Chapitre 3 : Le thé aux perles

Le lendemain matin, Gwen sait qu’elle doit faire quelque chose. Elle ne peut pas rester dans son lit à ressasser la journée de la veille. Son cerveau refuse de penser à Josias, mais revient sans cesse frôler la limite des souvenirs désagréables. Elle se sent incapable de se lancer dans quoi que ce soit.

Elle ne veut pas penser à demain, quand il faudra retourner au lycée et croiser Josias. Elle ne veut pas retrouver la nausée qui l’a saisie hier et qui lui laisse encore un goût amer dans la bouche. Elle ne veut penser à rien. Dormir semble être une bonne idée pour tout oublier, mais après de longues heures à contempler le plafond sans parvenir à trouver le calme, Gwen abandonne. Rester à ne rien faire rend le flux de ses pensées encore plus incontrôlable.

Il devrait probablement se passer quelque chose d’important dans son cerveau. Mais c’est le vide. Elle devrait avoir un moment de révélation, une crise de larmes, une paralysie partielle. Elle devrait rester à trembler dans son lit et refuser d’en sortir. Et pourtant, il ne se passe rien. C’est le vide. Comme un jour normal avec des relents de malaise. Comme un matin de gueule de bois, l’esprit embrumé, le front pesant, une gêne qui gratte le fond de l’âme.

Elle attrape son téléphone, et parcourt la liste de ses contacts. Il lui faut quelqu’un qui n’ait rien à voir avec tout cela, qui n’est pas au lycée. Quelqu’un qui n’ait pas d’a priori sur elle, qui ne l’a pas vue depuis longtemps.

Emma.

« Salut ! Ça va pas fort aujourd’hui, et j’ai besoin de me changer les idées. Ça te dit qu’on aille boire un coup quelque part, ou se promener ? »

Emma est une amie de l’école primaire. Elle est insouciante, un peu naïve, mais pleine d’une joie de vivre à toute épreuve. Elle fait des études de pâtisserie. Gwen se sent en confiance avec elle. Ce n’est pas une véritable amie d’enfance comme Lucine, mais sa présence est apaisante.

Emma a répondu.

« Gweeeeen ! Ça fait si longtemps ! Je suis libre aujourd’hui ! On se retrouve devant le centre commercial à 14h ? Tu as intérêt à me raconter tout ce que j’ai manqué ! »

Gwen soupire de soulagement. Ce genre de réaction est typique d’Emma et lui fait chaud au cœur.

« Ça me va ! »

Avec cette nouvelle motivation, Gwen parvient à se lever. Elle balaye sa chambre du regard. À la vue de ses vêtements de la veille, elle est prise d’un haut-le-cœur. Elle ne sait pas si elle pourra les porter à nouveau. De petites chutes de tissu vert jonchent le sol, mais elle n’a pas le courage de les ramasser.

Toute la journée, toute la soirée, toute la nuit précédentes lui semblent irréelles. Lucine a effacé sa publication. Il ne reste que sa robe rouge et son air mélancolique. Personne ne saura jamais avec certitude qui méritait de mourir hier soir.

L’hiver lui griffe les jambes à travers son collant noir. Elle aurait probablement dû prendre des habits plus chauds, mais elle ne se sentait pas capable de réfléchir autant. Elle évite les rues proches du lycée, les arrêts de bus et de tramway, les chemins qui mènent chez Josias. Elle dévore un panini au fromage sur la terrasse gelée d’une petite boulangerie.

Gwen marche dans la ville. Elle marche sans cesse jusqu’à l’heure du rendez-vous. Presque tout est fermé le dimanche. La ville semble morte, fossilisée dans un froid terne et morne qui ne daigne même pas pleuvoir ou neiger. Les vitres des voitures sont teintées de buée, et les passants s’enfouissent dans leurs écharpes et leurs manteaux.

Il ne se passe toujours rien. Le monde semble s’être arrêté en même temps que le cœur de Gwen. Les gens ne la dévisagent même plus. Il fait trop froid pour juger comment l’exaspérante gothique est habillée. Les vitrines des magasins sont aussi grises que le ciel. Hermétiques.

Gwen arrive devant le centre commercial un peu avant l’heure. Elle observe les guirlandes clignotantes à travers les fenêtres immenses. Tout le monde n’a pas encore retiré ses décorations de Noël. Seuls les restaurants et les cafés sont ouverts.

Une silhouette excentrique et repérable de loin se dirige vers elle. Emma ne semble pas dérangée par le froid. Elle semble rarement dérangée par quelque chose. C’est aussi ce qui rend toute complicité avec elle difficile. Elle a beaucoup de mal à comprendre les problèmes des autres.

Emma lui sourit franchement et la prend dans ses bras.

« Gweeeen ! Je suis si contente de te revoir ! Tu sais qu’ils ont ouvert un Bubble Tea ici ? Il faut absolument qu’on y aille ! »

« Euh, maintenant ? »

« Ben oui, pourquoi ? Tu n’aimes pas ça ? »

« Si, si… C’est juste que… il fait froid. Et le Bubble Tea, c’est froid. »

Emma hausse les épaules.

« On se réchauffera en papotant ! »

Même si l’idée est farfelue, c’est exactement ce dont Gwen a besoin. Oublier le temps, oublier l’heure, oublier la température qu’il fait dehors.

La petite boutique est épurée et moderne. La couleur des murs, les quelques tableaux, le design du menu… tout est fait pour rappeler une ambiance zen. À peine installée, Emma lui tend sa main ouverte. Une petite pierre violette, de la taille d’un ongle, repose au creux de sa paume.

« Prends-la. »

Gwen obéit et saisit la petite pierre entre ses doigts. Elle reflète la lumière en créant sur la table des scintillements chaotiques. Emma la regarde intensément.

« Tu sens quelque chose ? »

Gwen n’est pas sûre de comprendre la question. Emma se rend compte qu’elle n’a pas tout expliqué.

« C’est une améthyste. Elle est censée aider à apaiser l’esprit. Tu as dit que ça n’allait pas fort. Tu te sens mieux ? »

Gwen sent les larmes lui monter aux yeux, mais elle les repousse. Cette attention lui va droit au cœur, mais Emma ne comprendrait pas qu’elle se mette à pleurer.

« Oui. Oui, je me sens mieux. »

« Alors tu peux la garder ! »

Emma semble heureuse de son cadeau et boit quelques gorgées en souriant. Puis elle recommence à parler très rapidement, comme si sa bouche n’arrivait pas à contenir le flot de ses pensées.

« Je me suis mise à la lithothérapie. J’ai toujours adoré les pierres, tu te souviens ? Quand on était en classe de mer, j’avais ramassé tous les galets que je pouvais porter, et la maîtresse avait mis des heures à me convaincre de ne pas les emmener dans le bus. Maintenant, des pierres, je peux en avoir autant que je veux, et en plus elles m’aident dans ma vie de tous les jours. C’est dommage que les galets ne fassent rien de particulier, d’ailleurs, parce que je les aime toujours autant. Après, c’est comme pour tous les types de médecine un peu magique, tu vois, personne n’est vraiment d’accord sur les propriétés des pierres. Mais c’est pratique : comme ça je peux juste choisir celles que je préfère ! Ça doit te parler un peu, non ? Je me rappelle que tu faisais plein de magie, avec Lucine. »

Le nom de Lucine fait émerger Gwen, qui commençait à perdre le fil de cette discussion à sens unique. L’idée d’utiliser des pierres dans ses rituels l’a rendue songeuse. Elle n’y avait jamais pensé. Peut-être est-ce ce qui lui manque. Elle s’aperçoit qu’Emma attend une réponse.

« Oui. Oui, on faisait de la magie avec Lucine, en primaire. Mais je crois que Lucine ne voudrait plus trop qu’on… Enfin, elle ne me parle plus. »

« Ah bon ? Mais pourquoi ? Je parle, je parle, mais je ne te demande même pas des nouvelles ! Tu as l’air d’avoir pas mal changé. Tu es plus… sombre. Mais... ça va ? J’ai vu que tu n’étais plus avec… comment il s’appelle… Josias ? »

Gwen se tend et tente de calmer sa respiration. Le sang bourdonne à ses oreilles et une chaleur désagréable se répand dans sa gorge. Elle s’entend répondre d’une voix blanche.

« On ne parle pas de Josias aujourd’hui, s’il te plaît. »

Emma semble à peine contrariée. Elle ravale visiblement toute une panoplie de questions, puis reprend d’un air guilleret.

« Lucine a changé, elle aussi. Enfin c’est l’impression qu’elle donne. Elle est devenue tellement jolie ! Et puis tous les garçons sont à ses pieds ! En même temps, je les comprends. Ça donne l’impression qu’elle aime tout le monde et que tout le monde l’aime. Enfin… ça, c’est si on n’est pas attentif à ce qu’il se passe dans l’ombre... »

Emma affiche un regard mystérieux, attendant que Gwen lui pose plus de questions.

« Emma… tu stalkes juste elle comme ça, ou je dois avoir peur, moi aussi ? »

Emma secoue la tête d’un air désapprobateur.

« Je ne stalke pas, je m’informe. Bon, du coup, je disais… Ah oui. Lucine, comme tous les autres de son genre, elle peut rayer certaines personnes de la carte. Il y en a qui se font un peu lyncher publiquement, et d’autres pour qui c’est plus discret. Si on regarde la liste des gens qu’elle a bloqués, par exemple… Oui ce n’est pas facile à trouver, mais ça peut se deviner avec ses publications et la liste des gens qui la suivent. Donc, dans la liste des gens qu’elle a bloqués, il y a bien sûr tous ses exs et... »

Emma marque une pause, fière de son effet.

« … tes exs. »

Gwen est abasourdie par cette chute.

« Comment ça, mes exs ? Il y en a deux, trois si on compte… Enfin, ça doit juste être une coïncidence. »

Emma secoue la tête.

« Tu penses ce que tu veux, Gwen. C’est peut-être juste une coïncidence. Mais, mon avis, c’est plutôt qu’elle continue de faire attention à toi. Peut-être même qu’elle veille sur toi. »

Gwen lâche un petit rire sans joie.

« On voit bien que tu n’es pas au lycée avec nous. Lucine m’ignore avec une certaine grandiloquence. Je pense qu’elle ne veut plus rien avoir à faire avec moi. Tu vois… je suis un peu en marge… Alors je ne mérite pas d’exister dans sa vie. En même temps… Je ne sais plus quoi penser d’elle. »

Emma plisse les yeux, puis semble prise d’une révélation.

« Alors toi aussi, tu le perçois ? Lucine… elle est… elle est bizarre ! Elle a ce sourire de prédatrice, et on dirait qu’elle aspire l’âme des gens ! Enfin, je me fais peut-être des idées mais… je ne sais pas. Ma première pensée, en la voyant changer autant, c’était que vous aviez fini par trouver un sortilège qui marche pour… pour être populaire, je suppose. Un obscure pacte avec un démon, quelque chose comme ça. »

Gwen hausse les épaules.

« Oui, je le ressens aussi. Mais… je ne pense pas qu’il y ait quoi que ce soit de magique là-dedans. Après tout, on n’a jamais rien fait fonctionner quand on était petites. Je pense juste que la notoriété lui a fait du mal, et qu’elle est comme ça maintenant. »

Emma grimace, l’air peu convaincue.

…

Gwen observe l’abat-jour de sa chambre à travers la petite améthyste. Elle repasse toute leur discussion dans sa tête. La théorie d’Emma n’est qu’un rêve sans fondement. Elle est très forte pour ce genre de choses. Elle tire des conclusions hâtives de tout et n’importe quoi. Elle voit des indices partout. Pourtant, Gwen aime croire à cette théorie.

La journée se termine bien mieux qu’elle avait commencé. L’esprit de Gwen est suffisamment occupé pour éviter de penser aux mauvaises choses. Elle ne pense pas au lycée. Elle ne pense pas à demain. Elle ne pense pas à Josias, qu’il faudra quotidiennement croiser dans les couloirs. Elle se demande simplement si Lucine, au fond, ne pense pas un peu à elle.