CHAPITRE 3 - La Cérémonie Du Feu (2/2)

Par Ibealia

Maître Figok s'avança d'un pas lourd et mesuré, son flambeau dans la main droite se balançait au rythme de ses foulées. Il enflamma sa torche en la plongeant dans le brasero. A son contact avec le feu, une immense flamme jaillit à son extrémité, arrachant une réaction du public, puis se réduisit pour reprendre une taille normale. Lucia sentait trépigner sa sœur à quelques mètres d’elle, tandis que le Grand Chambellan se dirigeait vers l’allée d'apprentis. Il s’arrêta face à une jeune fille à la chevelure de feu qui brandissait son flambeau devant elle. L’homme inclina le sien et transmit sa flamme, comme le voulait la tradition. Des applaudissements montèrent des tribunes pour acclamer le premier choix tandis que le responsable de l’Intendance continuait de déambuler. Lucia sentait la tension de sa soeur monter, elle en devenait presque physiquement palpable. Il répéta une deuxième fois l’opération devant un jeune homme à l’air timide, puis arriva enfin devant Sylia. Il la toisa du regard, se mit face à elle et inclina son flambeau. Une troisième fois, des clameurs montèrent de la foule amassée sur les gradins. Le stress de sa sœur fit place à un profond apaisement dès que la flamme amparut. Elles échangèrent un sourire. L’homme filiforme aux tempes grisonnantes continua jusqu’au dernier jeune, s’arrêta pour saluer d’un signe de tête la loge royale et alla reprendre sa place. Suivirent les autres maîtres qui répétèrent la même démarche en choisissant un seul apprenti à chaque fois, accompagné des acclamations des spectateurs.

Les épaules de Lucia commençaient à se tendre, sa main qui tenait son flambeau se crispait à lui faire mal aux jointures tellement elle le serrait. Il ne restait plus que le chef de la Garde et la Maître-Coq. Cette dernière était une femme bien en chair qui devait avoir l’âge de ses parents. Deux épaisses nattes d’un blond presque blanc dépassaient de son couvre chef et encadraient son visage caractérisé par un énorme nez. Un atout pour détecter la cuisson parfaite d’un plat rien qu’à l’odeur. Quand elle la dévisagea de ses yeux dorés comme la flamme qu’elle tenait, Lucia eut peur qu’elle la choisit. Mais son regard signifiait autre chose, elle y décelait une certaine empathie, une compassion. La quadragénaire continua sa marche et finit par s’arrêter devant le jeune homme à la droite de Lucia. Elle la suivit du regard et remarqua un air de famille entre les deux individus. Ce jeune homme lui disait quelque chose. Il avait bien grandi mais dégageait toujours la même attitude, les épaules tombantes et le dos légèrement courbé. Elle l’avait un jour défendu contre les frères Vomar et avait hérité, à tort, sa réputation de trouble-fête. La flamme fut transmise et le dernier recruteur entra en piste.

C’était au tour de l’aînée d’avoir les mains moites et la mâchoire serrée. Suivant le même protocole que ses prédécesseurs, le chef de la Garde, un homme bourru au ventre bedonnant, s’avança jusqu’au brasero. Ils étaient encore trois à ne pas avoir été choisis et la dérogation de la Garde leur permettait de tous finir à la garnison. Maître Turdal passa devant les apprentis dont le flambeau etait allumé et s’arrêta face au frère Vomar qu’il choisit. Il continua de déambuler jusqu’à celle qui désirait ardemment faire partie de la garde. Il lui jeta un regard dédaigneux comme si la vue de son visage et ce qu’elle représentait le révulsaient. Elle sut à ce moment-là qu'il ne la choisirait pas. La tête lui tournait, elle voyait des points lumineux qui explosaient devant ses yeux tels des bulles de savon éphémères. Le silence de la foule lui donnait une impression de solitude qui amplifiait sa profonde déception. Des tonnes de questions se bousculaient dans sa tête. Qu’allait-elle dire à ses parents ? A quel point son père était-il déçu d’elle ? Celle qu’il entraînait depuis des années. Qu’allait-elle faire cette année après l’humiliation publique de n’avoir convenu à aucun maître ? Son avenir dans la garde était-il définitivement corrompu ? Perdue dans ses pensées, elle faillit ne pas entendre les cors qui sonnaient la fin de la cérémonie. Le roi fit une dernière intervention pour clôturer l'évènement mais Lucia était tellement en colère qu’elle n’entendit pas clairement ce qu’il disait. Tous les apprentis se dirigèrent vers leur nouveau maître, elle ne put échanger un mot avec sa sœur sur ce qu’il venait de se passer. Sa rage monta quand elle vit les frères Vomar ricanaient en lui jetant des regards. S’en était trop pour elle. Hors de contrôle, elle fondit sur eux comme un aigle sur sa proie. Gladia, la Maître-Coq la stoppa net, son corps imposant faisait écran entre elle et les deux idiots. Ses énormes mains sur ses épaules, elle la regarda d’un air maternel.

 — Ma fille, ne leur fait pas ce plaisir, elle avait un accent guttural dont quelque chose de chaleureux émanait.

Elle l’écouta mais n’oublia pas pour autant la haine née en voyant le visage méprisant du Maître Turdal. Elle suivit la sortie qu’on lui indiquait en tant qu’apprenti non choisi et décida d’aller se calmer dans la forêt, plutôt que de faire face à sa famille et son meilleur ami dans cet état. On la fit repasser par le long couloir d’où elle était venue, sans escorte. Livrée à elle-même, elle continuait de fulminer. Elle souhaitait être seule le plus rapidement possible car sa colère avait besoin d’être extérioriser. La meilleure technique qu'elle connaissait dans ces cas-là était d’aller cogner quelque chose, et ça n'arrangerait pas sa situation si ce quelque chose devenait quelqu’un. Elle ignora les éventuels gardes qu’elle croisait sur la route et passa la porte Nord dans l’autre sens, sans un mot. Dès lors elle se mit à courir à plein poumons, ses muscles la brûlaient, des larmes perlaient sur ses joues. Elle avait l’impression que son monde s’effondrait. Avant la cérémonie, tout lui paraissait si clair pourtant. Entrer dans la garde coulait de source. C’était la meilleure façon de protéger ses sœurs, sa famille. Son père l’y avait préparé depuis des années. C’était son rôle d’aînée, elle devait être garante de la sécurité de sa famille s’il arrivait quelque chose à son père. Elle atteignit la forêt plus vite qu’elle ne l’aurait cru. Depuis qu’elle était partie de l’arène, la notion du temps était assez floue mais la Lune était bien visible dans le ciel quand elle franchit l'orée du bois. Le cœur battant à tout rompre, elle avait ralenti sa cadence et marchait en direction de sa zone d'entraînement pour reprendre son calme. De nuit, cela lui prendrait un peu plus de temps pour atteindre la clairière.

Alors qu’elle approchait d’un petit ruisseau, elle décida de se nettoyer le visage à l’eau claire. Elle eut un geste de répulsion quand le froid lui mordit les poignets. Tandis qu’elle se débarbouillait, elle ne remarqua une biche en train de se désaltérer qu’au bout de quelques minutes. Celle-ci ne semblait pas se soucier d’elle et disparut dans les fourrés sans un regard. Ce moment hors du temps eut le pouvoir de l’apaiser. Elle reprit bonne allure en cheminant à travers les arbres et les buttes. Escaladant parfois des rochers, sautant par d’autres endroits des fossés. Lucia arriva enfin dans la bulle de verdure où les arbres étaient peu nombreux. Elle était comme passée dans un autre espace, ici tout était calme, seul le bruit nocturne des grillons et l’air du vent étaient audibles. Le lieu avait un point atypique pour repère, un grand hêtre à l’air torturé dominait l’un de ses pourtours. Son tronc principal donnait l’impression d’un corps tordu de douleur. Les troncs secondaires séparés en branches, ressemblaient aux doigts crochus des sorcières malveillantes, dont parlaient certains contes pour enfants. La jeune fille, dépitée de sa fin de journée, marcha dans la direction de l’arbre centenaire. Tout autour gisaient de grosses branches cassées, des bûches fendues et des vieux troncs morts lacérés. Les ours ou les loups auraient pu faire ce genre de marques, cela leur permettait de maquiller leurs entraînements pour les garder secrets. Les fleurs jaunes refermées pour la nuit donnait à l'arbre une autre densité. L’aspect d’une nature endormie qu’il ne fallait pas déranger. Elle l’escalada avec précaution comme pour ne pas le réveiller, puis se lova au creux d’un tronc d’où elle voyait une morceau de ciel étoilé. Elle entendait parfois des hurlements de loups au loin qui devaient se répondre alors qu’ils chassaient. Il lui faudrait faire attention sur le retour de ne pas croiser une meute. Repensant à sa journée avec ses bons côtés comme les mauvais, elle s’endormit de fatigue tant nerveuse que physique. Le goût des roues de miel mélangé aux notes fruitées de la bière lui revenait en bouche, les lumières vacillantes des étoiles la berçaient. Il y avait quelque chose de réconfortant qui lui fit lâcher prise.

Elle se réveilla soudain, alerte. Des cris humains se faisaient entendre et se rapprochaient. Son ouïe à peine éveillée n’arrivait pas à distinguer ce qu’ils disaient, ni combien de personnes hurlaient. Elle sauta de l’arbre et se réceptionna sans difficulté, son corps était plus éveillé que son esprit apparemment. Elle se concentra pour essayer d’entendre à nouveau les braillements et peut-être trouver d’où ils venaient. Les cris recommencèrent. Cette fois-ci, elle reconnut la voix de Loan.

    — LOAN ? hésita-t-elle

    — LUCIA !

   — Mais qu’est ce qu’il fait dans la forêt en pleine nuit celui-là ? bougonna-t-elle.

    — LUCIA !

    Elle vit apparaître sa tignasse rousse, éclairée par la lune montante, quand il entra dans la clairière en courant à pas de géants.

    — Désolée j’ai pas vu l’heure, avoua-t-elle en s’avançant vers lui. J’allais rentrer tu sais, pas la peine de venir me chercher en hurlant !

    — LUCIA ! SYLIA A DISPARU ! lui hurla-t-il alors qu’il était encore à plusieurs mètres d’elle.

    — ELLE A QUOI ?

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