrivée. Comme ma sœur, Gaultier ou Vikthor, je ne semble pas souffrir de la faim. Est-ce parce que j’ai déjà trop souffert que le destin m’offre une accalmie ? Je ne sais pas. Mes prémonitions ou mes discussions avec Tania ne m’aident pas à y voir plus clair.

 

Quand la cloche sonne pour annoncer la pause, je salive face au repas qui est amené à certaines usines. Nous, nous n’avons jamais rien le midi. Nous sommes les petites mains, celles dont on veut vite se débarrasser. Le genre de ceux qui manquent à l’appel chaque soir. Quand ils le peuvent, Gaultier, Manon et Krÿ nous ramènent quelques restes, mais ce n’est pas tous les soirs. Silencieuse, j’écoute mes amis. La mine pâle et les cheveux défaits, ils respirent pourtant la joie.

 

_Je ne sais pas ce qu’ils vont bien faire de tous ces cailloux ! À force, on va pouvoir relier la capitale, plaisante Bernard en lissant ses moustaches blanches.

 

Ses rides soulignent son infatigable sourire. Ses yeux plissés me donnent du baume au cœur. Cet homme est un rayon de soleil, je n’ai qu’à le regarder pour qu’il me réchauffe le cœur et l’esprit. Il est le genre d’homme sur qui on peut compter, Les Lendemains Sans Peur auront au moins permis de nous rencontrer. Parfois, il me rappelle mon père dans ses bons moments. Il a la joie de vivre et la gouaille d’un jeune homme malgré son âge avancé. Il nous rassemble autour de lui et nous l’écoutons.

 

_Des cailloux, des cailloux, toujours des cailloux ! chantonne Achot à son oreille.

_Matin, midi et soir ! surenchérit Tania tout sourire.

_Je n’ai jamais eu des bras aussi musclés, s’amuse Bernard en exhibant son corps devenu rachitique.

_Un vrai joli cœur, ajoutai-je pour me mêler à la bonne humeur.

_Oh tu plaisantes, mais j’étais bel homme quand j’étais jeune. Si tu m’avais vu danser au bal ! Tu ferais moins la maligne.

_C’est vrai ? s’exclama Tania les yeux brillants.

_J’aimerais tellement apprendre à danser… soufflais-je en me rappelant les bras de Zaven.

_Un jour je t’apprendrais, promis ! affirma Bernard tout sourire.

 

À cet instant je le croyais, puis la sonnerie qui annonça la fin de la pause me rappela à l’ordre. L’espoir et la bonne humeur n’étaient pas faits pour durer dans ces camps. Je pris donc ma pioche pour passer ma peine.

 

_Sœurette, ce soir c’est à ton tour d’aller à la cabane ! me prévient Manon dans mon telsman. Avec Gaultier.

_Merci, répondis-je simplement.

 

Impatiente, je vois l’après-midi s’éterniser malgré la rapidité de mes gestes. S’acharner sur les cailloux ne fait pas passer le temps plus vite. Je récolte quelques ampoules en prime, mais rien qui me fera manquer l’appel de ce soir. Mon corps est étonnamment en bonne santé. La cloche m’arrache encore une fois à mes pensées morbides. Machinalement je range ma pioche à sa place, elle reviendra me tenir compagnie demain. Quand je rentre dans la cabane, Gaultier m’y attend déjà. Son sourire franc me réchauffe le cœur. Avec lui, je me sens en sécurité.

 

_Bonne journée ? me demande l’Élu en allumant la radio.

_Et toi ? Pas trop dure la forge ?

_Comme d’habitude, souffle-t-il d’un ton las avant de se saisir du micro. Brandissez votre poing comme nous l’avons fait avant vous et résistez, reprit-il à l’intention de la résistance cette fois.

 

Mais personne ne répond. Nous attendons, Gaultier se répète, mais personne ne semble entendre de l’autre côté. Il est inquiet, bien qu’il tente de me le cacher derrière ses demi-sourires.

 

_Je suis sûre qu’ils vont bien. Ils vont bientôt répondre, déclarais-je alors d’une voix étonnamment sereine.

_Tu en as l’intuition ?

 

J’acquiesce, certaine de ce que j’avance. Il faut juste attendre un peu, ils viendront, je le sais. En attendant, je m’assois sur le banc entre deux latrines. Il y a bien longtemps que je me suis habituée à l’odeur. Gaultier s’accroupit alors en face de moi comme s’il attendait quelque chose.

 

_Parle-moi.

_De… de quoi veux-tu parler ? hésitais-je  

_De toi.

 

Ses yeux gris semblent me percer à jour, comme si on se connaissait depuis toujours. Je reprends plusieurs fois ma respiration, parce que tout ce que j’ai sur le cœur a du mal à sortir. Il patiente et me regarde sans me mettre mal à l’aise. J’ai confiance en lui, je peux lui parler sans réfléchir. Sans détour.

 

_J’appréhende l’avenir et je ne comprends pas mon passé. J’ai l’impression d’être venu et d’être déjà vaincu sans avoir rien vécu, soufflai-je alors.

 

Je ne comprends pas vraiment les maux qui m’encombrent, mais Gaultier les accueille sans juger. Il me soutient et m’écoute et pour la première fois j’ai l’impression de mettre des mots sur mes pensées. Il ne prétend pas lire dans mon cœur, pourtant il me comprend. Je le sais.

 

_J’ai l’impression d’être l’enfant oublié, là par hasard pour soutenir une sœur à la destinée incroyable. Je suis là sans comprendre pourquoi tout en sachant que j’ai un rôle à jouer. Mais j’ai l’impression d’être en marge de l’histoire, de ne pas avoir voix au chapitre, ajoutai-je consciente de la dureté de mes mots.

_Tu te sens à l’écart, embarquée dans un destin qui ne t’appartient pas, comprend Gaultier.

_Je vois des choses et en pressens d’autres, rien que je comprenne vraiment. J’ai quelque chose à dire, mais ça ne sort pas. Je ne trouve pas ma place, j’ai envie de crier, mais rien ne sort. Jamais. On me voit fragile, mais j’ai pourtant l’impression d’être une armure. Celle d’un secret, de non-dits gardés trop longtemps.

_Cherche la paix au fond de toi-même. Garde en toi ce qui te donne espoir et empresse-toi d’aimer ceux qui t’entourent. Tu as le temps de te révéler et de lutter pour ta voix. Ce que tu as besoin de savoir t’apparaitra au moment où tu seras prête, me rassure mon ami en me prenant les mains.

_Que penses-tu de moi Gaultier ? De mon rôle dans tout ça ?

_Ton sourire cache bien des fêlures… Mais rien d’irréparable. Tu es plus forte que tu ne le penses et aussi bien plus importante. Sans toi, ta sœur n’aurait jamais tenu le coup jusqu’ici. C’est votre amour qui la maintenue à flot. Arthur est venu vous chercher toutes les deux. Ni ton frère ni Vikthor s’est arrêté quand il l’a cru morte. Coûte que coûte, il voulait venir jusqu’à toi. Tu fais partie de leur équilibre, me répond sincèrement Gaultier en se relevant.

 

Il me regarde avec émotion, il a l’impression de voir en moi une petite sœur dont il doit prendre soin. J’ai l’habitude d’avoir ce rôle, mais je l’endosse encore volontiers avec lui. Ses mots me touchent, ils rentrent en moi comme des clés qui tournent les bonnes serrures. Il ne le sait pas, mais ses paroles sont importantes à mes yeux.

 

_Tu as une âme lumineuse Solaïne. Tu gardes pour toi tes rancœurs et tes doutes, les mains tendues vers les tiens.

_Les nouveaux enfants ? chuchotai-je la voix serrée.

_Oui, ne vois-tu pas comment tu rayonnes avec Bernard et Tania ? Je crois qu’ils ont su lire en toi ce que tu es vraiment. Un phare dans la nuit…

_Manon m’a déjà dit ce genre de chose.

_Tu vois, c’est ce que c’est évident pour tout le monde. Tu aspires à être une Élue, celle des nouveaux enfants. Quand tu en prendras pleinement conscience peut-être que tu comprendras tes cauchemars et que tes prémonitions répondront à tes questions au lieu de te tourmenter.

 

Ses mots ont l’effet d’une bombe sur moi, j’ai l’impression de respirer à nouveau. Il m’a compris et m’a fait retrouver la vue. C’est cet amour qui veut sortir et aider mes amis et tous ses prisonniers que je ne connais pas. L’appel du devoir s’éveille en moi. Je ne sais pas si Gaultier dit vrai, mais ses mots n’ont jamais sonné aussi juste. C’est comme si je comprenais pourquoi j’étais là. Libérateurs, ces aveux me font du bien. Les larmes qui coulent sur mes joues ne sont que soulagement et amour. Dans une étreinte fraternelle Gaultier accueille mes émotions, lovée dans ses bras je souris pour la première fois depuis longtemps.  Alors que ses bras me quittent pour rejoindre la radio derrière nous, je ne fais pas attention aux voix qui s’agitent soudainement dans le poste. J’étais perdue, mais Gaultier vient de m’offrir une lanterne pour retrouver mon chemin. Et cette lumière se fait de plus en plus intense dans mon esprit. Plongée dans mes pensées, je repense à mon rêve. Je revois la femme aux traits familiers, je ne la reconnais toujours pas. Je ne sais pas qui c’est, mais elle semble vouloir me dire quelque chose. Cette vision me plonge dans un passé qui a existé. Comme un éclaire qui frappe sans prévenir, je comprends enfin le mot qu’elle me répète. Je me souviens de son prénom.

 

_Antaram, soufflai-je alors émue.

 

Qui est-elle ? Pourquoi ce nom me dit quelque chose ? Pourquoi je ne m’en souviens pas ? Plein de questions remplissent ma tête sans que je puisse y répondre. Espérons que la nuit porte conseil.

 

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