Chapitre 3 : Où Bartholomé fait un somme

Par Eulalie

« Enchanté », répondit courtoisement Bartholomé, qui vit aussitôt un rictus condescendant passer comme un voile sur le visage de son hôte. Josselin qui observait leur échange étouffa un hoquet de surprise puis, foudroyé par le regard de son maître, rappela sa chienne et s’éloigna dans le couloir en sifflotant. Sans se laisser décontenancer par cet échange silencieux dont il soupçonnait qu’il était l’objet, Bartholomé poursuivit :

« Êtes-vous apparenté à la famille de Strasbourg ?

– Bien entendu. »

Bartholomé essaya de masquer de son mieux sa curiosité et ravala les questions qui lui brûlaient les lèvres. Il aurait bien assez de temps en deux semaines pour découvrir les desseins de son Duc et apprendre à fréquenter cet hôte qui semblait aussi avare en paroles qu’en manières courtoises. Tibère le sentit, peut-être, car il ajouta sur le ton d’un maître qui donne un os à ronger à son chien :

« Je suis une sorte de cousin éloigné. »

Une façon élégante de masquer sa probable bâtardise. Rassemblant son courage, Bartholomé se prépara à une après-midi de solitude et d’ennui avec cet hôte dont la compagnie tranchait sur celle du gai Josselin. Distant et pondéré, il emmena Bartholomé faire le tour du château, nommant au fur et à mesure les pièces qu’ils traversaient ainsi que leur usage. Au détour d’un couloir, il lui présenta une femme, habillée comme une châtelaine, frêle et pâle, dans l’entrebâillement d’une porte – « Dame Sophia. » – d’un geste nonchalant de la main. Pris au dépourvu, tant par l’apparition de la femme que par sa brève introduction, Bartholomé bredouilla une révérence, se sentant la grâce d’un canard. Son hôte ne s’était pas arrêté et il dut allonger le pas pour le rattraper, résistant à l’envie de regarder derrière lui.

« Est-ce une parente ? se hasarda-t-il.

– Qui donc ? demanda poliment Tibère, interrompant sa phrase au sujet d’une étuve à l’étage.

– La dame que nous venons de croiser », répondit Bartholomé, en indiquant de la main le couloir à présent désert.

« Dame Sophia je crois, est-elle...

– Dame Sophia est là pour sa santé, coupa Tibère en pinçant les lèvres. Le Duc l’a invitée à séjourner ici. »

Il avait dit le mot « duc » comme il aurait dit « hobereau », avec condescendance et mépris. Bartholomé esquissa mentalement la liste des qualités de Tibère de Strasbourg, ajoutant l’irrévérence au manque d’étiquette. La rencontre avait même refroidi un peu plus les manières de son hôte qui se montra rogue et laconique. Bartholomé se laissa guider, les yeux dans le vague, absorbé par ses pensées. Il avait rarement eut affaire à des gens d’un rang égal au sien qui eussent pareilles manières. Mais il était possible que la nature humaine seule ait pu créer pareil Karfidifratz*. Pas étonnant que le Duc l’ait désigné pour veiller sur un pavillon de chasse si reculé. À moins que ce ne fusse une mise en scène pensée par son seigneur et destinée à éprouver son caractère. Depuis la guerre contre les Anglois, certains chevaliers distingués par leurs seigneurs se faisaient espions ; et si Bartholomé voulait prétendre à une telle marque de confiance, il se devait de faire bonne figure auprès de tous les membres de la noble famille de Strasbourg.

Le château qui paraissait si petit de l’extérieur était bien long à parcourir. Bercé par le bruit de leurs pas étouffés dans les riches tapis, Bartholomé n’écoutait plus son hôte. Il se sentait un peu engourdi, son corps et ses réflexes ralentis. Les portes, les escaliers et les pièces se succédaient mollement sans qu’il parvienne à s’orienter. Pourtant, au fond de sa poitrine, un vif sentiment d’urgence naissait, enserrant ses entrailles. Mais ces élans n’atteignait pas son esprit qui se déployait dans les limbes.

Ils arrivèrent sur un balcon au premier étage. Tibère disait quelque chose à propos de la toiture. Une pluie fine tombait sur le visage de Bartholomé qui émergea de ses pensées, hébété, le cœur battant la gigue. Devant lui s’étalait le parc du château, entouré de toute part par la forêt. L’herbe folle sous le ciel sombre prenait la couleur de la tourbe et son odeur lourde saturait l’air autour de lui. Il laissa un instant son regard traîner sur l’orée vert-de-gris, et il lui sembla distinguer, entre les arbres noueux et les buissons d’épines, la silhouette grisâtre d’une petite construction humaine. La pluie s’accentuait et ses bras et son dos se refroidissaient. Il avait le souffle court et le sang pulsait dans sa tête. Tibère n’était nulle part en vue. En resserrant sa cape de voyage autour de lui, il sentit dans son poing un objet de métal. Une clef. Celle de ses appartements, cela lui sembla évident bien qu’il ne se souvienne pas du moment où Tibère la lui avait donnée. Il rentra à grands pas se mettre à l’abri et se dirigea mécaniquement vers la première pièce sur sa droite. La clef tourna dans la serrure tandis que l’engourdissement refluait pour de bon et qu’il recouvrait sa raison en même temps que la chaleur affluait dans son corps.

La chambre était douillette, parées avec soin aux couleurs de Rheinenberg – une coïncidence sans doute plus qu’une délicate attention. Un grand lit en bois, une malle à serrure, une table de toilette sous la fenêtre et une grande tapisserie représentant un lion s’abreuvant à une source moussue constituaient tout le mobilier. Bartholomé s’assit sur le lit et se frotta les tempes. Il se sentait fourbu et fiévreux, plus qu’il n’aurait dû après ce court voyage.

« Quel étrange endroit, se dit-il à lui même. J’ai presque l’impression d’avoir été invité par erreur.

– Je ne vous le fait pas dire », lui répondit une voix fluette qu’il prit, à tort, pour celle de son inconscient fatigué.

Lorsque Bartholomé s’éveilla dans la chambre obscurcie, il était de nouveau maître de lui-même. La nuit était en train de tomber et son estomac criait famine. Il s’étonna d’avoir autant dormi au milieu de la journée, ce qui n’était ni dans ses habitudes, ni dans ses principes. Plus curieuse encore était l’absence de Nicolas qui ne se faisait d’ordinaire pas prier quand il s’agissait de manger.

Des bruits sourds résonnèrent dans l’escalier ; des voix se disputaient, étouffées par les épaisses tapisseries. Espérant l’arrivée de son valet, Bartholomé entrebâilla sa porte pour lui signifier la bienvenue. C’était assez pour entendre sans voir ni être vu. Le timbre grave de Josselin lui parvint distinctement :

« … des ordres trop précis. Mais toi, tu es libre non ?

– Sans mon cercle, je suis impuissante, tu le sais bien. Et si tu ne peux le reprendre pour moi... »

Il y avait une femme avec lui, sa voix chaude avait un accent chantant. Elle ajouta :

«  Attention à sa tête, le pauvre est déjà assez mal en point. »

L’appréhension étreignit Bartholomé qui entr’ouvrit un peu plus sa porte et sentit son cœur choir dans sa poitrine. Le corps évanoui de Nicolas, le teint gris, tremblait de fièvre à la lueur des torches. Josselin le soutenait par les aisselles et une femme, de dos, portait ses pieds ; la chienne Kistin les suivait de près, aux aguets. Le garde-chasse ouvrit une porte d’un coup d’épaule et ils s’y engagèrent tous les quatre. Bartholomé eut l’élan de les suivre avant de se retenir, tempéré par son souhait de faire bonne figure. Il allait attendre qu’on le prévienne ; sinon il devrait reconnaître qu’il les avait entendus à leur insu, une attitude peu digne d’un hôte et d’un seigneur. Au moment où il refermait la porte, la chienne émit un jappement et la femme se retourna, croisant son regard : c’était dame Sophia. Il lut l’alarme dans ses yeux et s’empressa de terminer son geste, rétablissant l’apparence des convenances et le cloisonnement des espaces.

Dame Sophia. Bartholomé l’avait pris pour une châtelaine, mais elle avait à présent changé de mise et elle tutoyait les domestiques, ou du moins l’un d’entre-eux. Rien dans ce château ne pouvait donc être pris pour acquis ! Sans compter leur échange et cette étrange histoire de cercle…

Transpercé par l’inquiétude, Bartholomé concentrait sa raison pour l’éloigner de ses sens en attendant de pouvoir aller retrouver Nicolas. Il avait eut lui-même un léger moment de faiblesse après leur voyage. Peut-être avaient-ils pris mal ensemble, à l’auberge, ou dans la forêt. Il regretta de ne pas avoir emmené une étamine et son aiguille, broder l’aurait apaisé. Marchant de long en large dans sa chambre, il fit l’inventaire des incongruités qu’il avait rencontrées depuis son arrivée. Les rires dans la cour, le comportement distrait de Josselin, celui, plus cavalier, de Tibère, le ballet de la poussière devant la fenêtre, le château si long à parcourir, et Sophia…

Quelqu’un frappa à sa porte et il dût faire un effort pour l’ouvrir lentement dévoilant l’immense carrure du garde-chasse. Se retenant à grand peine de prendre les devants, il suivit Josselin, qui parlait si vite qu’il en mangeait ses mots. L’escalier seul séparait sa chambre de celle où ils avaient déposé Nicolas. Ce n’est que lorsqu’il vit son valet endormi, la chienne à ses pieds, son air paisible bien qu’un peu vert et sa poitrine qui se soulevait doucement, que Bartholomé prêta attention au récit de Josselin :

« … J’ai accouru au cri de messire Tibère et je l’ai trouvé comme je vous dis : tremblant, fiévreux…

– Messire Tibère était avec lui ? interrompit Bartholomé, étonné.

– Oui messire, c’est même lui qui l’avait invité dans le petit salon.

– Mais pourquoi aurait-il invité mon domestique dans le petit salon ? »

Josselin ouvrit la bouche pour répondre, mais il se retint et prit un air gêné, presque constipé, et détourna les yeux. Puis il ajouta de sa voix de basse :

« Messire Tibère vous fait également dire qu’il regrette de ne pas pouvoir vous convier à son souper, mais qu’il se sent lui-même un peu faible et qu’il vous verra demain. Je peux vous faire porter à manger dans votre chambre ou dans celle de votre valet selon votre gré. »

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Olek
Posté le 05/06/2020
Salut Lalie,
Juste vite fait, tu as laissé Josselin au lieu de Gestin dans ce chapitre.
Il y a deux ou trois petits détails qui font encore pas tout à fait fini, maladroits. On en rediscutera si tu veux !
Eulalie
Posté le 05/06/2020
C'est noté, je vais changer ça. Et je veux bien savoir quels sont les détails en question !
Gabhany
Posté le 30/05/2020
Hello Eulalie ! Je reviens après une longue absence et je suis toujours autant embarquée par ta plume ! J'aime beaucoup les changements que tu as faits sur ce chapitre, qui bascule vraiment dans le surnaturel, c'est très intrigant. Je continue !
Eulalie
Posté le 03/06/2020
Les avis sont partagés concernant le surnaturel dans ce chapitre. Je te mets donc dans la liste des convaincus, merci.
peneplop
Posté le 19/04/2020
Hello !
Alors là, définitivement, on sent que quelque chose cloche à Castlevoyant. D'abord cette sieste impromptues, la petite voix, l'accueil de Tibère, son entrevue avec Nicolas (?!), le malaise de ce dernier, les paroles étranges de Josselin et Dame Sophia... C'est super ! Cela attise vraiment la curiosité !
Je savoure aussi ta plume. Posée, précise et fluide ! Bravo ;)
Eulalie
Posté le 20/04/2020
Merci :-)
Alice_Lath
Posté le 08/03/2020
Oooh, je ne sais pas pourquoi mais ça m'évoque soudain l'histoire de Dracula. C'est l'hypothèse que je pose ici, après je me trompe peut-être. En tout cas, ce retournement ésotérique de la situation est extra! J'ai vraiment adoré cette plongée dans le songe fantastique où l'on est incapable de distinguer le rêve de la réalité. Et puis, à nouveau, tu as vraiment une richesse de vocabulaire et de description extraordinaire!
Eulalie
Posté le 08/03/2020
Merci, je suis heureuse que cela te plaise.
Héhé cela m'amuse de lire les hypothèses de mes lectrices/teurs. Et ça me donne même des idées parfois :-)
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