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La voilà prise au cœur de la vie du village qui bat son plein en ce jour de marché ensoleillé. Tout semble si calme et si paisible. Yelena savoure la fraicheur de ses noces datant d’une semaine à peine. Elle peine à trouver les mots pour définir le bonheur et l’exaltation qui lui agite l’estomac lorsque ces mots caressent ses lèvres : « mon époux ». Cette nouvelle façon d’appeler Laserian l’enchante, c’est comme dans un rêve. Ses pieds ne touchent plus terre depuis qu’ils ont échangé leurs vœux d’éternité et d’amour. L’Amour. Est-il seulement possible de tant aimer un autre être ? Et un bonheur n’arrivant jamais seul, il semble qu’une annonce s’impose… Les amoureux ont pourtant attendu la nuit de noces pour s’aimer, Yelena ne s’attendait pas à ce nouveau cadeau de la vie, pas aussi rapidement. Pourtant, son sang n’a pas coulé depuis trop longtemps, et son instinct lui crie qu’une petite vie s’épanouit doucement en elle. Même Abriel l’a remarqué hier matin, et elle ne se trompe jamais. Reste à savoir comment l’annoncer à son tout nouveau mari ? Est-ce qu’il en sera heureux, lui aussi ? La question d’un enfant ne s’est encore jamais vraiment posée, pas concrètement.
« Tu peux me dire où tu te trouves jeune fille ? Visiblement pas avec moi… ronchonne Abriel, les bras chargés de paquets. Dépêche-toi de me débarrasser de ça avant que tout… trop tard… » Un des bocaux tombe sur le sol boueux et roule quelques mètres plus bas dans l’allée. Yelena s’empresse d’aller ramasser le pot et en profite pour retirer quelques victuailles en équilibre des bras de sa vieille amie.
« Excuse-moi, Abie, j’ai la tête ailleurs, en ce moment.
— Je sais très bien où tu as la tête ma fille ! Mais si tu veux la garder sur les épaules encore un peu, il va falloir arrêter de papillonner et regarder où donc tu mets les pieds ! Tu ne crains plus les représailles de ce satané seigneur ?
— Non. Plus maintenant… Que veux-tu qu’il fasse ? Je suis déjà mariée… On ne peut défaire ce que Dieu, lui-même, a construit, assène-t-elle en imitant la voix guindée des cléricaux. C’est pas moi qui le dis…
— J’aimerais tant avoir ta confiance, ma chérie…
— Abie, je suis heureuse pour le moment. On ne peut plus heureuse. Ne t’inquiète pas…
— Bon, et que dirais-tu que nous regardions s’il n’y a pas quelques linges pour le futur petit bout ? Tu pourrais t’en servir pour surprendre Lasérian… »
Pas le temps de finir sa phrase que Yelena est déjà partie flâner près de l’échoppe d’une marchande de tissu. Abriel est à la fois exaspérée et attendrie par l’effervescence de sa petite protégée. Elle ne l’a jamais vue si rayonnante et s’en retrouve tout émue. Son bébé qui va avoir un bébé… Hier encore, Yelena n’était qu’une toute petite orpheline apeurée, perdue au milieu des bois, et aujourd’hui la voilà mariée et presque mère à son tour. Le bonheur lui va si bien.
Une question subsiste à son esprit : l’enfant aura-t-il lui aussi les pouvoirs de sa mère ? Abriel ne s’en est jamais confié à sa protégée, mais il faut bien avouer que l’origine de sa magie reste pour elle un mystère. Il lui est donc difficile de prévoir les dons de l’enfant à naître, elle ne peut qu’espérer et attendre patiemment que l’enfant grandisse.
Rompant sa contemplation, Abriel s’avance à son tour vers l’étale de la chiffonnière, mais quelque chose lui attire l’œil et l’empêche de poursuivre. Un troupeau de gardes royaux approche au pas de charge, balayant les allées des badauds qui flânaient tranquillement. Ils poussent, éjectent, réprimandent, sans ménagement. Abriel sent le vent tourner et un grand malheur pointer se profiler au cœur du marché. Elle n’imagine pas encore à quel point le destin s’apprête à les frapper.
Plus les hommes cheminent dans leur direction, plus l’inquiétude gronde. Il faut fuir, quitter ce marché le plus rapidement possible. Abriel rejoint Yelena, occupée à parler chiffons dans la plus totale insouciance, et lui murmure à l’oreille en veillant à n’être entendu que d’elle :
« Yelena, on doit y aller. Maintenant !
— Maintenant ? Mais pourquoi ? chuchote-t-elle à son tour.
— Ne pose pas de question, suis-moi. Vite. Abriel la tire doucement par le bras.
— Mais, Abie, tu avais dit… »
Trop tard. Une main ferme et gantée saisit l’épaule de Yelena et la tire violemment en arrière. Abriel peut lire dans le regard de sa protégée toute l’angoisse qui vient de s’abattre sur elle. L’incompréhension règne sur la place du marché, le temps y a été suspendu, plus personne n’ose remuer le moindre petit cil.
« Vous avez été accusé de sorcellerie, nous vous arrêtons. Conformément à la loi en vigueur dans notre comté, vous allez être jugée. En attendant, vous serez retenue à la prison du comté. »
Sans plus d’explications, les soldats saisissent la jeune femme et l’empêchent de se débattre.
« Lâchez-moi ! Vous faites erreur ! Lâchez-moi, je vous dis !
— Laissez-là tranquille, c’est ridicule ! Vous voyez bien que vous lui faites mal !
— Abie ! Protège-le ! Je t’en supplie ! Va-t’en et protège-le ! hurle désespérément Yelena, sentant qu’il ne sert plus à rien de lutter contre l’inévitable. »
Abriel panique, ne sachant quoi faire pour l’aider… Elle ne peut pas utiliser ses pouvoirs ici, devant tous ces témoins, ce serait parfaitement irresponsable… Mais Yelena, que vont-ils lui faire ? Elle ne peut quand même pas se contenter de la regarder partir et tomber dans ce piège grossier sans rien tenter pour l’aider… C’est son rôle de la protéger, sa responsabilité.
Hors d’haleine, la vieille femme entre en trombe dans la forge.
« Lasérian… souffle-t-elle
— Abie ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Il s’est passé quelque chose ? Observant la mine livide et effrayée de son amie, la peur le saisit à son tour. Abie, où est Yelena ?
— Elle… Ils… Les gardes, ils l’ont emmenée !
— Comment ça, ils l’ont emmenée ? Pourquoi ?
— Elle a été accusée de sorcellerie. Il va y avoir un procès. Tu dois partir, MAINTENANT. Je suis persuadée que ce maudit seigneur n’y est pas pour rien, tu n’es plus en sécurité ici. Elle m’a fait jurer…
— Je n’irai nulle part ! On doit la sortir de là !
— Non, pas toi. Moi, je vais m’en occuper. Toi, tu t’en vas. Tu files te mettre en sécurité.
— Et où veux-tu que j’aille ?!
— Chez nous, à Brun na Boyne. Ils ne te trouveront pas là-bas.
— Je refuse…
— Si tu n’y vas pas, il te tuera ! C’est ça que tu veux ? Tu veux que Yelena te perde toi aussi ?!
— Non, mais…
— Il n’y a pas de « mais » ! Tu récupères tes affaires et tu pars ! Le plus tôt sera le mieux. Je vais assister au procès, j’espère avoir trouvé une solution d’ici là. Je crains qu’on ne puisse pas compter sur la clémence de son juge… »
À son arrivée au tribunal, Yelena est jetée dans une cellule pleine à ras bord de pauvres malheureux, qui, comme elle, ont eu la malchance d’être accusés, à tort ou à raison. L’odeur âcre de sueur et d’excréments qui lui emplit les narines lui provoque un haut-le-cœur et lui fait rendre l’intégralité de son dernier repas. Au milieu de ces gens qui la bousculent et lui crient dessus, Yelena se sent perdue et désemparée. Cherchant un point d’ancrage, elle part se replier sur elle-même dans le coin le plus isolé de l’étroite geôle, et se permet de laisser couler ses larmes sans émettre aucun son susceptible d’attirer sur elle l’attention. Son bonheur, peut-être trop grand, devait-il si cruellement être éclipsé par une si grande calamité ? Pourquoi ne la laisse-t-on pas enfin savourer en paix ce que la vie lui offre ? Elle a pourtant déjà tant souffert…
Une femme brutale braille des vulgarités à travers les barreaux à l’intention des gardiens.
« Ferme-là, vieille folle ! Tu pendouilleras bientôt au bout d’une corde en bonne compagnie !
— Cause toujours, salopard ! Je t’mènerai avec moi voir le diable ! Quoi ? Qu’est-ce que t’as à me regarder comme ça, toi ? agresse-t-elle Yelena.
— Je ne vous regardais pas… Je …
— Ferme-là ! À d’aut’es ! Tu crois que j’suis folle ? Une bête curieuse ? Tu te prends pour une princesse ? Faut pas croire, hein ! Y t’f’ront comme à moi, dit-elle en mimant une corde autour de son cou. Y t’f’ront pas de cadeaux parque qu’t’as un beau p’tit minois… »
À ces mots, la jeune femme détourne le regard et se remet à pleurer en silence, se caressant le ventre, sa dernière source d’espoir au milieu de cet enfer, car qui, dans un monde si pieux, oserait mettre à mort une femme qui porte en elle une vie si pure que celle d’un enfant à naître ?
Elle aura malheureusement tôt fait d’abandonner ces vaines illusions… Mais qu’importe pour le moment, puisque c’est ainsi qu’elle se raccroche à la vie. La vieille mégère quant à elle reprend où elle l’avait laissé son flot de vociférations et d’insultes à destination des gardiens.
Le pire est qu'on sait qu'elle va périr. C'est trop horrible. Il va arriver quoi à son époux ? Qui est vraiment Yelena, et Abriel pour le coup ? Que s'est-il passé avec ce fameux seigneur ? Beaucoup de questions et de craintes sur tous ce qui va se dérouler, et sur ce qui s'est passé.
Une petite incompréhension : comment elle peut savoir qu'elle est déjà enceinte ? Instinct magique, non ?
Vivement la suite,
Stéphanie.
Bonne lecture !
À bientôt ☺️