Chapitre 3

Mes yeux s'ouvrent sur un plafond immaculé, mon esprit s'allume sans transition, comme si quelqu'un avait appuyé sur un interrupteur. Pas de rêve cette nuit, à cette pensée j'ai l'impression que le poids qui pèse sur ma poitrine depuis la veille est retiré et mon corps me semble bien moins lourd que le soir précédent. Je me lève rapidement afin de commencer ma journée. Sans que je ne puisse expliquer la raison qui me pousse à faire ce geste, je regarde l'heure sur mon bracelet : six heures pile. Le lit m'a bel et bien tirée du sommeil aujourd'hui. La sensation de légèreté qui m'a envahie plus tôt augmente encore d'un cran.

Je me dirige vers le lavabo et, une fois ma toilette effectuée, fixe le miroir qui me rend mon regard. Il a l'air différent des autres jours. Pourtant, c'est le même visage qui se reflète sur le métal poli en face de moi. Je m'observe longuement dans la glace, essayant de trouver ce qui a changé, mais tout est identique. Je détache donc mes yeux de la surface réfléchissante et continue ma routine matinale.

Alors que j'atteins la trappe à bébé, je commence à accélérer le pas. William m'attend. À l'idée de le voir une chaleur agréable enveloppe mon corps et je commence à sentir les commissures de mes lèvres se relever.

Je m'arrête net, le froid s'insinuant dans toutes les cellules de mon corps. Non, ce n'est pas possible. Comment cela pourrait l'être ? Est-ce que je commence à ressentir des émotions ? Mon corps se met à trembler et ma respiration s'accélère. Du calme, il faut que je me calme avant que mon bracelet ne détecte une trop grande variation et n'envoie une alerte à un de mes collègues, ce qui risque d'avoir des conséquences désastreuses pour moi.

Un autre Habitant se dirige vers la cantine et me sort de mes pensées. Je me force à avancer avant que quelqu'un ne remarque mon immobilité. Aucun citadin ne fait attention à son environnement lors de ses promenades, évitant sans s'en rendre compte le moindre obstacle, cependant mon bracelet envoie ma position en permanence à l'interface de la Ville. Si je reste trop longtemps sur place, le centre de contrôle de la Ville le remarquera et demandera au centre de soin de déterminer si je suis défectueuse.

La veille encore, je me serais immédiatement rendue là-bas de ma propre initiative afin que l'on m'examine. Mais aujourd'hui, le simple fait de m'imaginer entrer dans ce bâtiment augmente la sensation de froid qui me comprime la poitrine. Tout ira bien. J'irai me coucher ce soir et le lit remettra tout en ordre. Pas la peine d'entreprendre la moindre démarche ou de prévenir qui que ce soit. En attendant, il suffit que je me comporte comme d'habitude.

Une fois mon repas entre les mains, je me dirige vers William avec mon habituel visage inexpressif, combattant de toutes mes forces les muscles de mes joues qui tentent de se contracter sans mon consentement. Il se tient dans la même position que nous adoptons tous lorsque nous attendons notre conjoint. Assis bien droit, les paumes posées sur la table de chaque côté du plateau et son regard fixé sur un point en face de lui. Alors que je m'approche, il tourne la tête dans ma direction, ses yeux se pose sur les miens, et il dit de sa voix monotone :

— Bonjour, Eleanor, belle journée.

— Bonjour, William, belle journée en effet, répondé-je en contrôlant ma voix afin que mon ton ne trahisse pas la sensation agréable que me procure sa présence.

Il coupe le contact visuel et dirige toute son attention vers le contenu de son assiette. Je m'assieds avec un pincement dans la poitrine, au niveau du cœur. J'aurais souhaité que nos regards se croisent plus longtemps.

Je commence à manger mon bloc de nutriments, mais très vite, l'envie de continuer disparaît, comme si le manque de goût créait un obstacle à sa consommation. Chaque bouchée me semble plus difficile à mâcher et à avaler que la précédente. Je me force à finir mon assiette et termine mon repas après William qui m'attend dans la même position qu'à mon arrivée.

— Au revoir, Eleanor, à ce soir, dit-il en se levant tout en me regardant.

— Au revoir, William, à ce soir, répondé-je d'une voix plus faible que d'habitude.

Cependant, il ne semble pas remarquer ce changement dans mon intonation, il se retourne et se dirige vers la sortie. Je reste là un instant à le regarder, avec un nouveau pincement au cœur encore plus important que celui que j'ai ressenti au début du repas. Puis je me mets en marche afin de continuer ma journée.

Une fois assise à mon bureau, je commence mon travail. J'éprouve encore plus de difficultés que la veille à me concentrer sur les séries de chiffres interminables qui s'affichent sur l'écran. Mes pensées n'arrêtent pas de dériver sur l'émergence de mes émotions, si c'est bien de cela qu'il s'agit. Pour quelles raisons sont-elles réapparues ? Vont-elles disparaître à nouveau ? Est-ce normal qu'elles changent aussi vite ? Perdue dans ces réflexions, mon travail avance avec une lenteur inhabituelle. Je me force donc à m'intéresser aux différentes informations qui se trouvent devant moi et, au bout de quelques minutes, j'arrive à reprendre un rythme acceptable.

Alors que je travaille depuis déjà de longues heures, un long vrombissement au-dessus de ma tête me déconcentre à nouveau. Instinctivement, je regarde le plafond, bien que je sache pertinemment que je n'y verrais rien d'autre que le blanc qui m'accueille chaque matin au réveil. Le son s'arrête, puis recommence à deux reprises. Ce bruit provient du laser faisant partie du système de défense de la ville, des Sauvages ont probablement tenté une nouvelle attaque sur la Ville, cela arrive deux ou trois fois par an.

Ma chambre n'ayant pas de fenêtre, je n'ai aucune idée de l'heure qu'il peut être. Je regarde donc mon bracelet : quatorze heures trente-sept, William va probablement être en retard au repas du soir. Il fait partie de la garde, son rôle consiste surtout à patrouiller dans la Ville ou vérifier à l'aide des données envoyées par le bracelet qu'aucun Habitant n'ait un comportement suspect. Dans une ville où la criminalité n'existe plus, c'est une précaution et non une nécessité. Enfin, peut-être que si, puisque je commence à éprouver des sentiments, ce qui fait de moi une criminelle. Suis-je la seule, ou d'autres sont-ils dans la même situation que moi ?

Cependant, les gardes ont un rôle plus important encore, celui de protéger la Ville des attaques des Sauvages. N'étant jamais bien nombreux, puisqu'ils vivent en petites tribus principalement occupées à se battre entre elles, le laser suffit toujours à les exterminer. Mais une fois les corps carbonisés, les gardes doivent sortir de la ville afin de s'assurer qu'ils n'ont pas réussi à mettre la main sur des armes de l'ancien temps, auquel cas il leur faut traquer leur village afin de vérifier qu'ils ne représentent pas une menace réelle. Finalement, une fois certains que la tribu des assaillants est inoffensive, ils rapatrient les corps à l'intérieur du champ de force afin de les incinérer.

Je me force à nouveau à me concentrer sur les paramètres vitaux des Habitants avec l'envie que la journée se termine rapidement. Et si cette fois-ci les Sauvages sont mieux armés ? S'ils ont réussi à mettre la main sur ces dispositifs qui explosent lorsqu'on s'approche et que William tombe dans le piège ? Je sens de nouveau un poids peser sur ma poitrine.

Je secoue la tête, mes pensées ont encore dérivées. Si je ne veux pas que la garde s'intéresse à moi, il faut que je me remette au travail.

À dix-huit heures, mon bracelet sonne et je me dépêche de sortir. Je passe devant l'école, la trappe et le musée. Je regarde le bâtiment qui abrite les reliques de l'ancien temps, j'y suis déjà entrée plusieurs fois puisqu'il contient certaines informations qui ne se trouvent pas sur le réseau. J'ai longuement observé les instruments médicaux archaïques de l'époque et je me souviens être passée, sans y prêter attention, devant des salles traitant des émotions.

Comme je l'ai prédit, William n'est pas encore là. Je prends mon assiette et m'assieds à ma place habituelle, le dos bien droit, les bras posés autour de mon plateau et le regard fixé sur un point devant moi. Il me faut attendre trente minutes, si dans ce laps de temps il n'arrive pas, je dois commencer à manger. Il m'est arrivé plusieurs fois de devoir patienter ainsi, mais ce soir, la lassitude me gagne rapidement et je commence à regarder autour de moi.

La pièce est remplie de couples mangeant en silence sans se regarder. Il n'y a pas d'enfant dans la salle, ils prennent leurs repas directement dans la cantine de l'école. Leurs parents, quant à eux, se nourrissent dans le réfectoire le matin après les avoir déposés et le soir avant d'aller les chercher. Les citoyens en âge scolaire les plus âgés rentrent seuls à leur domicile, puisqu’ils n’ont pas besoin d’être constamment sous surveillance.

William arrive enfin et je sens le poids qui comprime mon thorax depuis cet après-midi s'alléger. Je regarde mon bracelet, il a vingt-deux minutes de retard. Il s'approche de moi avec son plateau et je l'observe pendant qu'il me fixe. Pour la première fois depuis que je le connais, je me fais la réflexion qu'il a des yeux agréables à observer, j’apprécie en particulier le bleu de ses iris. Il me faut quelques secondes pour me rendre compte qu'il attend que je le salue, c'est à moi d'engager la conversation le soir.

— Bonsoir, William, la journée a été chargée, dis-je en faisant de mon mieux pour que ma voix reste monotone.

— Bonsoir, Eleanor, une journée bien chargée en effet, me répond-il avant de commencer son repas.

Pour la première fois, j'ai envie de combler le silence. De demander à William ce qu'il s'est passé aujourd'hui, combien il y a eu d'assaillants et s'ils ont trouvé des armes de l'ancien temps en leur possession. Cependant, je me force à garder ces questions pour moi, si je me mets soudainement à parler pour dire autre chose que mes formules de politesse quotidiennes, mon compagnon saura que quelque chose ne va pas avec moi. Il m'emmènera lui-même, de force s'il le faut, au centre de soin puis dans les bureaux de la garde afin qu'on puisse m'interroger.

— Bonne nuit, William, dis-je une fois le repas terminé.

— Bonne nuit, Eleanor.

Une fois seule, je décide de me rendre au musée dans le but d'en apprendre plus sur les émotions. Je pourrais chercher ces informations dans l’interface de la Ville, mais le centre de contrôle pourra alors savoir que je me suis renseignée sur ce sujet. Je préfère ne pas prendre ce risque. Après être entrée dans le grand bâtiment, je me dirige vers les salles qui m'intéressent. Je traverse les couloirs blancs dont les murs sont couverts de tableaux peints il y a plusieurs siècles, évitant les rares citoyens présents qui bavardent entre eux. Les Habitants adultes se rendent rarement ici étant donné que la plupart des informations utiles à leur métier ont été numérisées, cependant, il est souvent possible d’y croiser des adolescents en phase de désensibilisation puisque la Ville offre peu de loisirs.

Au bout d’un moment, j'arrive dans une salle déserte et je m’approche des panneaux sur lesquels on peut voir des visages, très probablement ceux des anciens, affichant diverses expressions. Je me mets à lire les descriptions sous les images et je peux finalement mettre un nom sur certaines des émotions que je ressens depuis ce matin.

Une des photos montre une jeune femme, la peau autour de ses yeux est plissée et les commissures de ses lèvres sont relevées. C'est le visage que l'on a lorsque l'on éprouve de la joie, le sentiment que je ressens lorsque la chaleur agréable se répand en moi.

Les expressions qui suivent ne me rappellent rien de ce que j'ai vécu jusqu'à ce que j'arrive devant l'image d'un homme soupirant, les yeux fermés, la main sur la poitrine. Le soulagement. Ce que j'éprouve lorsque le poids sur mon thorax se retire, me permettant de respirer plus facilement. Le panneau adjacent montre une femme, les yeux écarquillés, qui se ronge les ongles. Je suis certaine que mon visage n'a jamais ressemblé à cela et je n'ai jamais ressenti le besoin de mettre mes doigts dans la bouche non plus. Mais, après avoir lu la description, j'associe ce sentiment à celui que je ressens lorsque ma poitrine se comprime. L'antagoniste du soulagement, l'angoisse.

Je continue à regarder les anciens pendant un certain temps. Les expressions et leur définition se mélangent dans ma tête, mais au moins, j'ai mis un nom sur ceux qui m'assaillent depuis peu. Joie, soulagement et angoisse.

Peu avant vingt-deux heures, je quitte le musée afin d'arriver dans ma chambre avant l'heure du coucher. Une fois ma toilette du soir effectuée, je me couche avec angoisse. Je me rends compte que je ne souhaite pas que mes sentiments s'effacent. Certes, ce que je ressens en ce moment est loin d'être plaisant, mais lorsque j’éprouve de la joie ou du soulagement, c'est si agréable.

Je ferme les yeux. Ma conscience semble lutter un peu plus vigoureusement que la veille, mais elle finit par s’éteindre, comme si quelqu'un avait appuyé sur un interrupteur.

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Filenze
Posté le 17/11/2020
Coucou, j'ai beaucoup aimé ta plume et l'idée que tu développes dans ce récit :). La répétition des journées, des séquences, nous fait entrer dans le quotidien morose de la cité... mais comme tu introduis les petites nuances liées à la redécouverte de ses sentiments, ça fait trépider et on a envie de savoir où tu nous emmène. Bref, malgré la construction répétitive jusqu'ici (et c'est bien normal, on est au cœur de la mécanique de la ville) tu nous tiens en haleine... Je ne sais pas si tu aimes les de dysopies, mais ça m'évoque un peu Kallocaïne de Karin Boye :)
Aude G.Martin
Posté le 22/07/2020
Je trouve ton histoire très intéressante et bien construite dans ces trois chapitres. J'ai beaucoup aimé le parallèle entre ses sensations d'abord, puis la réponse à ses ressentis au musée. En revanche, je t'avoue que je ne comprends pas l'entrain qu'elle a pour William. Je me doute que tu souhaites qu'elle découvre l'amour, mais dans ce monde, les personnes n'ont aucune personnalité.
Après je n'ai pas la suite de l'histoire, donc peut-être serais-je moins étonnée en la découvrant :))
Evermagic
Posté le 23/07/2020
Je suis ravie que ce début d'histoire te plaise ^^

Et pour l'entrain qu'elle éprouve pour William, c'est assez simple : Il est le seul et unique être humain avec qui elle peut avoir des contacts. Forcément, même inconsciemment, elle s'y est attachée. Mais en effet, elle ne pourra pas tomber amoureuse d'un humain sans personnalité, ou en tout cas ce ne serait pas un vrai amour ;)
Zoju
Posté le 20/07/2020
Salut ! Me revoilà pour ce chapitre ! Eleanore commence donc à ressentir des émotions, mais pour le moment on ignore pourquoi cela s'est déclenché. J'ai bien aimé le passage dans le musée, c'est vraiment étonnant qu'elle ne connaissait pas le nom des différentes émotions. Au passage, c'est étonnant qu'elles sont présentées dans un musée. Le pouvoir en place ne souhaite-t-il pas les éradiquer ? En ce qui concerne la forme, je dois t'avouer que j'ai parfois eu un peu de mal. Je sais que Eleanor n'est pas sensé ressentir des émotions, mais ici elle commence à les ressentir. Je n'ai pas spécialement ressentit une crainte de sa part après son repas avec William. Cela était bien retranscrit dans la partie où elle sent une chaleur l'envahir quand elle va le retrouver. Il faut dire que c'est encore tout nouveau pour elle. Dans ce chapitre, elle est encore beaucoup observatrice, notamment lorsqu'elle explique la partie avec les sauvage. Elle semble encore nager dans l'incertitude, mais semble apprécier la joie. Quoi qu'il en soit, curieuse de connaitre la suite ! :-)
Evermagic
Posté le 23/07/2020
Hello !

Et oui, Eleanor ne connaît pas le nom des émotions, ce point là sera éclairci biieeen plus tard dans l'histoire ^^

Quant au gouvernement, il n'a pas besoin de cacher les émotions et leur description puisque de toute façon les enfants sont capables d'avoir des sentiments. En plus, il n'est pas possible de conserver ses émotions puisque la Ville vérifie que tous les Habitants dorment bien dans leur lit, donc encore une fois ça ne sert à rien de censurer ce savoir ;)

Pour la forme, oui je peux comprendre qu'on ait de la peine avec ^^'
C'est encore très froid et impersonnel, ce qui peut étonner voire même rebuter. Si ça peut te rassurer, la forme évolue avec l'apparition des émotions d'Eleanor.

Merci beaucoup pour ton commentaire !
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