Chapitre 3 - Oriana - Résurrection

Oriana ouvrit les yeux sans se souvenir les avoir fermés. Elle était allongée, dans son lit, sous la… Dans son lit ?

Elle se releva brusquement. Elle était dans sa chambre, dans son appartement, dans son lit. Elle toucha son ventre, son corps, sa tête. Aucune douleur, aucune migraine, aucune sensation de fatigue. En revanche, elle avait faim et soif.

Elle se leva, passa devant la table de chevet sur laquelle trônaient les photos de sa mère et de la famille de son frère puis se rendit dans la salle de bain où elle avala trois grands verres d’eau, dont elle trouva le goût ignoble.

Dans le miroir, elle se retrouva, égale à elle-même, dans les vêtements qu’elle portait le jour de son arrivée à la clinique.

La clinique ? Cette fable avait-elle jamais existé ? Avait-elle rêvé ? N’était-ce qu’un cauchemar long et compliqué ? En tremblant, elle alluma la télévision sur une chaîne d’information juste pour y avoir indiqué la date du jour. L’année avait changé. Elle n’avait pas rêvé.

Elle s’assit sur son canapé, le cœur battant à mille à l’heure, la respiration rapide. Il ne faisait aucun doute qu’elle faisait une crise d’angoisse. Elle était en vie. Elle avait survécu. Il lui avait rendu sa liberté.

La sonnerie de son téléphone la fit sortir de ses pensées. Son téléphone ? Dans son sac. Son sac ? Sur la table basse. Elle en tira l’appareil qui afficha un numéro qu’elle ne connaissait pas. Elle appuya sur le bouton vert.

- Bonjour Oriana.

- Baptiste, frémit la jeune femme en reconnaissant la voix du médecin.

- Tu as survécu. Mes équipes et moi-même analyseront toute ta grossesse et fouilleront dans tous tes examens à la recherche de l’explication. Grâce à toi, je l’espère, plus aucune femme ne mourra dans ma clinique.

Oriana n’en fut pas heureuse. Elle pleura.

- Je ne t’ai jamais menti, insista Baptiste. J’ai toujours respecté mes marchés. Tu trouveras dans ta boîte mail ce que nous t’avions promis. Prends soin de toi, Oriana et encore merci.

À ces mots, il raccrocha. Oriana enregistra le contact, mettant « docteur » en nom de famille et « Baptiste » en prénom, n’ayant pas mieux en stock. Puis elle resta prostrée un long moment sur le canapé devant la logorrhée de la télévision qu’elle n’écoutait pas.

Affamée, elle se leva et mit à réchauffer un plat tout prêt. Le frigo était plein. Les placards aussi. Rien n’était proche d’une date limite de consommation. Ils n’avaient pas fait les choses à moitié.

Lorsqu’elle plaça la première fourchette dans sa bouche, le goût immonde la prit par surprise. Le retour du paradis ne se ferait pas sans mal. Oriana se força à finir, consciente que le mauvais goût ne venait pas du repas mais de ses papilles, trop habituées à un luxe irréel.

Enfin repue bien qu’insatisfaite gustativement, elle ouvrit son ordinateur portable et se connecta pour découvrir ses mails. Deux seulement étaient marqués non lus. Tous les autres, bien classés, étaient indiqués comme « pris en compte ». Aucune publicité n’apparaissait.

Elle compulsa le premier. Il indiquait l’horaire et le lieu de son travail du lendemain. Elle fit quelques recherches sur l’entreprise en question et constata, sans surprise, qu’elle correspondait parfaitement à ses critères de sélection.

Le second mail indiquait un horaire et un lieu de rendez-vous avec un psy. Oriana admit qu’elle en aurait sûrement besoin.

Elle secoua la tête. Baptiste faisait vraiment beaucoup d’efforts. Elle ne pouvait pas se plaindre. Pourtant, ce mec tuait des centaines de femmes tous les ans. Oriana se mit la tête entre les mains. Elle s’en était sortie, certes, mais toutes les autres… toutes les autres qui étaient mortes et celles qui allaient mourir. Elle pleura longuement et finit par s’endormir sur le canapé.

Elle fut réveillée par une sonnerie. Son téléphone avait été programmé en mode « réveil ». Elle grogna. Ils la prenaient vraiment par la main. Elle se débarbouilla dans la salle de bain, se changea rapidement puis sortit pour son bar préféré.

- Madame Delbran ! s’exclama le serveur. Ça fait plaisir de vous revoir ! Qu’est-ce que je vous sers ce matin ?

- Chausson aux pommes, Eric, s’il te plaît.

- Avec plaisir, madame !

Il revint avec la viennoiserie et le café. Oriana en but une minuscule gorgée, se délectant du goût fort et puissant. Enfin un truc qui lui avait manqué et qu’elle ne regrettait pas d’avoir perdu là-bas !

Une fois son estomac satisfait, elle prit le bus indiqué dans son agenda et descendit à l’arrêt proposé puis suivit le petit plan jusqu’à une grande entrée dans laquelle elle s’engouffra.

- Vous devez être madame Delbran ! Bonjour !

L’homme lui serra la main, se présenta puis lui fit faire le tour des locaux. Oriana savait qu’avant, cela lui aurait plu. Elle aurait dû apprécier. Pourtant, elle observait avec recul et dédain, lassitude et ennui. Elle prit son poste avec un sourire et commença à réaliser ses premières actions.

Le travail était répétitif, monotone et facile. Elle appréciait énormément cela avant. Pourtant, ce soir-là, en rentrant du travail, elle se trouva déprimée.

Le lendemain fut l’exacte répétition de la veille, routine ronronnante et apaisante. Oriana sortit une heure plus tôt du travail pour se rendre à son rendez-vous chez le psy. Elle découvrit avec bonheur qu’il s’agissait de la même femme qu’à la clinique. Au moins, elle n’aurait pas à mentir, à cacher, à chercher ses mots.

- Bonjour madame Delbran. Asseyez-vous. Comment vous portez-vous ?

- Physiquement, merveilleusement bien.

- Mentalement pas tellement ? supposa la psy. Je suis là pour ça. Vous avez vécu un traumatisme. C’est normal de vous sentir mal. Racontez-moi.

- Je suis déprimée, je crois. Tout est fade.

- La nourriture, c’est normal, assura la psy.

- Je parle de la vie. Je m’ennuie, je crois.

- Allez voir votre mère ! proposa la psy. Organisez un rendez-vous chez elle dimanche avec votre frère et sa famille. Vous verrez ! Cela vous fera du bien.

- J’ai peur de cette rencontre, indiqua Oriana. Ils vont forcément me poser plein de questions auxquelles je n’ai pas envie de répondre. Je vais devoir leur mentir.

- Vous pouvez leur dire ce que vous voulez, la contra la psy.

- Y compris que votre clinique laisse mourir une centaine de femmes par an ?

- Madame Delbran, nous ne vous avons jamais demandé de faire de la publicité pour notre établissement. Nous ne cherchons pas à recueillir des commentaires élogieux sur Internet. Vous pouvez dire à votre mère combien notre clinique est mauvaise et à quel point vous lui déconseillez de s’y rendre. Nous ne vous avons jamais interdit de dire quoi que ce soit.

Oriana resta figée, interdite face à cette réplique.

- Ceci dit, vous avez raison, continua la psy. Nous sommes vraiment mauvais. Nous vous avons juste sauvé la vie. Un cancer au cerveau de type 4 métastasé, tout le monde peut soigner ça.

Oriana baissa les yeux, un peu honteuse. Elle leur devait la vie, sans aucun doute.

- Allez voir votre famille, reprit la psy d’une voix douce et chaleureuse. Racontez-leur ce que vous voulez ou rien. Ayez confiance. Ils sentiront votre réserve et sauront vous laisser votre jardin secret. Ils n’insisteront pas, croyez-moi.

- Vous ne ferez rien si je leur dis toute la vérité ?

- Vous voulez vraiment finir à l’asile, madame Delbran ?

Oriana pinça les lèvres.

- J’avais un cancer généralisé et ils m’ont soignée, après m’avoir emmenée à bord d’un engin volant dans un endroit où cent autres femmes portaient elle-aussi des bébés génétiquement modifiés. Bon courage pour vous faire entendre.

Oriana grimaça. Effectivement, dis comme ça, c’était peine perdue.

- Madame Delbran, avez-vous été si mal traitée que cela durant votre séjour ?

Oriana sentit une larme couler sur sa joue. Tout le monde avait été adorable. Elle avait passé une année au paradis et les autres femmes aussi. Avant de mourir, elles avaient vécu un vrai bonheur. Baptiste aurait tout aussi bien pu les enfermer, les torturer, les priver de liberté. Il semblait réellement tenir à leur bien-être. Leur mort lui pesait peut-être vraiment.

- Merci, docteur. Je vais aller voir ma famille.

La psy sourit doucement et la séance prit fin. Oriana retrouva son appartement. Son frère et sa mère acceptèrent immédiatement de se réunir dimanche autour d’un déjeuner. Oriana s’endormit l’esprit apaisé.

 

- Vous semblez aller mieux mais à peine, fit remarquer le psy la semaine suivante. Qu’est-ce qui ne va pas ?

- Ma vie n’a aucun but. Rien n’a de sens.

La psy se tut, écoutant, laissant sa patiente réfléchir.

- Je ne sais pas comment le trouver, admit Oriana.

- Vous vous sentiriez plus utile en étant médecin ? proposa la psy.

Oriana leva un regard interloqué vers elle.

- Vous avez passé une année à étudier la médecine alors que personne ne vous y forçait et que bien d’autres activités vous étaient proposées. Vous avez forcément de l’appétence dans ce sujet-là en particulier.

Oriana n’avait jamais, étant jeune, su ce qu’elle voulait faire. Elle avait suivi sans s’investir les propositions des conseillers d’orientation qui se basaient sur ses notes à l’école. Elle avait accepté, n’ayant de toute façon rien de mieux à proposer. Cet épisode de sa vie l’avait amenée à s’intéresser au fonctionnement du corps humain et elle devait admettre avoir adoré.

- Nous pourrions vous donner un diplôme de médecin reconnu dans le monde entier, indiqua la psy. C’est dans nos cordes. Cependant, nous doutons que ça soit le mieux à faire car autant vos connaissances théoriques sont immenses, autant la pratique est au point mort.

Oriana pencha la tête en souriant. Elle admit volontiers que son interlocutrice avait raison. La psy lui tendit une pochette cartonnée bleue. Oriana l’ouvrit et découvrit un dossier complet d’admission à la fac de médecine d’une ville voisine.

- Nous nous occuperons de clôturer votre bail auprès de votre propriétaire actuel ainsi que de déménager vos lignes. L’assurance sera également changée. Voici votre nouvel appartement.

La psy lui tendit une pochette cartonnée violette. Tous les documents nécessaires se trouvaient là, ainsi que les clés.

- Pourquoi faites-vous cela ? demanda Oriana.

- Parce que nous le pouvons, répondit la psy.

- Me suivrez-vous là-bas ?

- Ma présence sera inutile. Vous avez trouvé votre voie. Vous vous épanouirez aisément seule.

Oriana en eut les larmes aux yeux, de joie cette fois.

- Je vous suis infiniment reconnaissante.

La psy sourit tendrement.

- Donnez-moi vos clés d’appartement. Nous nous chargerons du déménagement. En sortant, prenez l’ascenseur pour monter sur le toit. Une navette vous mènera jusqu’à votre nouveau lieu de vie, vous évitant ainsi de payer la taxe carbone liée à ce déplacement.

- Merci, répondit Oriana, abasourdie par autant de gentillesse.

Ils ne lui devaient rien. Ceci était largement hors contrat. Elle se sentit redevable. Peut-être était-ce leur but ? L’acheter pour qu’elle leur reste acquise. Si c’était le cas, cela marchait fantastiquement bien.

Oriana rejoignit la navette posée sur le toit qui devint visible à son approche. Comme la fois précédente, elle n’entendit aucun bruit de moteur ni ressentit le moindre mouvement. Pourtant, lorsque la rampe descendit, elle dévoila un parking en périphérie urbaine.

- Bus 59, annonça une voix désincarnée en provenance de la navette au moment où Oriana atteignait le sol bétonné.

Elle se retourna pour ne trouver que le vide derrière elle.

- Arrêt « Faculté », dit la voix sortant du néant.

La navette était là, mais invisible, comprit Oriana. Elle hocha la tête puis avisa l’arrêt de bus proche. Elle attendit sur le banc, appela le bus 59 et monta dedans. La reconnaissance faciale se chargerait de retirer ce déplacement directement sur son compte.

Elle descendit à l’arrêt demandé, en ayant pris soin sur la route de repérer les commerces proches. Elle découvrit son nouvel appartement, pour le moment vide. Dans une demi-heure, elle avait rendez-vous à la faculté de médecine pour rencontrer son tuteur.

Elle s’y rendit à pied, se trouvant à deux pas de l’immense centre universitaire. Son tuteur lui posa plusieurs questions d’ordre général puis médicales. Il sembla satisfait car il hocha souvent la tête en faisait une moue épatée.

Finalement, il lui proposa de revenir le lendemain à huit heures pour sa première journée.

- Vous avez demandé à être exemptée des cours théoriques, arguant avoir reçu cette instruction par ailleurs. Au vu de notre échange, j’accepte pour le moment. Cependant, les premières semaines de pratique seront décisives.

- Je ne vous décevrai pas, promit Oriana.

Il acquiesça et Oriana retourna chez elle, pour découvrir que toutes ses affaires s’y trouvaient désormais. Elle secoua la tête. Mais qui étaient ces gens ?

 

- Mais papa, j’ai mal au ventre ! gronda Fyllis.

- Mange ! gronda Thibault.

Oriana observa la scène entre son frère et sa nièce de huit ans. N’ayant pas d’enfant, elle se voyait mal se permettre un conseil. Ceci dit, la petite avait vraiment l’air mal.

Le déjeuner se passait bien. Oriana allait un dimanche par mois chez sa mère et son frère y participait avec sa famille une fois sur deux.

- J’ai vraiment mal ! pleura la gamine en appuyant sur son côté droit.

- Ça fait des jours que tu te plains ! En voilà assez de tes caprices ! File dans…

Thibault s’arrêta car Oriana s’était accroupie à côté de la fillette.

- Tu veux bien me montrer où tu as mal ?

Fyllis montra le bas de son abdomen.

- Tu veux bien que je touche doucement ton ventre ?

L’enfant hocha la tête tandis que Thibault soupirait en secouant la tête. Oriana palpa avec douceur mais la fillette gémit tout de même.

- Tu as mal depuis combien de temps ?

- Elle fait la comédie ! s’exclama Thibault. Elle fait toujours…

A nouveau, il stoppa en entendant Oriana dire au téléphone :

- Je m’appelle Oriana Delbran.

Elle déclina ensuite sa localisation puis expliqua :

- Une petite fille de huit ans fait une crise d’appendice. La situation est urgente. La rupture est proche. Envoyez-moi une ambulance au plus vite. Merci.

Elle raccrocha sur permission du centre puis se retourna vers Fyllis et lui dit :

- Tu veux bien descendre de la chaise, ma chérie ? Viens sur le sol, doucement.

- Oriana ? Mais que…

Toute la famille regardait, tétanisée, la scène en cours. Fyllis cria, le visage couvert de larmes. Oriana grimaça. Combien de temps l’ambulance mettrait-elle pour arriver ? Dix, quinze minutes ? D’ici-là, l’appendice se serait peut-être rompue, se déversant dans l’abdomen et alors la survie de Fyllis serait menacée. Elle risquait également de devenir stérile.

- Maman ? Tu as des gants en latex ? Des masques chirurgicaux ?

- Bien sûr !

Tout le monde en avait en ces temps de pandémies répétées.

- Amène m’en. Violette, j’ai besoin d’un couteau tranchant à petite lame. Trouve m’en un dans la cuisine et apporte-le moi.

Oriana avait constaté le mutisme de Thibault. Mieux valait ne pas s’appuyer sur lui.

- Je vais dégager ton ventre en remontant ton tee-shirt et en descendant ton pantalon, indiqua Oriana à l’enfant qui grimaçait de souffrance. Je vais aller me laver les mains. Je reviens.

Oriana se rendit à la cuisine, retira son gilet, ses bijoux, attacha ses cheveux et entreprit de se laver consciencieusement les mains.

- Ça te va ? demanda Violette.

- Très bien. Lave-le puis passe la lame sur une flamme. Ton briquet fera l’affaire.

Sa belle-sœur étant fumeuse, elle avait cet objet sur-elle. Elle obéit sans demander d’explication. Oriana mit un masque, passa une paire de gants puis attrapa le couteau tendu.

Elle s’accroupit près de la fillette et commença :

- Fyllis, écoute ma voix. Suis-moi. Je vais t’emmener ailleurs.

La fillette fut très réceptive. L’hypnose la plongea immédiatement en plein rêve éveillé. Oriana approcha le couteau du ventre de l’enfant.

- Tu fais quoi là ? s’écria Thibault qui semblait enfin prendre conscience des évènements.

- Une appendicectomie, expliqua Oriana tout en incisant l’abdomen.

- Elle ne crie pas, murmura Violette.

Fyllis gémit. Oriana reprit sa logorrhée et la fillette repartit sans son beau rêve tranquille. Réaliser une opération tout en hypnotisant le patient était d’une rare difficulté. Oriana se souvint de sa première fois.

Se rendre sur les lieux avait été le plus compliqué. Elle ne voulait pas être vue, ni reconnue. Dans ce monde hyper numérique gouverné par les big data, se promener incognito lui demanda un sérieux apprentissage. Internet fut son ami. Elle découvrit tout un monde de survivalistes extrêmes, d’insoumis, d’anarchistes et avec eux, elle apprit à éviter les caméras.

Leurs emplacements étaient dans le domaine publique. Il suffisait de savoir où chercher. Oriana avait ainsi appris par cœur les zones invisibles autour de chez elle. Le second conseil était de passer par les égouts en entrant par une bouche dans un angle mort. Oriana en avait repéré sept dans ce cas autour de chez elle, lui permettant d’aller et venir sans crainte.

Ainsi, deux jours par semaine, elle empruntait la voie sombre et puante sous terre pour aller soigner les miséreux, exclus du système, les pauvres, les sans papiers, ceux dont la société ne voulait pas mais qui réalisaient tous les travaux pénibles.

Le reste de la semaine, elle opérait les plus riches, serrait les mains de ministres, de président et de milliardaires, vivait dans une villa luxueuse, consommait sans compter. La vie était trop courte.

Ce fut dans une pièce servant à la fois de cuisine, de chambre familiale, de bureau et de salle de jeu qu’Oriana réalisa sa première opération en dehors d’un bloc opératoire. L’homme arborait une splendide facture ouverte. Le faire plonger en hypnose fut simple. L’y maintenir tout en opérant beaucoup moins. Si Baptiste ne lui avait pas assuré cela possible, elle n’y aurait pas cru.

Pourtant, à force d’entraînement, Oriana y parvint car dans les bas quartiers, réaliser des anesthésies aurait été bien trop risqué. Toutes les hypnoses ne fonctionnaient pas et parfois, le patient revenait à la réalité en pleine opération, les viscères à l’air. La plupart du temps, foudroyés par la douleur, il mourait d’un arrêt cardiaque.

Oriana avait ainsi perdu de nombreux patients. Elle en avait également sauvé, trop pour compter. Aujourd’hui, il était hors de question d’échouer. C’était sa nièce dont il était question !

Enfin, Oriana trouva l’appendice. Avec un geste précis, elle trancha et retira l’organe, gorgé de pus. On était passé à un cheveu de la péritonite. Elle maintint la blessure entre ses doigts, n’ayant rien sous la main pour recoudre. Plusieurs minutes passèrent et enfin, les hurlements de l’ambulance se firent entendre.

Dès que les ambulanciers entrèrent, Oriana lança :

- J’ai besoin d’un kit de suture.

Les trois hommes évaluèrent rapidement la situation et en un instant, Oriana avait ce qu’elle avait demandé. Sous le regard incrédule de toutes les personnes présentes, elle recousit la plaie. Elle demanda ensuite un antalgique, décida elle-même de la dose, piqua sa nièce puis la fit sortir de son rêve. Elle gémit puis dit :

- J’ai beaucoup moins mal. Que s’est-il passé ?

- Elle est transportable. Thibault, va avec elle dans l’ambulance. N’oubliez pas de lui donner des antibiotiques, rappela Oriana aux ambulanciers.

- Vous êtes médecin, madame ? supposa l’infirmier.

- Chirurgien, indiqua Oriana avant de sortir sa carte.

- Jolie intervention, dit-il en souriant.

Les hommes partirent.

- Chirurgien ? lança la mère d’Oriana. Depuis quand ?

- Trois ans, répondit Oriana.

- Tu ne nous en as rien dit !

Oriana grimaça. Cinq ans de pratique auprès de son tuteur avaient été nécessaires pour obtenir le précieux sésame. Depuis trois ans, elle exerçait dans une clinique de haut vol, spécialisée dans les opérations compliquées. Oriana était rapidement devenue incontournable. Son salaire démentiel lui permettait toutes les excentricités.

Elle en profitait pour vivre, s’amuser, sortir, draguer, baiser, pour toujours repartir seule chez elle. Elle ne voulait pas d’une vie de famille. Sa vie lui convenait ainsi, au grand dam de sa mère dont l’insistance l’énervait prodigieusement.

- D’où t’est venue cette envie soudaine ? demanda Violette.

- À la clinique… où j’ai été soignée… marmonna Oriana.

- Celle dont tu ne veux pas nous parler, critiqua sa mère d’un ton acerbe.

Oriana hocha la tête.

- J’en avais assez de ne pas comprendre quand les médecins parlaient et comme je m’ennuyais beaucoup et qu’ils proposaient une bibliothèque très fournie, j’ai profité de mon énorme temps libre pour apprendre.

- La médecine ? s’étrangla Violette. Ouah ! finit-elle épatée.

- Je comprendrais enfin ce que disaient les médecins et comment ils réussissaient à me soigner. En sortant, j’ai postulé pour une étude en alternance. Un grand professeur de l’université a accepté de me rencontrer et j’ai dû faire bon effet car il a accepté de me former. Cinq ans après, j’avais mon diplôme.

- Tu travailles à l’hôpital voisine ! s’exclama sa mère, ravie.

- Non, maman. Je travaille à la clinique Satory.

- La clinique Satory ? Jamais entendu parler, annonça sa mère.

- Moi si. J’ai vu un reportage à la télévision. C’est un endroit où les très riches vont pour se faire soigner… C’est spécialisé dans le cancer, non ?

Oriana hocha la tête.

- Où se trouve-t-elle, cette clinique ? demanda sa mère.

- À Villmert, répondit Oriana. C’est dans le district B.

- Le… mais… la taxe carbone pour venir ici doit être… bafouilla sa mère.

- 3000 balles, annonça Oriana.

Sa mère en fut bouche bée.

- Je gagne 300 000 balles par mois maman, alors franchement, je m’en fous.

Voilà pourquoi elle n’avait rien dit. Sa mère haïssait les riches. Elle n’avait de cesse de se plaindre de ce monde où les pauvres ne pouvaient aller qu’à 100 km de chez eux et les riches faire le tour du monde.

- Tu pourrais… commença Violette.

- Non, Violette, répondit immédiatement Oriana.

Elle n’ignorait rien des problèmes d’argent de son frère mais cet argent, il puait. Elle l’utilisait pour acheter des médicaments, du matériel, de la nourriture, des vêtements pour les pauvres. Elle espérait ainsi l’illuminer un peu, lui qui venait de la noirceur. Cela ne changeait toutefois par grand-chose. C’était tout le système qui était à revoir et sur celui-là, Oriana n’avait aucune prise.

- Tu dois avoir rencontré plein de riches hommes célibataires ! commença sa mère les yeux brillants.

C’en fut trop pour Oriana. Elle se leva, fit le tour de la table, embrassa tendrement son neveu puis tendit la main à Violette :

- Adieu, chère belle-sœur. Je souhaite un prompt rétablissement à Fyllis et dit s’il te plaît de ma part à Thibault que je l’aime.

- Oriana ! s’exclama sa mère. Non ! Ne pars pas !

- Adieu, maman. Je ne peux plus… vivre comme ça. C’est trop dur.

Deux univers trop différent, mentir à ceux qu’elle aimait le plus, cela lui pesait trop. Elle rejoignit son hélicoptère pour rejoindre sa ville d’habitation. Là, elle demanda à voir un notaire et sa célébrité ainsi qu’un gros paquet d’oseille lui permirent d’être reçue dès sa sortie de son bus.

- Je voudrais rédiger mon testament, annonça Oriana.

- Bien sûr, madame Delbran.

Le notaire pianota sur son ordinateur puis annonça :

- Vous en avez déjà rédigé un… il y a huit ans.

Il tourna son écran pour qu’elle constate par elle-même. Il était daté du lendemain de son entrée à la clinique de Baptiste. Les bénéficiaires étaient à part égale son frère et sa mère. À l’époque, elle ne possédait pas grand-chose mais ils avaient tout de même pris la peine de s’assurer que ses possessions resteraient dans sa famille.

- Souhaitez-vous le conserver ? demanda le notaire.

- Non, annonça Oriana. Je veux tout léguer à une association nommée « Charité ».

Le notaire se crispa mais ne s’opposa pas. Il chercha et trouva rapidement l’association. Il se contenta d’un « Tous vos biens ? Immobiliers et financiers ? Vous êtes sûre ? » auquel elle répondit sobrement « Oui ».

En sortant, elle avait l’esprit à l’envers. Elle venait de rompre les ponts avec sa famille. Elle s’était éloignée d’eux depuis… qu’elle était entrée à la clinique de Baptiste. C’était là-bas qu’elle avait commencé à mentir, expliquant comment ce bus l’avait percutée de plein fouet, lui causant de multiples fractures et des organes explosés.

Toute sa famille l’avait crue mais devoir mentir la blessait. Comment leur expliquer ce soudain intérêt pour le cancer ? Baptiste ne lui interdisait pas de dévoiler la vérité. Oriana ne comptait pas prendre le risque d’être considérée comme folle par les gens auxquels elle tenait le plus. S’éloigner, ne plus jamais les revoir, c’était la meilleure solution. Se concentrer sur son travail pour gagner un maximum d’argent et l’utiliser pendant ses jours de repos pour soigner le plus de gens possible dans les bidonvilles.

Oui, c’était le mieux à faire. Améliorer ce monde, même un peu, valait tout l’or du monde. Elle se sentait redevable. Cet argent ne lui appartenait pas. Elle l’avait mal acquis. Ce savoir, il ne venait pas d’elle. Quelqu’un d’autre avait fait des recherches pour l’obtenir et ses expériences tuaient.

La douleur fut déchirante. Elle ressentit le contact avec l’asphalte sans y donner de sens. Elle se sentit rouler sur plusieurs mètres et le goût du fer envahit sa bouche. Par ses yeux voyant trouble, elle vit un bus et des gens courir vers elle, d’autres figés de stupeur et le noir se fit.

 

Oriana avait froid. La sensation intense parcourait tout son être, de l’intérieur de ses os au bout de ses cheveux. Elle ouvrit les yeux pour se découvrir dans une pièce sombre. Elle se trouvait sur un brancard d’hôpital. Un simple drap recouvrait son corps nu par ailleurs.

La salle silencieuse respirait la mort. Oriana entendit des éclats de voix depuis l’extérieur. Elle s’approcha des portes battantes, se mettant sur la pointe des pieds pour voir dehors depuis les hublots.

Sa mère criait sur un homme en blouse blanche.

- Vous n’aviez pas le droit !

- Si, madame. Votre fille n’a pas indiqué son désaccord. La législation dans ce cas est clair. Le prélèvement est possible sans demander l’accord de la famille.

« Prélèvement ? » répéta Oriana en pensées. Sa mère voulut parler mais le médecin la prit de vitesse.

- Elle va sauver quatre vies, madame Delbran.

- Que lui avez-vous pris, boucher ?

- Ses reins, sa rate et son foie, annonça froidement le médecin hospitalier.

Oriana se recula, choquée. Elle toucha son corps. Pas la moindre cicatrice. Elle palpa son abdomen. De ce qu’elle ressentait, ses organes étaient présents et bien à leur place. Entendait-elle mal ? Parlaient-ils de ce qu’ils comptaient faire et non d’un évènement passé ?

Sous le brancard, elle avisa ses vêtements et son sac à main. Elle s’habilla rapidement, passa son sac en bandoulière puis retourna à la porte. Sa mère pleurait sur l’épaule du médecin que cela ennuyait visiblement. Il fit appel à une infirmière afin qu’elle prenne le relais, libérant le docteur qui avait sûrement d’autres occupations plus importantes que de consoler une mère éplorée.

Oriana choisit ce moment-là pour sortir dans le couloir. Le médecin, l’infirmière et la mère d’Oriana se figèrent. Sa mère fut la première à réagir.

- Vous m’aviez dit qu’elle était morte ! Que son cœur s’était arrêté ! Que son encéphalogramme était plat. Vous dites avoir prélevé ses organes et… Vous êtes un putain de menteur !

- Non, non, se défendit faiblement le médecin abasourdi. J’ai opéré moi-même. Je… je ne comprends pas. Comment est-ce possible ? Madame Delbran ? Comment vous sentez-vous ?

- Très bien, je vous remercie, répondit Oriana. Je vais rentrer chez moi.

- Non, dit le médecin. Vous avez besoin d’un suivi, qu’on vous examine.

« Qu’on vous étudie », finit Oriana à sa place. Ça, c’était hors de question ! Elle s’était rendue compte qu’elle guérissait à une vitesse anormalement haute. Les petites coupures se soignaient instantanément et les profondes en une heure tout au plus. Oriana, bien qu’en présence de nombreux malades, surtout dans les bidonvilles, n’avait rien attrapé, pas même un rhume.

Oriana ignorait si Baptiste lui avait fait quelque chose ou si elle avait réagi à son expérience malsaine en dehors de sa volonté à lui. Cela était sûrement la cause de sa survie lors de l’accouchement. Cependant, peu désireuse d’attirer l’attention sur elle, de Baptiste ou de n’importe qui d’autre, elle avait gardé le secret, consciente de l’effet d’une telle découverte.

Elle n’avait pas envie de retourner à la Clinique, mais pas non plus de devenir le résident permanent de l’équivalent d’une zone 51. Voilà qu’elle se trouvait sous les projecteurs. C’était mauvais. Très mauvais. Elle le savait.

À peine venait-elle de penser cela qu’une alarme retentit. Tout l’hôpital se mit en branle. Oriana n’attendit pas. Elle fonça, poussant le docteur sur son passage, pour se retrouver dans la cage d’escalier. Elle descendit une volée de marches, sortit pour se retrouver dans un couloir, le suivit jusqu’au bout, tourna à droite puis emprunta un autre escalier.

Là, elle monta un étage pour ressortir immédiatement et recommencer un peu plus loin. Ses leçons de survivalisme et de fuite portaient leurs fruits. En passant devant une fenêtre, elle constata sur le parvis une foule immense tenue en respect par une quantité ahurissante de policiers.

Oriana secoua la tête. L’hôpital évacué, elle devenait une proie facile. Bientôt, l’endroit grouillerait de flics. Elle s’engouffra dans une cage d’escalier. Des bruits de pas vinrent d’en bas. Des voix d’en haut. Elle retourna dans le couloir, avisa une réserve, entra, ouvrit une armoire métallique, y entra et referma derrière elle.

Cette cachette la protégerait un moment. Ne la trouvant pas, ils utiliseraient les visions thermiques ou les chiens. Ce n’était que partie remise. Oriana ne pourrait pas s’en sortir. C’était impossible. Elle n’avait pas le choix.

En tremblant, elle sortit son téléphone de son sac, se rendit dans les contacts et appuya sur le deuxième nom. La sonnerie retentit, prouvant que le numéro fonctionnait toujours.

- Oriana ? s’exclama la voix de Baptiste sortant du haut parleur. Que se passe-t-il ?

Elle n’eut rien le temps de dire qu’il lança :

- Des gens te cherchent. J’en compte… au moins cinq.

Comment pouvait-il le savoir ? Écoutait-il les ondes de la police ? Dans ce cas, que comptait-il exactement ?

- Où es-tu ?

- À l’hôpital, répondit Oriana. Baptiste, aidez-moi, s’il vous plaît.

- Oriana, calme-toi. Quel hôpital ?

- Je ne sais pas, admit-elle. Il y a des policiers partout.

- Mes équipes ont trouvé. La vache ! Tu as déclenché un dispositif gigantesque. Que s’est-il passé ?

- Votre putain de mensonge s’est produit, voilà quoi ! s’écria Oriana, en colère.

- Comment ça ? Quel mensonge ?

- Je me suis pris un bus ! hurla-t-elle en pleurant, à la fois de rage et de tristesse.

Il y eut un petit silence puis Baptiste murmura :

- C’est pas de bol.

Oriana l’aurait volontiers giflé.

- Et alors ? continua-t-il.

- Alors je suis morte, Baptiste, morte ! Mon cœur s’est arrêté et mon cerveau aussi. Comme je suis O négatif – au fait, merci de ne pas m’avoir prévenue que vous aviez changé mon groupe sanguin, ça aurait la moindre des choses de me le dire – ils ont profité de ma mort cérébrale pour me prendre mes reins, ma rate et mon foie.

- Tu as l’air bien vivante pour une morte sans rein.

- Ils ont pensé la même chose, gronda Oriana.

- Je vois, dit-il sobrement. Mes équipes montent une extraction. Où te trouves-tu dans l’hôpital ?

- Je suis dans une réserve, cachée dans un casier.

- Sais-tu à quel étage… ah ! c’est bon. Sept minutes.

- C’est quoi cette valeur ?

- Le temps que mes équipes estiment qu’ils mettront à te trouver.

- Super, maugréa Oriana.

- Sors et rends-toi à droite en sortant de la réserve.

- Je ne bouge pas de là.

- Oriana, obéis-moi ! Fais moi confiance. La voie est dégagée. Sors maintenant et prends à droite en sortant.

En grondant, Oriana fit ce que Baptiste demandait.

- Stop, accroupis-toi. Attends…

Oriana secoua la tête. C’était du délire. Nul n’échappait aux forces spéciales.

- Relève-toi, reviens sur tes pas, entre dans la chambre sur ta droite, referme la porte. Compte jusqu’à cinq et ressors puis pars à gauche.

Il la guida ainsi, geste après geste. Oriana ne comprenait pas mais obéissait. Jamais elle ne croisa le moindre policier et bientôt, elle fut certaine que les sept minutes étaient largement écoulées.

Enfin, elle se retrouva dans une cage d’escalier.

- Monte, jusqu’en haut, le plus vite que tu le peux.

Depuis son passage à la Clinique, Oriana tenait une forme olympienne. Elle grimpa sans s’arrêter, respirant sans difficulté, se retrouvant sur le toit haletante mais certainement pas à bout de souffle. Deux femmes et un homme attendaient devant un hélicoptère aux pâles tournoyants vivement. Oriana recula.

- Baptiste nous envoie, précisa la blonde. Montez dans l’hélicoptère puis ressortez-en de l’autre côté.

- Fais ce qu’elle te dit, ordonna Baptiste dans le téléphone.

Oriana, un peu perdue, agit comme demandé. Elle grimpa, passa sur les sièges en cuir puis redescendit par l’autre porte coulissante ouverte et des mains invisibles la happèrent. Elle se retrouva dans une navette et vit devant elle l’hélicoptère décoller pour exploser devant l’immeuble suivant tandis que les deux femmes et l’homme pénétraient à leur tour dans la navette.

La rampe de la navette commença à se refermer.

- Non, non ! s’exclama Oriana en tentant de sortir.

Des bras fermes l’attrapèrent, la forçant à rester à l’intérieur et Oriana, vit, impuissante, le monde disparaître. Elle venait de mourir, officiellement. Baptiste venait de la tuer dans cet hélicoptère. La destination de la navette ne faisait aucun doute et Oriana en trembla de rage. Elle tenta de se dégager des bras forts mais ils la maintinrent sans difficulté.

Elle n’essaya même pas de parler avec ses geôliers. Cela n’aurait servi à rien. Ils n’étaient que des pions à la solde de Baptiste. Ils ne lui adressèrent pas non plus la parole, se contentant de la maintenir fermement sans brutalité.

Lorsque la rampe s’ouvrit pour dévoiler la Clinique, Oriana n’en fut nullement surprise. Elle tenta de résister mais la femme qui la maintenait était bien plus forte qu’elle et ce fut sans difficulté qu’Oriana fut menée jusqu’à son ancienne chambre, dans laquelle elle n’avait aucune joie de se retrouver.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez