On marche durant des heures, avec pour seule boussole un soleil de plomb qui brûle la peau et grignote nos forces. Je sens ma peau qui pèle comme la mue d’un serpent, et les gouttes de sueur qui s’échappent de chacun de mes pores.
J’ai horreur du sable. Il vient ralentir mes pas et engourdir mes jambes, si bien que Taran m’a dépassée depuis longtemps. Il marche sans s’arrêter, ce qui me convient très bien ; il est mon phare dans la nuit. Je sais que s’il s’arrête je m’écroulerais de fatigue. Je ne sais pas si je pourrais me relever après ça. En fait, j’évite tout simplement d’y penser, comme ça la question ne se pose pas. Cela reste difficile puisqu’il n’y a rien d’autre à faire que de penser, toute la foutue journée.
Mes pas sont aussi instinctifs que le simple fait de respirer, ce qui me laisse tout le loisir de me retrancher dans mon esprit. Je ne sens plus mes muscles courbaturés, ni même la morsure de la chaleur ; les dunes disparaissent pour laisser place à un parc à thème abandonné, là où je vivais heureuse, avec mon père et mon frère, il y a encore quelques jours. Avant que tout ne change radicalement et que je ne décide de fuir avec Taran vers un endroit meilleur. Un endroit où on pourra vivre tranquille, loin, très loin du sable et de la violence. Ce lieu doit bien exister quelque part.
Pour cela, il nous faut trouver l’océan.
Je sais qu’on le trouvera. Je tente d’imaginer ses teintes bleutées, son odeur de sel, et la fraîcheur de ses vagues ondoyantes sur ma peau. J’ai trop entendu parler de la mer et de son immensité pour ne pas réussir à me la représenter ; j’ai l’impression de la voir, comme si elle était là, devant moi, et qu’elle m’attendait. À cette vue, je sens mon sourire s’étirer.
Ma cheville quitte soudainement l’axe de mon pied.
Je m’effondre au sol, la tête la première. Je réfrène un cri de surprise, place à temps mes paumes au-devant de mon corps. Cela ne m’empêche pas de mordre la poussière, littéralement. Du sable se fraie un passage dans ma bouche, je le sens s’infiltrer en moi en direction de ma trachée. Forcément, je commence à m’étouffer. Et comme je ne sais pas cracher tout en respirant en même temps, le résultat est désastreux. Ma respiration se fait haletante, mes mains deviennent moites. Je panique lorsque je ressens une sensation de début d’hyperventilation, ce qui a pour conséquence de faire entrer davantage de sable en direction de mes poumons.
Je me sens mourir.
Je me vois mourir.
Une catastrophe ne venant jamais seule, une toux sèche commence à me brûler la gorge.
Ne pas tousser, ne pas tousser, ne surtout pas tousser.
Mon regard se brouille tandis que je perçois la silhouette de Taran accourir dans ma direction. Je l’entends se mettre à genoux à mes côtés, puis je sens qu’il pose l’une de ses mains dans mon dos. Il vient me caresser la colonne vertébrale de gestes lents.
Inspiration…
…Expiration.
Son autre main est sur mon thorax, ce qui me permet de mieux travailler sur ma respiration. Il ne le dit pas clairement, mais je sais qu’il m’encourage dans son esprit, et si je me concentre un peu je peux presque l’entendre.
De longues minutes plus tard, je vais mieux. Du moins, je respire à nouveau normalement. Par peur de faire trop de bruit, je suis contrainte d’avaler le sable qui restait dans ma bouche. Pour ma cheville, c’est une autre histoire. Avec un sourire encourageant, Taran essaie de m’aider à me relever. C’est peine perdue ; le sable n’aide pas à ma stabilité, ma cheville me lâche à nouveau sans prévenir. La douleur se répercute dans ma jambe ; je me retrouve à genoux.
Je serre les poings de rage, tentant de réfréner des larmes de fatigue et de rage. Je suis stupide. Si stupide. Je ne peux pas continuer, on a encore tellement à marcher ! On n’a plus de nourriture, presque plus d’eau. Je vais mourir ici. On va mourir ici à cause de moi, à cause de ma fichue envie de trouver la mer, et de ma maladresse. J’ai envie de crier, d’extérioriser ma rage, mais tout ce que je peux faire est abattre un poing au sol. Cela ne perturbe même pas le sable qui s’écarte à peine, me narguant tout en venant me brûler la main.
Pour me remonter le moral, Taran s’assoit contre moi. Il défait la gourde accrochée à son sac, me la tend. J’écarquille grand les yeux, secoue négativement la tête. Je ne peux pas faire ça ; je ne veux pas être celle qui videra complètement notre eau. Certainement pas après ma chute. Taran insiste, pour lui donner bonne conscience je ne fais que tremper mes lèvres contre le café. Il est mauvais mais son amertume vient m’apporter un peu de baume au cœur. Je range le thermos. Mon frère se saisit délicatement de mon pied blessé. Il retire avec soin ma chaussure et se met à faire des massages circulaires là où la douleur est la plus intense.
Après une grimace, je me retrouve à soupirer de bien-être. Je profite du massage de Taran, mais rapidement un sentiment de honte me submerge ; je suis inutile, passive, il faut que je m’occupe de façon intelligente. Alors, je me mets à observer le paysage. Je ne m’attends à rien, mais j’avoue que sa monotonie a un aspect rassurant. Le même voile grisâtre occulte le ciel autrefois bleu et parsemé de nuages clairs, la même mer de sable blond ondule à perte de vue, recouvrant ce qui avait pu être des routes et des plaines verdoyantes couvertes de fleurs colorées aux senteurs diverses. Je ne sais même pas à quoi ressemble la caresse de brins d’herbe. Généralement, il s’agit du genre de pensée dont je me moque éperdument, mais étrangement aujourd’hui, elle résonne en moi et me ramène à ma condition de survivante ; je n’ai jamais connu l’Ancien Monde, et je vais sûrement mourir sans en voir les derniers vestiges naturels : une mer, des fleuves – et peut-être même un arbre, si jamais ça existe encore.
Mon regard vient accrocher un point brillant parmi les dunes. L’espace d’un instant, j’ai l’impression d’avoir trouvé une étoile tombée du ciel. Ma respiration s’accélère légèrement : ce n’est pas possible, rien ne peut tomber du ciel comme ça. Et pourtant, il y a bien quelque chose qui vient refléter la lumière du soleil, à une centaine de mètres de nous. Et si…
Je tapote frénétiquement l’épaule de Taran. Il suspend sur-le-champ ses mouvements, mais garde mon pied entre ses mains chaudes. Du doigt, je lui désigne ce que j’ai vu. Ses sourcils se froncent tandis qu’il essaie de percevoir ce qui se cache parmi le sable. Je peux suivre le cheminement de sa pensée à travers son regard ; il finit par écarquiller ses yeux bleus glacier, alors, je sais qu’il est arrivé aux mêmes conclusions que moi.
Sans plus attendre, il se relève et m’aide à faire de même. Cette fois-ci, je ne flanche pas. Mon corps meurtri est plein d’une force nouvelle, je n’ai pas le temps de m’en étonner, ni même d’apprécier le fait de pouvoir à nouveau me tenir sur mes deux jambes. Taran vient passer un bras musclé derrière mon dos, sous mes bras, m’aidant à avancer comme une canne humaine. Nous courons presque. L’euphorie qui nous a saisi grandit en nous au fur et à mesure que nous nous rapprochons du point lumineux. Quelques fois, les épais nuages viennent dissimuler son éclat, mais nous ne le perdons pas des yeux pour autant.
Taran me repose lorsque nous arrivons devant la réverbération. Je n’attends pas de rejoindre le sol pour creuser frénétiquement. Il m’imite aussitôt. Nos ongles s’enfoncent dans le sable et viennent extraire l’objet de nos convoitises. Je peux entendre notre cœur battre la chamade à l’unisson tandis que nous chassons le sable.
Soudain, une jeune fille hagarde, fatiguée, et au crâne rasé sous son voile à moitié défait m’apparaît. Je recule de surprise devant le reflet qui m’est renvoyé. Cela ne veut dire qu’une chose. Je dégage le miroir, qui se révèle être incrusté dans un réceptacle en fer rouillé. Je suis trop heureuse pour m’arrêter en si bonne voie.
Une voiture. On a trouvé une voiture.
C’est quasiment trop beau pour être vrai. On va pouvoir se reposer, profiter des sièges et de l’ombre de l’installation. C’est incroyable, magique, inespéré.
Un trou béant se trouve là où autrefois il avait dû y avoir une portière. Taran se charge de dégager le capot, je m’occupe de chasser le sable qui s’est infiltré dans la voiture dépourvue de pare-brise ; je ne me fatigue pas à déblayer les places arrière. Une fois satisfaite de mon travail, je me laisse gagner par un frisson d’excitation. Sans plus attendre, je me rue sur Taran, absorbé par les enjoliveurs nus de la voiture. Mes jambes viennent se placer autour de sa taille, l’arrêtant dans sa contemplation. Sous l’émotion, je le serre de toutes mes forces, et enfouis mon visage dans le creux de son cou. Ses cheveux mi-longs caressent mon visage.
Taran tremble de joie contre moi ; je raffermis ma poigne contre le torse de mon petit frère tandis qu’il se relève avant de s’éloigner du véhicule. Sans crier gare, il se met à tournoyer comme une toupie, de plus en plus vite. Je laisse mes jambes s’envoler grâce à l’inertie. Je ne peux pas rire, mais ce n’est pas grave ; ce n’est pas ce qui va m’empêcher de profiter de ce bonheur simple et bienvenu.
L’euphorie passée, Taran perd de la vitesse et se laisse tomber tout doucement, pour ne pas m’estropier davantage. Nos corps retrouvent le sol friable tandis que nous reprenons notre souffle, un sourire béat éclairant notre visage fatigué. On ne reste ainsi que quelques secondes, tant la chaleur est insupportable. Taran va récupérer les affaires que nous avons laissées à une centaine de mètres de la carcasse de la voiture. Lorsqu’il revient, il m’aide à me relever et à m’installer sur l’un des sièges avant. Le cuir rongé est brûlant. J’enlève mon voile à moitié défait et le place entre le siège et moi, afin de me protéger. Enfin, je peux profiter pleinement du confort qu’offre l’habitacle.
Taran et moi restons immobiles de longues minutes, assimilant peu à peu que notre journée est terminée. Nous ne marcherons plus aujourd’hui, cette pensée paraît inespérée. Du coin de l’œil, j’observe mon frère s’endormir. Malgré ses traits encore juvéniles, il ressemble énormément à notre père. Mon cœur se serre à cette pensée, et il s’intensifie quand j’ose enfin remarquer qu’il a énormément maigri. Nous marchons depuis un peu plus d’une semaine. N’ayant fait aucune halte car nous n’avons trouvé aucune ville sur notre route, nos réserves ont progressivement diminué, jusqu’à atteindre un point critique. Nous ne mangeons pas à notre faim, et cela se fait ressentir. Nous nous épuisons à petit feu. À cause de moi. Non, ce n’est pas ma faute ; il nous fallait partir et tenter de trouver un avenir meilleur. Notre père l’aurait voulu.
L’astre du jour termine peu à peu sa danse dans le ciel, dans une dernière étreinte avec les dunes. Je réveille Taran pour qu’il puisse prendre le temps d’admirer ce spectacle avec moi, chose dont nous n’avons jamais pris le temps jusqu’alors. Les nuages ternes se teintent de mauve, d’ambre et de pourpre, avant de mourir peu à peu dans un camaïeu de bleu foncé. Enfin, il ne reste que l’obscurité à perte de vue.
Le poids du silence nous libère en même temps que la nuit fait son apparition.
— Ta cheville, ça va ? me demande Taran.
Je ne peux pas le voir à cause du manque de luminosité, mais je sais qu’il est là, tout près de moi. Je sens son souffle chaud caresser ma peau.
— Ça va. Je pense pouvoir me débrouiller toute seule pour marcher, demain.
Je ne lui dis pas que je ne pense pas pouvoir être aussi efficace que les autres jours, mais je sais que cette idée trotte dans un coin de son esprit.
— Si on va dans la même direction que la voiture, on finira par trouver une ville. J’ai regardé, il y a une route goudronnée sous les roues. Les dunes ne sont pas si hautes que ça, il doit y avoir des habitations pas loin. Peut-être même des immeubles.
— Ça vaut le coup.
On va perdre du temps par rapport à notre objectif, mais je ne suis pas suicidaire : on a besoin de se reposer et de trouver des vivres au plus vite. Si nous trouvons une ville, nous sommes sauvés.
Je peux deviner que Taran se décrispe face à mon approbation. Ça me fend le cœur de savoir que je suis la raison de son mal-être. Il n’était pas prêt pour le périple dans lequel je l’ai fourré – aucun de nous deux ne l’était à vrai dire. Je ne crois pas qu’il m’en veut, il aurait juste préféré que tout ceci se déroule autrement, mais on ne peut pas modifier le passé. Ce qui est fait est fait.
Je m’étire de tout mon long dans mon siège, ce qui a pour effet de faire craquer ses ressors délabrés. Le bruit est inattendu, je rie et suis bientôt rejointe par Taran. J’adore son rire aux intonations douces et chaleureuses ; c’est ce que j’aime le plus au monde. Nos nerfs se relâchent enfin, et nous profitons tous deux de la présence de l’autre.
— On va y arriver, tu sais ?
— Je n’ai jamais douté de toi. Ce n’est pas aujourd’hui que ça va changer.
Je me mords la lèvre, reconnaissante de ces petits mots qui ont un effet tellement apaisant sur moi. C’était tout ce que j’avais besoin d’entendre.
Je sens la voiture trembloter ; Taran s’est penché vers l’arrière, où il a laissé nos affaires. J’entends la fermeture éclair d’un sac qui s’ouvre, puis le bruit caractéristique d’un sachet isotherme qui se craque, rapidement suivi d’un second. Une odeur salée embaume immédiatement l’air, je me lèche les babines.
— Il serait fier de nous, continue mon frère tandis qu’il me tend un sachet de viande séchée.
Je croque dans l’un d’eux avec avidité ; il est aussi dur qu’il est salé, mais manger me fait du bien. Je le mastique avec soin, ce qui me permet de ne pas répondre tout de suite à Taran. Ce doit être un vautour, ou peut-être même l’un de ces petits oiseaux qu’on a réussi à chasser, il y a de cela quelques mois.
— Tu crois ? je finis par croasser.
J’avale avec difficulté le morceau que je viens de mâcher ; je le soupçonne de s’être donné pour mission de râper au maximum mon œsophage afin de se venger de sa mort. Foutu volatile.
— Tu nous fait accomplir ce qu’il souhaitait le plus pour nous. J’en suis certain.
Je porte ma main libre sur sa cuisse que je viens presser pour lui transmettre toute la reconnaissance que j’éprouve mais que je n’arrive pas à formuler, et tout ce que je ne lui ai dit que trop peu : à quel point il compte pour moi, à quel point je ferai tout pour lui, que je ne veux que son bien. À quel point je l’aime, tout simplement. D’un geste lent, Taran pose sa main sur la mienne. Son contact me fait frissonner. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens apaisée.
Nous nous remettons à mastiquer notre dîner dans le plus grand des silences. Plus rien n’a d’importance aujourd’hui.
Un chapitre où il se passe peu de choses mais qui tient néanmoins en haleine.
Ta plume est toujours aussi efficace pour dépeindre ce monde agonisant où la survie est chaque jour une nouvelle épreuve. Pas sûr que la découverte de cette carcasse de voiture suffise à sauver tes jeunes héros, j'espère pour eux qu'il y a bien une ville au bout de la route, et que l'accueil qu'on leur y réservera ne sera pas trop hostile.
Au plaisir,
Ori'