Chapitre 3 - De l'autre côté

Par Keina
Notes de l’auteur : Nous entrons enfin dans le vif du sujet, avec la découverte du Royaume Caché... bonne lecture ! :)

Enfin, elle s’y trouvait. Browns Road tirait une ligne étroite entre deux rangées de briques. Keina prit une inspiration, réajusta sa coiffure et s’engagea dans la ruelle. Son cœur battait à tout rompre. Sous la lueur blafarde des réverbères, une silhouette longiligne se dessina entre deux formes chevalines. Luni était là, appuyé contre un pan de mur légèrement incliné. Il ôta son haut-de-forme et s’avança vers elle.

— Hello ! lança-t-il à son adresse, le chapeau entre ses mains, dans une attitude un peu gauche qui arracha un rictus à Keina.

Elle posa sa valise sur le pavé. Les ombres camouflaient son buste. Elle en profita pour étudier le silfe. Physiquement, il n’avait pas changé. Boucles tirant vers le blond, peut-être un peu plus courtes, les joues barrées par de longs favoris, le menton rasé de près, des iris clairs comme de l’eau, un corps dégingandé dissimulé sous une redingote noire.

Il plissa les yeux, s’efforçant de la distinguer dans les ténèbres. Elle sourit timidement et entra dans le halo de la lampe à gaz.

— C’est moi, dit-elle comme une évidence.

À l’instant où elle se révéla à Luni, elle aperçut un éclair douloureux passer dans son regard. Comme un souvenir lointain, un détail sur lequel elle n’arrivait pas à mettre le doigt… Elle hésita, le cœur vacillant. N’était-il pas heureux de la revoir ? N’était-ce pas lui, l’auteur de la lettre qui l’encourageait à rentrer au Royaume ? 

Luni sembla remarquer son incertitude. Il cligna des paupières comme pour se réveiller et une chaleureuse gaîté illumina son visage.

— Bon retour au foyer, Keina !

D’une seule expression, tout s’évanouit – crainte, désarroi, embarras. La mémoire de Keina restitua les nombreuses conquêtes du dandy. Cinni et Ekaterina, ses tuteurs à l’époque, reprochaient souvent au silfe ses mœurs libertines qui n’étaient guère convenables devant une enfant. Qu’en était-il aujourd’hui ? Son cœur était-il gagné par une ensorceleuse au regard de braise ? Ou demeurait-il aussi volage qu’autrefois ?

Le silence s’éternisa. Luni passa une main entre ses mèches dorées et ouvrit la bouche, déterminé à engager la conversation. Le plus petit des équidés ne lui en laissa pas l’occasion : il s’approcha de Keina à trot léger et frotta son museau contre elle.

— Est-ce mon elfide ? demanda l’orpheline en lui flattant l’échine.

Luni acquiesça, soulagé qu’on lui donne enfin un sujet de discussion.

— Tu te souviens d’elle ? Tu l’as nommée lorsque tu as eu six ans. J’ai bien tenté de faire comprendre à Cinni que tu étais trop jeune pour en posséder une, mais il n’a rien voulu entendre. (À grand renfort de gestes, il imita une voix ampoulée.) « Par exemple ! L’elfide est un complément indispensable à l’éducation d’une enfant ! »

Keina lâcha un petit rire. Cela lui revenait, oui. Pour qu’une elfide vous appartienne, il suffisait de lui attribuer un nom ; celui-ci équivalait à un marquage à vie. L’animal acceptait son maître et le lien qui se créait valait le plus solide des contrats. Mais lorsqu’elle l’avait choisie, la silfine n’avait que six ans.

— Hello, Lady Princess Rainbow ! murmura-t-elle, tandis qu’à ses côtés Luni esquissait un sourire taquin.

Keina lui lança un regard mauvais et se remit à caresser l’encolure de l’équidé.

— Oh, oui, que tu es belle, que tu es belle ! Tu mérites bien ton nom, quoi qu’en dise ce vaurien.

— Hey ! rétorqua Luni d’une voix amusée.

Lady possédait les caractéristiques de ces poneys nordiques robustes et courts sur pattes. Sa robe couleur de sable projetait dans la ruelle une fine auréole turquoise, seul témoignage de sa condition magique. Derrière elle, l’anneau verdâtre du Passage luisait doucement dans l’obscurité.

— Es-tu prête ? Nous pouvons partir ? reprit le silfe après un court instant.

Il se gratta la tête, visiblement à la recherche de quelque chose. La jeune fille hésita. Les retrouvailles avec Lady lui avaient octroyé une audace toute neuve, mais elle se tenait à présent au bord du gouffre, et le saut qu’il lui fallait effectuer la terrifiait plus que jamais. Qu’y avait-il de l’autre côté ? La joie, l’amour, le bonheur ? Ou bien plus de peine et de désarroi encore ? Elle plongea son regard dans la pupille humide de sa monture, qui battit ses longs cils.

Ouvre les yeux.

Keina prit une inspiration. D’accord.

Sois courageuse, ma fille. Lève la tête, ouvre les yeux et affronte le futur.

Qu’importe ce qu’elle était, elfine, silfine ou humaine. Elle se devait d’avancer, coûte que coûte. Elle hocha le menton, et ce geste lui coûta plus que n’importe quel effort, plus encore qu’un compliment à l’égard de cette vieille chouette de Georgianna.

Plus encore que de respirer.

Elle hocha le menton, simplement. Et cela disait tout – joie, douleur, terreur, emmêlés dans un drôle de kaléidoscope.

— Aurais-tu vu mon haut-de-forme ? Je l’ai posé quelque part, et impossible de remettre la main dessus, s’enquit soudain Luni.

Keina éclata de rire : sur ce point là non plus, il n’avait pas changé. D’un mouvement de tête, elle désigna le chapeau, tombé négligemment à terre lorsque Lun’, comme elle l’appelait autrefois, avait contrefait la voix de Cinni.

Vexé, le silfe récupéra son couvre-chef et se tourna vers son elfide. La haute carrure de Gaelic, nerveuse et musclée, contrastait avec la petite taille de Lady. Il l’enfourcha avec aisance, à cru. Keina l’imita sans difficulté. Lady érigea autour d'elle une confortable bulle de magie translucide qui consolida son assise. Une fois installée en amazone, elle jeta un œil inquiet à son bagage qui trônait au milieu de la chaussée.

Oh, elle se doutait bien qu’elle n’en aurait pas vraiment l’utilité – le Royaume Caché subviendrait à tous ses besoins –, mais les babioles qu’elle contenait (l’affiche de la Norma ; une poupée de porcelaine ; une photographie ; quelques lettres soigneusement reliées) valaient le plus précieux des joyaux. Le silfe perçut son regard et la rassura.

— Pas d’inquiétude, ton elfide s’en occupe.

En effet, comme si elle avait saisi la demande de Keina, la petite jument exhala un souffle puissant. De minuscules gouttelettes de magie s’en échappèrent et enrobèrent le bagage, qui s’effaça peu à peu et disparut enfin dans un léger *pop* à la consonance joyeuse. La silfine sursauta.

— Pratique pour les voyages ! remarqua-t-elle avec un sourire.

Oubliant en un éclair sa précédente vexation, Luni partit d’un grand éclat de rire qu’elle imita aussitôt. Il n’y avait plus l’ombre d’un doute. Elle l’avait retrouvé, « son » Lun’ d’autrefois, qui se conduisait en oncle jovial et insouciant, et cette pensée la rassura plus que ne le pouvait Lady. Cela ne dura pas : son rire mourut soudain. Elle réalisa qu’elle n’avait aucune idée de la suite. Elle n’avait pas emprunté le Passage depuis treize longues années.

— Et maintenant ? s’enquit-elle d’une toute petite voix.

Luni hocha la tête et intima une légère pression à son elfide. Comprenant l’ordre, Gaelic se mit à avancer. Aussitôt, Lady lui emboîta le pas. Le silfe se tourna vers Keina, qui s’était laissée surprendre par l’impulsion, mais rétablissait son maintien.

— Maintenant, allons-y.

 Et ils s’enfoncèrent au creux de l’anneau d’émeraude.

 

Tandis qu’elle traversait le voile du Passage, toutes les sensations oubliées durant les treize années de son exil ressurgirent dans la mémoire de Keina.

Elle n’avait que sept ans la dernière fois qu’elle avait ressenti ce léger picotement au niveau de l’épiderme, témoin de la multitude de particules verdâtres qui s’accrochaient à sa peau et y restaient collées comme de la glu. À cet instant, comme à l’époque, elle se prit à détester la sensation humide qui s’insinuait jusque dans ses os.

Ils s’arrêtèrent sur le chemin de pierre qui prolongeait le Passage jusqu’à la Trouée. Lady s’ébroua. La silfine retint l’envie d’en faire de même pour se débarrasser des longs filaments turquoise agglutinés à elle comme les fils d’une toile d’araignée. Un signe de Luni l’enjoignit à relever la tête, et elle oublia tous les désagréments.

La Traverse flottait sur une mer de nuages. Tout au bout, un gigantesque volcan, éteint depuis la nuit des temps, crevait l’océan de coton et fermait l’horizon. Au creux du cratère se nichait Le Royaume Caché Entre Les Mondes. Nul ne pouvait y pénétrer sans les elfides, et leur attribution dépendait de l’autorisation royale.

 L’air était frais et sec. Un léger souffle de vent chassait sable, poussière et magie qui jonchaient la Traverse. Keina inspira. Lady reprit son petit trot. En quelques foulées souples, elle s’approcha de la bordure du chemin jusqu’à côtoyer dangereusement le vide. Un frisson électrisa la nuque de la silfine, tandis qu’une succession d’images s’imprimait sur sa rétine.

 

Le visage, d’abord. Ce visage dont une ombre diffuse masquait les traits. Puis, une main tendue, qui se voulait secourable mais ne l’était pas. Et elle, qui avait si froid.

Les nuages.

Les nuages au-dessous d’elle qui lui susurraient qu’elle ne risquait rien, mais elle ne les croyait pas ; elle le savait, ils s’écarteraient lorsqu’elle chuterait !

Elle hurla, et hurla encore ; personne ne répondit. Personne à part ce visage et son sourire gelé. La glace grimpait le long de ses jambes, s’insinuait entre ses cuisses, léchait l’arrondi de son ventre.

Petit à petit elle lâchait prise, ses doigts menus glissaient le long des pierres. La main – elle refusait de la saisir, oh non, surtout pas. Plutôt mourir ! Les larmes roulaient sur ses joues. Peu à peu, le froid grignotait ses sens. Une voix l’appela : « Keina ! »

 

…et elle reprit conscience.

Inquiet, Luni avait rapproché Gaelic et contemplait son visage. Keina s’était abandonnée contre la bulle de son elfide. Sans la magie, elle aurait chuté de sa croupe. Un tremblement nerveux la traversa tandis qu’elle reprenait son équilibre.

— Tu as perdu connaissance, déclara le silfe, une nuance de trouble dans la voix.

— Le vertige, souffla Keina en guise d’explication. J’ai le vertige depuis toujours. Je n’aurais pas dû conduire Lady aussi près, ajouta-t-elle avec un petit rire qui se voulait rassurant.

Luni lui sourit en retour. À nouveau, son regard se teinta d’un reflet mélancolique.

Le vertige. N’était-ce réellement que cela ? Keina secoua la tête et intima à Lady l’ordre d’avancer, veillant à la guider au milieu du chemin durant le dernier mile.

 

Ils firent une pause au pied de la trouée qui fendait la montagne, fermée par deux majestueuses portes de chêne.

Keina leva les yeux. À cet endroit, la Traverse se découpait en deux voies. Un seul Royaume, mais deux entrées, deux peuples, deux Reines. Elle se rappelait cette dualité idiote qui subsistait depuis la nuit des temps. Petite, elle avait été élevée sous l’égide de la Reine Blanche, et se remémorait le mépris qui régnait à l’encontre de la Reine Noire et de ses sujets. La louve blanche et la noire panthère, le blason du Royaume, symbole des deux côtés antagonistes.

Perdue dans ses réflexions, Keina remarqua à peine le battant de gauche qui s’ouvrait lentement pour les laisser passer. D’un mot, Luni la ramena à la réalité. Elle traversa le seuil, les yeux écarquillés. L’environnement se superposa aux souvenirs de son enfance.

D’abord, le vacarme de la rivière du Milieu, qui s’engouffrait dans les profondeurs de la roche. Ensuite, le vent qui sifflait et chuchotait à son oreille ; le cri des rapaces au-dessus d’elle. Et enfin, les rigoles d’eau et de magie qui suintaient des falaises. Tout paraissait tellement plus intense et plus vivant que dans sa mémoire !

Lady renforça l’allure, et s’engagea sur les virgules familières de la Voie Blanche. Le chemin prenait de la hauteur, gravissait une colline, se perdait dans une pinède, et redescendait en pente douce pour côtoyer à nouveau le courant.

Keina hasarda son regard sur les cimes couronnées de blanc qui encadraient l’horizon, puis sur les pâtures mouchetées, où quelques habitations éparses ressemblaient à des moutons égarés. Ses narines s’amusèrent des parfums de résine, de lis et de fougères. Enfin, ses yeux se posèrent sur le Château.

Croissant de lune coiffé d’appendices multiples – villages, escaliers, manoirs, tourelles, jardins, forêts… –, il se dressait à l’autre bout du cratère, bâti dans la montagne avec laquelle il s’unissait. Ses fondations figuraient deux bras biscornus qui tentaient de retenir la rivière. Le Château constituait pour elle une monstruosité naturelle. Le témoin sans âge de son enfance solitaire.

Luni et Keina chevauchèrent durant quelques minutes encore avant de laisser leurs montures à l’entrée. Le crépuscule du soir déployait sur la vallée un manteau de brume ténébreuse, et les troupeaux reposaient à l’ombre des bocages. Seuls le grand édifice et ses excroissances improbables fourmillaient d’activité.

Avant de franchir la porte de l’Aile Blanche, Keina marqua une pause pour inspirer profondément. De l’autre côté, sa famille l’attendait.

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JainaXF
Posté le 02/10/2019
Je retrouve avec plaisir l'univers d'"Une Silfine" que j'avais lu il y a des années !
Ton écriture s'est encore affinée, c'est vraiment une lecture agréable !

J'ai hâte de redécouvrir ton univers et ses mystères, même si je serai bien resté un peu plus dans cet univers très victorien qui me rappelle les romans anglais classiques que j'adore...

J'ai aussi adoré la petite note d'humour avec le nom enfantin de l'elfide ! :-D
Keina
Posté le 15/10/2019
Coucou Jaina ! Merci beaucoup pour ce commentaire ! Je crois que de toute façon, je n'aurais jamais pu écrire un roman entier se passant dans le Londres victorien sans écrire d'énormités... ^^' Je suis plus à l'aise avec mon univers de fantasy, mais ça ne m'a pas empêchée de m'éclater en mêlant fantasy et Belle Époque ! J'avoue, ça me manque... :)
babouhw
Posté le 25/01/2019
Je continue ma lecture et là je n'aurais pas de points noirs à  soulever du coup je crois que je vais passer ma soirée sur une silfine! ça coule de source dans ton écriture et là je saisis mieux, c'est forcément plus clair. je reviendrai te dire où j'en suis!
Deux points qui m'ont faite sourire, nous avons un goût commun pour les Edwards femme acariâtre et j'ai aussi une Norma chez Adélaïde (mais rien à voir) , amusant comme constat! Allez je file au prochain chapitre! zou! 
 
Keina
Posté le 25/01/2019
Coucou babouhw, je suis désolée, absorbée par le Parathon, j'étais persuadée d'être à jour dans mes réponses aux commentaires, et en fait... pas du tout. xD Merci beaucoup pour ton retour, j'espère que tu apprécieras la suite tout autant !
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