Chapitre 30 - La famille des êtres-chats

Aube remonta sa couette sur ses épaules. À ses pieds, Mistigri lui tenait chaud. Dehors, la nuit était froide. Pourtant les Chaussettes couraient dans les jardins et Éfflam avait rejoint sa famille dans leur abri sous la terre.

« Je suis impatient de te présenter ma famille » lui dit-il à distance.

« Oh, Éfflam ! C’est insupportable de ne pas pouvoir sortir ! »

Les ronronnements conjoints de Mistigri et de son ami la réconfortèrent. Aube se sentit transportée. Elle était à la fois dans son lit et libre en esprit de rejoindre Éfflam pour parcourir la colline. Ainsi, elle la découvrait plus en profondeur que si elle était sortie dans le noir. La nuit, la terre restait habitée d’une vie dense. Des résonances que la fillette pouvait encore percevoir. Cris brefs des animaux. Frissons de l’air dans les branches. Énergie souterraine. Tout convergeait vers Éfflam et le refuge d’où il l’appelait. Aube observait son corps souple lové en sa tanière. Ses membres recroquevillés épousaient les creux du sol où il s’abritait. Aube visitait par la pensée la caverne des esprits de la colline. Elle devinait d’autres présences autour de son ami. D’autres hommes-chats. Sa famille.

Un couple d’adultes dormaient paisiblement enlacés. Leurs longs corps avaient dû jadis inspirer une impression de puissance. Mais aujourd’hui ils étaient presque effacés et ne semblaient animés que d’un seul souffle lent.

« Ce sont mes parents » dit Éfflam.

Rosenn et Maïloc étaient immobiles et vivants telle la terre sur laquelle ils reposaient. Inaccessibles de l’extérieur, grouillant à l’intérieur. Leur existence inspirait à Aube l’écho d’une ancienne chanson dans une langue oubliée. Des souvenirs emportés par le vent, comme ces vieilles photos étranges en noir et blanc où sa grand-mère enfant, habillée à la mode d’un ancien temps, lui ressemblait tant.

« Ils dorment le plus souvent. Ils rêvent beaucoup, en fait » précisa Éfflam pour excuser le silence de ses parents.

Aube concevait que les rêves puissent être un moyen suffisant pour communiquer avec un enfant qui avait accès aux songes secrets.

Dans sa chambre, Mistigri frissonna contre sa jambe. L’animal s’agitait dans son sommeil comme Moyrah tremblait maintenant dans la conscience de Aube. Celle-ci venait de remarquer la présence infime, la respiration ténue de la grand-mère d’Éfflam. L’enfant avait le sentiment de pouvoir observer le cœur palpitant d’un minuscule insecte. De l’invisible constamment en mouvement. Une aïeule endormie, mais soucieuse. Cette agitation intense, mais presque imperceptible lui parut inquiétante.

« Ses forces la quittent » expliqua son petit-fils. « Depuis quelque temps, tout son être vibre et se vide de ce qui l’animait. »

« Depuis qu’une enfant s’adresse à nouveau aux esprits de la colline » précisa une voix que Aube entendait pour la première fois.

Une jeune fille-chat s’était approchée et se tenait debout derrière Éfflam. Elle le dépassait en taille, mais, à côté de lui, elle paraissait pâle et faible. Tous ses muscles étaient tendus et fragiles. Ils apparaissaient sous sa peau fine. Ses yeux sombres étaient enfoncés dans les creux de son visage au museau allongé.

« Je te présente ma sœur Zoïg, qui voulait te rencontrer et t’entretenir de l’avenir de notre colline. »

Aube se redressa dans son lit et bouscula Mistigri endormie.

« Oh ! Zoïg ! Je suis ravie ! » dit-elle. « Qu’est-ce que je voudrais sortir d’ici et pouvoir vous serrer dans mes bras ! »

« Sois patiente, sois forte, petite fille. Beaucoup d’obstacles se dressent entre nous. »

La voix de Zoïg était glaciale. Un vent du nord qui annonce l’hiver et dont la force agrandit le ciel et secoue les êtres vivants. Elle parlait en un murmure sourd, lointain, presque endormi. Aube avait la chair de poule.

« Toute la colline est en danger et je suis coincée ici. Qu’est-ce qu’on peut faire ? »

« Tant d’énergie en vain quand il ne reste que peu de chemins » répondit mystérieusement la fille-chat.

Aube sentit la fraîcheur d’une larme rouler le long de sa joue.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda-t-elle.

« Zoïg connaît le passé et se charge de soigner le présent » précisa Éfflam. « Elle peut voir les futurs possibles. »

Aube frotta ses yeux rougis.

« Alors, quel est mon futur ? Qu’est-ce que je peux faire pour sauver la colline ? »

« Ce que tu peux faire n’est pas la bonne question » répondit Zoïg. « Tu n’es pas seule, petite fille. »

« Mais qui empêchera les arbres d’être abattus demain ? »

« Beaucoup de vies, beaucoup d’âmes amies disparaîtront avant que d’autres ne viennent. Tu dois attendre. Nous ne réussirons qu’ensemble. »

À présent, Aube avait de plus en plus chaud.

« Je ne comprends rien. »

« L’avenir ne se lit pas comme dans un livre de recettes dont il suffirait de peser les ingrédients » reprit Zoïg. « Il y a tant d’êtres en mouvement, tant de questions, tant de choix possibles que dénouer les fils d’une histoire s’avère toujours complexe. »

« Tu n’as pas répondu à ma question. Qui sauvera les arbres demain si je suis à l’école ? »

« Si tu en es empêchée, alors il n’y aura personne. »

Aube s’agitait tellement que Mistigri réveillée sauta en bas du lit. Elle voulut la retenir avant de se raviser. Le petit animal avait déjà trouvé un autre endroit confortable où se recoucher, repliée sur elle-même.

« Ce n’est pas possible. Les arbres vont mourir » reprit la fillette.

« Ils sont déjà morts » répondit Zoïg. « Ils ont accepté leur sort. »

« Moi, je n’accepte pas. »

« Tu ne peux pas choisir pour eux. »

« Je peux encore quitter l’école demain et revenir brûler les moteurs de leurs machines. »

« Ces hommes reviendraient le lendemain. »

— Tais-toi ! Ce n’est pas vrai !

Aube avait crié en se dressant sur ses pieds. Elle tournait en rond dans sa chambre, comme un moucheron au fond d’un verre. Mistigri contrariée s’était à nouveau déplacée et trouva refuge sur l’appui de fenêtre où elle entreprit de se lécher les griffes.

« Tu as de la chance de n’avoir réveillé personne dans la maison à pousser des cris pareils » pensait-elle.

— Je m’en fous ! rétorqua la fillette à voix haute. Comment est-ce que je pourrais dormir moi ?

Aube se tut. Comme Mistigri, elle percevait le calme de la maison, la vie endormie au-dehors et l’attention qu’Éfflam et Zoïg portaient à ses colères. Même loin, ils étaient auprès d’elle, proches et attentifs. Sa respiration s’apaisa en retrouvant la présence des parents-chats endormis, la fragile énergie de Moyrah et la farouche détermination de Zoïg.

« Tu me demandes d’abandonner les arbres, mais toi, tu n’abandonnerais pas » pensa-t-elle à l’adresse de la fille-chat. « Tu n’abandonnes pas tes parents. Depuis tout ce temps, quel que soit leur état, tu as choisi de les soigner. »

« Je suis la guérisseuse et la gardienne » répondit l’être-esprit. « Alors, je soigne et je garde. C’est la tâche à laquelle je m’assigne. »

« Alors pourquoi est-ce qu’ils ne se réveillent pas ? »

Mistigri s’immobilisa. Les joues de Aube ruisselaient de larmes. Elle entendait les pensées de Zoïg, mais elle ne les comprenait pas. Elle retrouvait sa frustration de petite fille quand elle ne savait pas lire.

« Nous sommes des mages-animaux » expliqua la sœur de son ami sans agacement. « Nous sommes les liens entre le vivant et la conscience. Si le monde des hommes s’endort, nous sommes sans raison. Nous aussi nous nous endormons. »

« Vous allez mourir ? »

Les larmes de Aube coulaient chaudes et fraîches et lui troublaient la vue.

« Mais Éfflam et toi ? » voulut-elle savoir.

« Je suis là » la rassura l’enfant-chat.

« Éfflam a gardé un pied dans le monde grâce à toi » précisa sa sœur. « Et moi, je suis attachée à ma famille. »

« Mais vos parents ne peuvent pas mourir. Est-ce qu’ils sont si vieux ? Est-ce qu’ils sont malades ? Mon père pourrait peut-être les guérir ! »

« Plus aucun humain ne peut rien pour Rosenn et Maïloc » répondit Zoïg. « Ils étaient les gardiens de cette colline. C’était leur tâche, maintenir le passage et accueillir les mages-animaux qui parcouraient les terres connues et inconnues. Mais plus aucun être-esprit ne vient par ici, plus aucun ne parcourt le monde. Ce sont les hommes qui ont rompu les ponts, occupé les terres oubliées et isolé les collines. Rosenn et Maïloc se sont retrouvés tels des poissons pris au piège d’une mare quand la mer s’est retirée. Ils étouffent. Ils s’épuisent. Ils n’ont plus de raison de respirer. »

« Mais c’est dégueulasse ! » s’exclama Aube.

« Non. C’est triste et c’est dommage, mais trop d’humains ont oublié les esprits de la vie, ont perdu les liens, leur mémoire et le sens de nos existences. Ils ne l’ont pas voulu. Pas tous. Qui peut leur en vouloir ? Ils sont rares ceux qui ont sciemment voulu nous détruire, qui nous ont causé du tort. Ce furent des erreurs. Mais le temps passe. Tout change et peut être réparé. »

Aube respirait mal.

« Mais qu’est-ce qui pourra être réparé pour Moyrah si elle va de plus en plus mal ? »

« Rien ne pourra plus rétablir Moyrah. Ceux qui ont tué son compagnon, Myrddin, lui ont arraché l’unique amour qui aurait pu la guérir. Je ne peux plus la soigner qu’avec les bribes d’affection que je récolte encore. Ce sera toujours trop peu pour une si profonde blessure. La vie doit parfois disparaître avant de renaître. C’est son cycle, sa manière de tout digérer. »

« Mais moi, je l’aime » dit Aube.

« Et son amie Jeanne l’aime aussi » lui rappela Zoïg. « Cela n’empêche pas le temps de passer. Ton amour qui grandit, tu devras apprendre comment l’offrir. Un jour, Moyrah ne sera plus là, mais l’amour en toi sera devenu immense et tu pourras alors choisir avec qui le partager, à qui te lier dans la vie comme dans la mort. Moyrah avait choisi avant toi. »

La fillette sanglotait doucement. Mistigri était revenue sous les draps lui apporter sa chaleur et ses ronronnements en réconfort. Elle sentait la force et l’amitié d’Éfflam qui se logeaient dans les battements de son propre cœur.

« Si je ne peux sauver ni les arbres ni Moyrah, alors à quoi je sers ? » demanda-t-elle.

À distance, Zoïg parvint à sécher les larmes sur ses joues. Aube se détendit à la caresse de sa peau douce.

« C’est toi qui en décideras quand tu découvriras tes qualités et ce qui te fait vibrer » lui répondit l’être-chat.

« Mes qualités ? Mais je ne les connais pas, moi. »

« Tes actes te les dévoileront. Tu les trouveras en te frottant aux autres. Tu les liras dans les yeux de ceux qui t’entourent. »

« Les autres, ils me prennent pour une folle » dit Aube.

« Tu as la voix qui porte. Tu sais emporter tes amis avec toi. Tu peux être celle qui rassemble, qui réveille la force et le courage des humains. N’oublie jamais que tu n’es pas seule et que la solution est autour de toi. »

« Mais... »

« Même quand tu te sens toute petite et perdue, je suis là » la coupa Éfflam. « Pense à moi et écoute ma sœur. Elle sait d’où tu viens, ce qui te fait de la peine et quels sont tes rêves. Écoute-là, elle sait de quel côté tourner tes pas. »

Aube ravala ses larmes et ferma les yeux.

« Zoïg, parle-moi encore » dit-elle. « Je n’arriverai pas à dormir. »

« Prends soin de ton père, petite fille » reprit Zoïg. « Les forces qui ont un jour fauché notre grand-père Myrddin sont revenues en ville et leurs regards ne sont pas encore tournés vers la colline. Elles sont déjà trop proches de ton père et voudront le plonger dans l’ombre. Mais il n’écoutera pas les menaces et il faudra qu’il ouvre les yeux. Lui aussi se croit seul. Apprends à le connaître et prouve-lui le contraire. Montre-lui combien on est plus fort à plusieurs. »

« Mon père ? »

« Ne t’inquiète pas, ta famille t’aime » ajouta Éfflam. « Écoute tous ces cœurs amis qui battent. »

Aube parvint à sentir le sang pulser dans les veines de son père, à entendre sa respiration apaisée, à le voir sereinement étendu dans son lit aux côtés de sa mère.

« Papa... »

Elle crut le voir sourire dans son sommeil et, à son tour, elle s’endormit sous les regards bienveillants de Zoïg et Éfflam.

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Claire May
Posté le 06/02/2023
Bonjour Michael,

Un chapitre magnifique, plein de douceur et de poésie. Les êtres-esprits qui dorment et ne se réveillent peut-être pas, je trouve que c'est une image très puissante. La colère d'Aube est compréhensible et on sent se soulever la question du militantisme, derrière, l'envie d'agir. J'aime aussi beaucoup les valeurs d'empathie que tu défends à travers cette histoire. Un beau moment de lecture. Bravo !
MichaelLambert
Posté le 06/02/2023
Bonjour Claire !

Merci pour ton message ! Je suis toujours surpris que ce chapitre fonctionne car il est tellement "contemplatif"...

Et oui, la question du militantisme était un des thèmes que je voulais traiter avec cette histoire (l'engagement en tout cas).

A bientôt !
Claire May
Posté le 06/02/2023
Mais c'est bien, les pauses contemplatives ! :)
sifriane
Posté le 27/01/2023
Bonjour Michael,

Très joli chapitre, triste c'est vrai mais beau et empli d'espoir.
Désolée je ne commente pas tous les chapitres, mais honnêtement cette histoire est déjà très aboutie, et à part des encouragements je n'ai pas beaucoup de critiques à formuler.
Je te ferais un retour plus global à la fin si tu veux.
A très vite :)
MichaelLambert
Posté le 27/01/2023
Bonjour Sifriane !

Merci pour ton message ! Oui, j'avais déjà bien travaillé cette histoire avant de découvrir PA. Alors, je suis super intéressé par un retour global à la fin ! J'ai toujours beaucoup de doutes sur la cohérence des personnages, la crédibilité de certaines scènes et la compréhension de certaines tournures de phrase encore trop complexe (j'essaie de me soigner mais c'est dur !)

Alors bonne lecture à toi !
Elly Rose
Posté le 27/11/2022
Olalala, je ne m'attendais pas à un tel chapitre. C'est donc la seconde fois que je pleure en lisant ton histoire et ce à 2 jours d'intervalle!
C'est toujours aussi beau, aussi poétique, aussi profond. Je suis vraiment heureuse d'avoir la chance de découvrir cette histoire au fur et à mesure des chapitres que tu rédiges. et j'ose espérer qu'un jour elle sera lu par le plus grand nombre possible!
Belle journée et bonne écriture à toi!
MichaelLambert
Posté le 27/11/2022
Waouw ! Je suis content que la surprise te plaise et je suis surpris que les émotions passent aussi fort ! (Je suis toujours inquiet d'être trop long et lent à amener les choses. Et je crains d'avoir plus écrit pour des parents patients que pour des enfants impatients !)
Puis, je peux aller vite car la première version du manuscrit est déjà écrite (avant de découvrir PA) et je me suis fixé de relire et corriger un chapitre par jour pour avoir plus de retours de lecture et préparer une version presque finie. Alors encore merci pour tes commentaires, ça m'aide vraiment !
Belle journée à toi aussi et à demain pour la suite ;-)
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