Chapitre 3 : succession

Chapitre 3 

Succession

 

À New York, au dernier étage de la tour Adhara, l’une des plus grandes de la ville, Ambrister Dester jubilait. Après toutes ces années d’attente, il était enfin à la place qu’il savait sienne. Il était affalé confortablement dans le fauteuil en cuir rouge que son père avait occupé pendant des années, les pieds sur le bureau. Ce fauteuil était aussi confortable qu’il se l’était imaginé depuis toujours et c’était aujourd’hui le sien. Il ne parvenait pas à détacher les yeux du chevalet en or où était inscrit : Dixon Dester, PDG. Son père s’était vu offrir ce chevalet par un de ses bons clients plus de trente ans auparavant, mais c’était désormais Ambrister le Président Directeur Général de l’empire Adhara. C’était un mastodonte de l’agroalimentaire fondé par sa famille, et qui possédait des succursales dans le monde entier. 

La vie d’Ambrister avait été chamboulée la semaine précédente. Il était avec Rita, une de ses nombreuses conquêtes, quand son téléphone avait sonné. Il détestait être dérangé quand il était en galante compagnie, et il s’apprêtait à l’expliquer clairement à la personne qui osait l’importuner, mais il avait finalement explosé de joie quand Martha, la secrétaire de son père, lui avait annoncé qu’il était décédé. La réaction d’Ambrister avait été si vive que Martha lui avait demandé s’il avait bien compris ce qu’elle venait de lui annoncer. Ambrister, pour seule réponse, lui avait raccroché au nez. Rita s’approcha de lui pour lui demander pourquoi il était aussi heureux. 

 

— Mon père est décédé.

 

Elle l’avait pris pour un fou de réagir ainsi, mais Ambrister détestait son père depuis toujours, et ce jour était l’un des plus beaux de sa vie. 

L’enterrement avait eu lieu dans la matinée. Ambrister avait donné le change devant la foule qui était venu rendre un dernier hommage à son père. Il était persuadé que les personnes réellement malheureuses auraient pu se compter sur les doigts d’une main. Les invités présents étaient toutes des personnalités très importantes : des artistes, des présidents, des savants… La plupart étaient venu soit pour se montrer dans ce moment solennel, soit pour vérifier que ce n’était pas un rêve, que le vieux Dixon était vraiment entre quatre planches. 

Maintenant qu’Ambrister était seul dans son bureau, il pouvait décompresser. Même s’il n’avait jamais connu sa mère, elle était décédée en lui donnant la vie, il pensait à elle. Ambrister s’était souvent demandé si Dixon se comportait aussi mal avec lui parce qu’il lui en voulait. Son père avait toujours préféré son grand-frère, Ramsey. Il avait été l’héritier désigné de l’empire Adhara. Son père avait passé beaucoup de temps à le former pour sa succession, délaissant Ambrister, mais tout avait changé le jour du décès de son frère quelques années plus tôt. 

Ramsey était un alpiniste chevronné, il avait pratiqué les plus grands massifs du monde. Lors d’une ascension, dans la cordillère des Andes, Ambrister l’avait accompagné. C’est au cours de cette escalade qu’avait eu lieu l’accident. Il était mort sous ses yeux, et la chute de son frère l’avait marquée à jamais. Ambrister voyait encore son ainé tomber dans le vide, et sa main impuissante à le rattraper. 

Après la mort de Ramsey, son père avait changé totalement de comportement envers lui. Depuis ce jour, il n’avait eu de cesse de rattraper le temps perdu pour le former au rôle difficile qu’était la gestion d’une entreprise internationale. Aujourd’hui, à trente-cinq ans, il se sentait prêt. Il était fier d’être enfin à cette place qui aurait dû échoir à son frère.

Dixon l’avait initié à l’art subtil de la gestion des syndicats, des actionnaires, des lois des dizaines de pays où ils étaient implantés. Comment jongler avec les règles pour toujours rester dans la légalité tout en pratiquant du dumping social et de l’optimisation fiscale ? Et surtout comment déjouer au mieux tous ces obstacles à la bonne croissance de leur société et de toutes les succursales ?

Ambrister savait qu’il était prêt. Il l’était depuis toujours, c’était dans ses gènes. L’entreprise avait était créée par ses aïeuls pendant la Seconde Guerre mondiale. À Berlin, son arrière-grand-père Hans, un industriel, avait profité de la guerre pour rapidement agrandir l’affaire jusqu’à bâtir un véritable empire. Il avait acquis pour une bouchée de pain des usines confisquées à des juifs. Aujourd’hui, Adhara était l’une des plus grandes entreprises du monde, et elle profitait de sa puissance pour prospérer encore plus. Quelques donations bien pensées permettaient à certaines lois leur étant favorables d’être votées, et d’autres gratifications à certains juges évitaient beaucoup de problèmes.

Cela n’était que la face visible de l’origine de la fortune familiale. En plus de ce circuit légal, son père l’avait initié il y a peu à d’autres aspects de leur multinationale. Leurs implantations dans certains pays et leurs circuits de distribution avaient permis de mettre en place le transit d’objets illégaux. Ainsi, même si ce n’était dans aucun catalogue, l’entreprise était aussi spécialisée dans les armes, la drogue et d’autres activités illicites. Ces autres revenus contribuaient autant, si ce n’est plus, à la bonne santé financière du groupe. 

Quand son père l’avait jugé prêt, il lui avait confié la mise en place d’un nouveau circuit de chasse illégal. Ça avait été sa première marque de confiance. Il l’en avait informé l’année précédente, lors d’une réunion secrète, réservée à des initiés triés sur le volet. L’abouchement avait eu lieu lors d’une soirée privée, dans une salle dissimulée d’un casino, réservée aux gros clients. En prenant le prétexte d’une partie de poker, Dixon avait abordé le sujet avec sa verve habituelle.

 

— Ambri, il faut que tu saches certaines choses avant que je casse ma pipe. Il ne faudrait pas que tu détruises en quelques années ce que la famille a mis plusieurs générations à bâtir. Ne fais pas comme avec ton tapis. Sous prétexte d’avoir gagné un gros coup, tu brûles tes jetons depuis tout à l’heure, mais ils ne sont pas infinis. Regarde, là, je vais te relancer, et je suis sûr que tu ne vas pas savoir te retenir de me suivre. 

 

Et joignant le geste à la parole, il prit une pile de jetons qu’il posa en annonçant :

 

— Vingt mille.

 

Puis il tira une grosse bouffée sur son énorme cigare en regardant son fils dans les yeux pour épier sa réaction. Entre les quatre cartes retournées sur le tapis ; un huit de pique, un dix de pique, un valet de pique et une dame de pique ; et le neuf de pique qu’il avait en mains, Ambrister avait une quinte flush, la meilleure combinaison de jeu possible. Les seules cartes qui pouvaient le battre étaient le roi et l’as de pique. Il y avait si peu de chance que son père ait ces cartes en main qu’il répondit à sa provocation en déclarant qu’il mettait tout son tapis, soit tout ce qu’il avait comme jetons. Il vit à la petite ride qui bougeât sur le côté de l’œil de son père qu’il était tombé dans son piège. Et en effet, son père retourna le roi de pique, accompagné de l’as de la même couleur. Ambrister avait perdu à plate couture. Il se leva brutalement,  quitta la salle et parti se passer de l’eau sur le visage aux toilettes. Il était fou de rage. Comment avait-il pu tomber dans un piège aussi grossier ? Son père l’avait encore provoqué. Et comme d’habitude, il avait voulu lui prouver qu’il pouvait le battre et il avait encore perdu. 

Il avait décidément encore beaucoup à apprendre. Quand la colère fut enfin redescendue, il retourna prendre sa place à la table. Il ne voulait pas donner encore plus de satisfaction à son père en s’enfuyant. Dixon, quand il le vit revenir, eut un petit sourire satisfait. Il s’adressa à lui, sans le regarder.

 

— Ça va mieux ? Il faut accepter de gagner, mais toujours refuser la défaite. 

 

Il tira de nouveau sur son cigare. Personne autour de la table n’osait parler. Finalement, il reprit.

 

— Tu n’as pas été surpris d’avoir un jeu aussi fort et de finir perdant ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ? l’interrogea Ambrister.

— Tout simplement que si tu veux gagner beaucoup, les voies normales ne suffisent pas toujours, il faut savoir parfois prendre des « raccourcis ». 

— Tu as triché ?

 

C’est seulement à ce moment-là que Dixon tourna la tête vers lui, il reprit une nouvelle bouffée de son cigare, en fixant son fils d’un regard terrible avant de lui dire, avec une voix de professeur.

 

— Enfin, tu comprends… Après, je t’avoue que je n’aime pas beaucoup ce vilain mot. Moi, je préfère dire que j’ai arrangé les faits à mon avantage. 

— Tu dois me rendre mes jetons alors ! 

— C’est hors de question ! Et si c’est toi qui avais arrangé les faits sans que je ne m’en aperçoive, je n’aurais jamais accepté de reprendre les miens. C’est la leçon que je veux que tu retiennes aujourd’hui. Si tu respectes les règles, tu avances en marchant. Si tu les arranges, tu te mets à courir. Je vais aujourd’hui t’expliquer comment notre entreprise s’est mise à courir, et comment elle continue son marathon aujourd’hui.

 

Et son père lui avait tout révélé. Ça n’avait pas particulièrement surpris Ambrister, son père n’était pas un personnage sympathique, et de savoir qu’il n’hésitait pas à détourner les règles pour qu’elles soient à son avantage était logique. 

À vrai dire, Ambrister avait beau chercher dans sa mémoire, il n’avait que très peu de souvenirs agréables avec lui… Installé derrière ce qui avait été le bureau de son père pendant toutes ces années, il ferma les yeux et commença à pivoter de gauche à droite dans le grand fauteuil en cuir rouge derrière le magnifique meuble d’acajou. Cette sensation agréable lui rappela finalement le seul souvenir agréable qu’il avait de son père.

 

C’était il y avait environ trente ans, Ambrister devait être âgé de cinq ou six ans. Il jouait dans le même bureau pendant que son père travaillait. Celui-ci devait avoir passé une bonne journée car il était d’excellente humeur. Il l’avait appelé et l’avait fait s’asseoir sur ses genoux sur ce même fauteuil. 

 

— Ambrister, il est l’heure d’aller dormir.

— Non, pas encore papa. S’il te plaît, raconte-moi une histoire.

— Va demander à ton frère. J’ai encore du travail… en plus je n’en connais pas. En tous cas, pas pour des enfants de ton âge.

— Allez papa, s’il te plaît. Raconte-moi une histoire, raconte-moi une histoire.

— Bon OK. Je vais te raconter l’histoire que mon père m’a confiée quand je devais avoir à peu près ton âge… Est-ce que tu connais la légende des élémentaux ?

— Non, raconte-moi. S’te plaît s’te plaît s’te plaît.

— Une légende raconte que la Terre est en équilibre fragile. Imagine une croix en forme de plus qui est posée sur une aiguille au niveau de son centre. Quatre forces invisibles permettent de donner la vie : l’eau, l’air, la chaleur du feu mais aussi la terre. Toutes ces énergies sont maintenues par les élémentaux : des êtres aux pouvoirs extraordinaires. Ils maîtrisent les éléments de la nature : le vent, les arbres, les fleurs ; mais aussi les tempêtes, les séismes, ou même les tsunamis… Ces êtres sont si précieux pour l’équilibre de la vie qu’ils ont été cachés il y a des milliers et des milliers d’années aux quatre coins du monde. Les hommes ont eu peur qu’on utilise leurs pouvoirs avec de mauvaises intentions. Ils ont même eu peur que les élémentaux ne soient tentés de les utiliser eux-mêmes à leurs avantages. Ils ont été enfermés dans des lieux secrets devenus légendaires… Tu en as sans doute déjà entendu parler : les cités d’or, l’Atlantide ou encore Shangri-la.

 

Le petit Ambrister était extrêmement attentif à l’histoire que lui narrait son père. Il fronça le nez. Des tas de questions se mêlaient dans son esprit.

 

— Mais ces êtres doivent être très vieux depuis le temps  ? Si ça fait si longtemps…

— Eh bien pas forcément… As-tu déjà entendu parler du phénix ?

— Non, c’est quoi ?

— C’est un oiseau légendaire. Il a des caractéristiques extraordinaires : ses larmes ont le pouvoir de soigner, son chant redonne le courage aux braves, mais surtout, il vit très longtemps. Plusieurs centaines d’années, mais quand il sent que sa fin approche, il se prépare un nid, se met dedans et il prend feu. Quand les flammes s’éteignent, un tout petit oiseau, très jeune, apparaît. Le phénix commence alors une nouvelle vie. Les élémentaux ont le même pouvoir. Ils reviennent à la vie quand leur cycle est terminé. Ils veillent ainsi sur l’équilibre de la Terre depuis la nuit des temps.

— Si on n’en a jamais vu, comment on sait qu’ils existent vraiment ?

— Comme toutes les légendes, il faut y croire pour que ce soit réel. Certains hommes prétendent être revenus de ces cités légendaires. Leurs récits étaient tellement extraordinaires qu’ils ont été pris pour des fous, certains ont même été pendus ou brûlés, mais devant les ressemblances de plusieurs récits, des hommes ont commencé à faire des rapprochements et ont mené à leur tour des expéditions pour retrouver ces lieux. Notre lointain aïeul Childéric fut de ceux-ci. On rapporte qu’il en aurait vu un de ses yeux, et qu’il en serait devenu fou. Quand il est revenu en Prusse, ses propos étaient complètement incohérents et il a fini seul et abandonné…

 

C’était un des seuls bons souvenirs qu’Ambrister avait avec son père, et depuis ce jour, il repensait souvent à cette histoire. Il avait cherché des indices ou des traces de l’existence d’un de ces êtres légendaires à travers le monde. Il avait profité de la mise en place du réseau de chasse illégal. Il avait donné comme consigne aux braqueurs qu’il envoyait aux quatre coins du monde de lui rapporter toute information qui sortirait de l’ordinaire, même insignifiante. Il n’avait bien sûr pas précisé le fond de ses pensées, mais il ne désespérait pas de pouvoir un jour savoir si ce n’était qu’une affabulation d’un père pour impressionner son jeune fils, ou alors si, comme dans toute légende, il y avait un fond de vérité.

Hier, Gunther Prats, un de ces fameux émissaire, l’avait contacté pour lui annoncer qu’il avait une information intéressante en provenance d’Asie. Son chasseur lui avait rapporté qu’il voulait lui présenter un homme qui avait une histoire extraordinaire qui allait surement lui plaire. Ambrister avait accepté de le rencontrer. Hasard du calendrier, cette rencontre allait avoir lieu le jour même, jour de l’enterrement de son père. 

 

Ambrister se leva, faisant couiner le fauteuil qui, malgré sa qualité indéniable, n’était plus de première jeunesse, et alla se servir un verre de scotch dans le bar dissimulé derrière un miroir. Il détestait attendre. Encore plus dans cet endroit qui le mettait mal à l’aise. Son employé aurait déjà dû être là depuis vingt minutes. Enfin, la voix nasillarde de Martha se fit entendre au travers de l’interphone.

 

— Monsieur Prats désire vous rencontrer. Il est accompagné de… d’un homme. Puis-je les faire avancer ?

— Oui Martha, faites-les entrer, merci.

 

Quand Gunther et son compagnon se présentèrent sur le seuil de la porte, le contraste entre les deux était saisissant. Entre le géant mercenaire aux longs cheveux blonds et le petit homme asiatique aux cheveux d’un noir de jais très courts, il était difficile d’imaginer plus opposés. Ambrister délaissa son confortable fauteuil et se dirigea vers un autre coin de la pièce où se trouvait d’élégants canapés. Il les invita à le rejoindre.

 

— Vous voulez boire quelque chose ? leur demanda-t-il.

— Comme vous, ce sera très bien répondit Prats.

 

L’homme qui l’accompagnait ne répondit pas. Prats lui donna une claque dans le cou.

 

— Hé, on t’a causé ! Monsieur Dester te demande si tu veux boire quelque chose, tu réponds. Et vite !

— Non, merci, finit par répondre timidement l’homme, terrorisé.

 

Après avoir servi un verre à Prats, Ambrister s’installa dans le fauteuil club qui leur faisait face.

 

— Alors, comme ça, monsieur, Prats m’a dit que vous auriez des informations qui pourraient m’intéresser ?

 

Le petit homme garda le silence quelques secondes, puis, toujours en regardant le sol, dit d’une voix à peine perceptible :

 

— Oui monsieur. Enfin, il me semble. 

— Et qu’est-ce qui vous fait penser que ces informations pourraient m’intéresser ? 

— Moi je ne pense rien monsieur, répondit l’homme qui s’enfonça un peu plus dans le fauteuil, visiblement impressionné par son interlocuteur, mais aussi par les lieux.

— Tu parles ou tu vas passer un mauvais quart d’heure. Répète à monsieur Dester ce que tu m’as raconté hier à Jakar.

— Je ne me souviens plus… tenta l’homme.

         

Prats lui asséna alors une nouvelle gifle qui claqua dans la salle en faisant le bruit d’une vase que l’on brise. L’homme se recroquevilla instinctivement. Finalement, devant la menace d’un nouveau coup, il se lança, toujours en baissant la tête.

 

— Je vais parler, commença-t-il. Je viens du Bhoutan, entre la Chine et l’Inde.

— C’est bon, je connais, le coupa Ambrister. Tu sais, j’ai enterré mon père aujourd’hui, et j’ai un rendez-vous important dans une heure. Donc, soit ton histoire vaut le coup que je l’entende, et tu vas au plus vite à l’essentiel, soit tu repars d’où tu viens… à pied. Je t’écoute.

— Quand un étranger vient visiter mon pays, il est obligé d’être accompagné par un guide… Il y a dix ans, j’ai été engagé par James Flemming, un alpiniste anglais qui avait comme objectif d’être le premier à arriver au sommet du Gangkhar Puensum, le plus haut sommet à n’avoir jamais été gravi. En plus de monsieur Flemming, nous étions une équipe de sept guides. Nous n’avons eu que très peu de temps pour nous préparer malgré l’escalade qui s’annonçait très compliquée. 

— Passe-moi les détails… En quoi ton histoire peut-elle m’intéresser ?

— Il y arrive monsieur, je suis sûr que ça va vous plaire, répondit Prats à la place du guide.

— Comme nous l’avions pensé, l’escalade a été périlleuse. Plusieurs expéditions avaient déjà été menées sur cette montagne, mais aucune n’avait jamais été une réussite. Dans ma langue, le nom de la montagne signifie « les trois frères de la montagne », car elle a trois sommets. Le passage pour se diriger vers le plus haut est parmi les plus compliqués au monde , mais il y a dix ans, nous avons réussi à aller jusque-là où aucun homme n’avait mis le pied avant nous. Pourtant, l’expédition ne s’était pas bien passée dès le départ. Deux des guides sont morts dans des chutes horribles au tout début de l’expédition. Monsieur Flemming nous avait alors payé beaucoup plus cher pour qu’on continue. Après trois jours d’ascension, nous sommes arrivés au pied d’un mur totalement infranchissable. Il était constitué d’un glacier abrupt trop dur pour pouvoir l’escalader en sécurité. Nous avons cherché pendant plusieurs heures un passage pour aller plus loin. Imaginez-vous : nous étions à plus de six mille mètres d’altitude, nous manquions d’oxygène et il faisait un froid à enrhumer Satan. Moi et les autres guides, nous étions sur le point d’abandonner quand l’anglais a trouvé l’entrée d’une ablution[1]dans le glacier. Elle formait un tunnel assez grand pour que l’on puisse y avancer à quatre pattes. Deux guides ont pris peur. Ils ont refusé d’y entrer et ont fait demi-tour. Ils ne voulaient pas entrer dans la tanière de Kala[2]. Je ne les ai jamais revus. Nous n’étions plus que trois. L’anglais est entré en premier dans cette prison de verre, sans savoir où elle le mènerait.

— Et alors, où a-t-elle débouché, cette ablution ? demanda Ambrister, plus intéressé qu’il ne l’aurait imaginé.

— Nous avons longtemps hésité avant d’entrer… Finalement, nous y sommes allés. Nous avons marché pendant des heures. Le sol était dur, nous étions épuisés. Un des guides est tombé brusquement. Il a glissé en arrière, comme sur un circuit de bobsleigh. Nous l’avons rattrapé de justesse avant qu’il ne disparaisse.  J’étais moi aussi sur le point d’abandonner quand nous avons entendu l’anglais crier. Il avait enfin trouvé une sortie. Moi et l’autre guide encore valide, nous avons porté notre collègue. Nous avons débouché très proche du sommet. On pouvait le distinguer à l’œil nu. Nous étions épuisés. C’est pour ça qu’on a cru rêvé quand on l’a vu.

— Quoi ?

 

         Pour la première fois, l’homme leva la tête et regarda Ambrister dans les yeux.

 

— Non pas quoi… mais qui ? Là, en haut de cette montagne qui n’avait jamais vu d’homme, devant nous… elle était là. Nous n’en croyions pas nos yeux, on pensait que c’était un mirage dû à l’ivresse des montagnes.

— MAIS QUI BON SANG ? cria Ambrister à bout de patience.

— Une petite fille. Elle était là, devant nous, et elle nous regardait en souriant, comme si la scène était naturelle.

— C’est une blague ? Une petite fille à cette altitude ? Qu’est-ce qu’elle faisait là ?

— Nous ne l’avons jamais su… Nous nous sommes approchés d’elle et lui avons posé toutes ces questions, mais elle était très jeune, à peine deux ou trois ans, et elle ne nous a pas répondu. 

— Et qu’avez-vous fait ? 

 

Une petite fille sortie de nulle part dans un endroit aussi incongru… Ça ressemblait beaucoup à un personnage légendaire des élémentaux. Depuis qu’il avait mis en place sa cellule de recherche, c’était la première fois qu’il avait une piste qui semblait aussi sérieuse. Le guide ouvrit la bouche pour répondre, mais Prats prit la parole…

 

— Je me doutais, monsieur, que ça vous intéresserait. J’ai même dit à Ping que vous seriez prêt à nous donner une petite prime pour connaître la fin de l’histoire.

 

Voilà donc la raison de la présence de Prats. Il n’était intéressé que par l’argent... Il n’avait accompagné le guide que pour lui soutirer plus, toujours plus. Ambrister se pencha alors vers le guide, ignorant volontairement Prats.

 

— Il va sans dire que votre histoire m’intéresse, et qu’en fonction de la fin de celle-ci, vous serez grassement récompensé. 

 

Il tourna alors la tête vers Prats.

 

— Quant à vous, il me semble que vous faites là ce pour quoi je vous ai déjà payé. Très bien même. Ne parlez plus jamais d’argent devant moi, ou ce seront les derniers mots que vous prononcerez, c’est clair ?

— Oui monsieur, répondit Prats en baissant les yeux.

 

Prats but le reste de son verre. Il le posa ensuite violemment sur la table basse. Ambrister ignora ce geste d’humeur et fixa le guide qui reprenait.

 

— Nous n’avons pas continué l’ascension. À partir de ce moment-là, notre seule préoccupation était l’enfant. Nous avons fouillé dans les environs, mais nous n’avons rien trouvé. Elle sortait littéralement de nulle part. Nous avons donc pris la décision de revenir sur nos pas et nous sommes repartis par là ou nous étions venus. Nous sommes redescendus par l’ablution. Avancer était plus simple dans ce sens, et nous avons marché moins longtemps, malgré les nombreuses pauses que nous faisions pour que la petite puisse se reposer. Quand nous sommes enfin retournés à l’air libre, nous avons été pris dans une tempête terrifiante. Les autres guides et monsieur Flemming ont été emportés par les bourrasques les plus fortes que je n’avais jamais vues. Nous n’étions plus que tous les deux, la petite et moi. Lui sauver la vie était devenu mon seul objectif et nous avons continué notre chemin vers Jakar. Quand nous en sommes arrivés à moins d’un jour de marche, nous nous sommes arrêtés pour la nuit. L’excursion avait fait beaucoup de dégâts et je me sentais chanceux d’être encore en vie.

— Et la petite fille, comment allait-elle ?

— Très bien. Elle souriait tout le temps. On ne pouvait pas croire qu’elle venait de marcher dans des conditions aussi difficiles depuis plusieurs jours. En pleine nuit, j’ai eu des besoins naturels et je me suis un peu éloigné du camp pour les soulager et j’ai entendu du bruit. Je me suis caché pour observer. Un peu plus bas, j’ai aperçu un homme qui s’approchait de notre camp de fortune. Il tenait un poignard dans la main. Sans un mot j’ai couru vers la tente, j’ai réveillé la petite et nous sommes partis en pleine nuit le plus vite possible.

— Vous savez qui c’était ? 

— Non, je ne l’ai jamais su. Nous avons marché toute la nuit. Je courrais en portant la petite. Quand on est enfin arrivés à Jakar, j’ai laissé la petite à ma sœur qui tenait un orphelinat. Après un voyage comme celui-ci, j’avais besoin de repos. Je suis retourné chez moi et j’ai dormi toute une journée. 

 

Le bhoutanais baissa de nouveau la tête. Il fixait le sol en marquant une pause. Ambrister remarqua une larme qui tomba sur le sol. Quand il reprit son histoire, sa voix tremblée.

 

— Le lendemain, quand je suis retourné à l’orphelinat, c’était… c’était horrible. 

 

Ping se mit à pleurer pour de bon et il se cacha le visage dans les mains. Il resta ainsi en silence quelques secondes. Ambrister le regardait d’un air incrédule. Finalement, le guide finit par lâcher :

 

— L’orphelinat avait brûlé. Ma sœur est morte dans l’incendie. La gamine a disparu ce jour-là elle aussi. Depuis je n’avais jamais plus reparlé de cette histoire… jusqu’à hier soir.

 

Ambrister se leva d’un coup. Il était furieux. 

 

— Si la gamine a disparu depuis plus de dix ans, comment je fais pour la retrouver ? Qu’est-ce qui me dit que ce que tu me racontes est vrai ? Que tu ne t’es pas mis d’accord avec Prats pour me soutirer de l’argent ?

— Si vous la retrouvez, vous ne pouvez pas vous tromper. Vous la reconnaîtrez à coup sûr…

 

L’homme d’affaire se rassit intrigué par la réponse. Il demanda :

 

— Pourquoi ?

— Elle avait les cheveux blancs. Tout blancs. Et elle avait aussi un petit tatouage dans le cou, je peux vous le dessiner si vous le voulez. Je m’en souviens encore parfaitement.

 

Effectivement, une jeune fille d’une quinzaine d’années asiatique aux cheveux blancs, ça ne devait pas courir les rues. Ça ferait des critères de recherche plus précis pour ses traqueurs. Il récompensa généreusement Ping et donna congé aux deux hommes. Il ordonna à Prats de le protéger. Les deux hommes repartirent avec comme consigne de retourner au Bhoutan le plus vite possible et de se mettre à la recherche de la jeune fille. Décidément, c’était le plus beau jour de sa vie : il avait enterré son père et trouvé une piste sérieuse pour les élémentaux.

 

Quelques minutes après le départ des deux hommes, Ambrister, toujours assis dans son canapé, essayait encore de se remettre des émotions qu’il avait eu au cours de cette journée. Après avoir fini son verre, les yeux tournés vers le paysage de la ville, il se leva et il retourna s’asseoir à son bureau. Il appuya sur le bouton de l’interphone.

 

— Martha, merci d’appeler messieurs Wings et Ferguson pour annuler notre réunion de ce soir. J’ai d’autres plans en tête. Et appelez mon pilote pour le prévenir que nous mettrons le cap sur le Bhoutan demain. 

— Très bien monsieur.

— Appelez aussi un architecte d’intérieur : je vais changer la décoration de ce bureau. Je veux des propositions dans deux jours.

 

Sans attendre de réponse, il se leva en se saisissant du chevalet en or sur lequel était gravé le nom de son père. Il le jeta à la poubelle avant de quitter la pièce.

 

[1] Zone d’érosion du glacier.

[2] Dieu de la mort

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Herbe Rouge
Posté le 20/03/2021
Encore un beau chapitre ! J'aime bien ce changement de décor radical entre les chapitres.

Quelques petites remarques :
- "Ramsey était un alpiniste chevronné. Il avait pratiqué les plus grands massifs du monde. Lors de l’une d’elle, dans la cordillère des Andes, Ambrister l’avait accompagné." --> "lors de l'une d'elle", ce n'est pas précisé avant à quoi se réfère le "elle".
- En expédition en haute montagne, les personnes sont encordées entre elles.
- "Il froussa le nez" --> Fronça
touratiy
Posté le 21/03/2021
Merci pour ton retour, du coup j'ai corrigé
Vous lisez