CHAPITRE 3

Par Taranee

PRESENT : LE DUC NOWISE

 

            Le Duc se leva, mu par un réflexe stupéfait. Son poing vint frapper la table avec force.

- Que dites-vous ?

Son homme sursauta et bredouilla un « Vous avez bien entendu, monsieur le Duc. ». Erlein serra les dents. Ça… C’était une surprise qui le mettait en mauvaise posture. Mais ce que lui disait cet homme… Était-ce vraiment sûr ?

- Répète. Encore.

L’homme s’exécuta en bégayant.

- Je… Comme vous l’avez ordonné, moi et mes hommes avons suivi Nilt. Il n’avait rien fait de remarquable jusqu’à hier soir. Hier… Il… Il a retrouvé quelqu’un sur le port. C’était Jio. Ce matin, Jio et Nilt sont partis en carriole de Poralguar. Ils nous ont semé. Ils étaient accompagnés d’un jeune homme et d’une fillette.

- Cette fillette dont tu parles… C’était l’enfant de la lumière. J’en suis sûr.

- Que fait-on, monsieur ?

- Que voulez-vous faire ?! Ils vous ont semé ! On n’a plus qu’à attendre qu’ils montrent de nouveau le bout de leur nez ! Dégagez d’ici, maintenant !

L’homme partit aussi sec, sentant venir la colère du Duc. Et le Duc fut effectivement en colère. Il se contint cependant, et se contenta de se laisser tomber dans son siège en poussant un rire sans joie.

- Quel petit con ! s’exclama-t-il à l’intention de Jio : Il m’a bien eu ! Il s’est allié à ce bâtard !

Erlein posa sa main sur ses yeux, essayant d’apaiser le mal qui lui montait à la tête. Comment ne s’était-il pas rendu compte que Jio était revenu ? Comment avait-il pu passer à côté de ça ? Dès l’instant où il avait envoyé le gosse sur l’autre face, il s’était douté qu’il le trahirait, qu’il essaierait de s’enfuir. Il l’avait surveillé, il avait découvert son identité. Cet enfant était l’enfant des ombres. Il avait fait attention à mettre toujours au moins un homme pour surveiller ses faits et gestes. Alors comment ? Comment avait-il pu passer entre les mailles du filet ?! Comment lui et Nilt avaient-ils pu semer ses hommes aussi facilement, juste en partant avec une charrette. Où se rendaient-ils, que comptaient-ils faire ? Rien n’allait. La situation échappait à son contrôle. Il avait enfin réussi à retrouver Jio. Il ne fallait pas qu’il s’en aille, il ne fallait pas qu’il retombe aux mains de Soö. Sinon, Erlein se verrait contraint d’agir. Il soupira. Le mieux à faire, pour l’instant, c’était d’attendre. Puis aviser, par la suite, ce qu’il allait faire. Il avait de plus en plus de problèmes à gérer, ça devenait compliqué de supporter ça tout seul. Mais c’était la voie qu’il avait choisie. Puisque le gouvernement de ce monde ne pouvait pas prendre les décisions qui s’imposaient, puisque les mages blancs étaient trop faibles pour reconnaître la dangerosité des mages noirs, il lui incombait de leur ouvrir les yeux. Il lui incombait de détruire les mages noirs pour qu’il ne reste plus en ce monde que la pureté. Ce n’était qu’un moyen parmi les autres de retrouver la lumière. Car, finalement, il y avait beaucoup de moyens à mettre en œuvre pour que la face magique puisse enfin vivre de beaux jours du côté lumineux. Non, le Duc Nowise ne prétendait pas être un héros. Mais si personne ne voulait s’acquitter de cette tâche, alors il allait s’en acquitter, lui, et il sauverait sa terre, son peuple. Le plus simple, c’était d’éliminer le danger. La nuit était le danger, les ombres étaient le danger. Ses fils étaient un danger, et l’autre face en représentait un autre. Tout ça, il devait s’en débarrasser.

 

PRESENT : NILT

 

- Donc vous ne pouvez pas contrôler vos pouvoirs ? demanda Nethan d’une voix innocente.

- C’est ça. fit Nilt, un peu gêné.

Assise à côté de lui, sur le siège du cocher, Nethan balançait ses pieds nus dans le vide. La petite fille avait tout de suite attisé la curiosité de Nilt. En effet, l’homme sentait qu’elle avait quelque chose de plus, à l’image de Jio. Enfaite, Chacun des trois jeunes gens qui voyageaient avec lui étaient spéciaux. De ce jeune homme aux yeux d’or, Elijah, qui parlait peu et semblait entretenir une relation spéciale avec Jio, à cette petite fille, Nethan, qui lui posait sans cesse des questions. Parfois, elle se murait dans un silence étrange et regardait au loin comme si elle connaissait chacun des secrets de ce monde. Dans ces moments-ci, elle qui ne devait pas avoir plus de dix ans en paraissait cent, voire mille. C’était étrange, comme elle et Jio se ressemblaient tout en étant radicalement différents. Ces deux gosses dégageaient la même chose. Une sorte d’aura qui forçait le respect, qui intimidait. On sentait qu’ils étaient puissants. Mais Jio, bien que naturellement intimidant, voire effrayant, paraissait naïf. Comme s’il découvrait la vie. Ce qui n’était peut-être pas tout à fait faux, vu la vie qu’il avait mené pendant cinq ans.

Nilt avait hâte d’arriver au foyer, de leur présenter les petits mages qui s’y trouvaient. C’était un endroit paisible, où ces trois gamins malmenés par la vie pourraient se reposer, se ressourcer. Et après ? Qu’allaient-ils faire ? Et lui, que ferait-il ? Il savait que, tôt ou tard, il devrait faire face à Soö, son frère, et aussi à son père. Mais il ne se sentait pas prêt. Soö n’était pas prêt à cela. Son père… Bah. À cette heure, le Duc Nowise devait savoir qu’il était en vie. L’homme qui les avait suivis dans Poralguar était certainement un de ses hommes. Nowise avait des informateurs partout. En ajoutant à ça les mercenaires qui poursuivaient Jio, il allait falloir qu’ils fassent preuve de prudence, sur la route. Kerron n’était pas loin. Ils y arriveraient probablement dans la nuit. Mais en attendant, ils étaient seuls sur une route déserte, au beau milieu de nulle part. Nilt n’avait pas un pouvoir utile. Le pouvoir d’Elijah ne lui permettait pas d’attaquer. De plus, le jeune homme le lui avait expliqué, utiliser sa magie le faisait atrocement souffrir. Même s’il était un mage de lumière. Un cas rare, voire unique, que Nilt avait envie d’examiner de plus près. Il ne restait plus que Jio et Nethan. Ils étaient puissants. Mais ils restaient des enfants. Ils ne pourraient rien faire, si Nowise où Soö décidait de leur envoyer cinquante hommes.

- Il y a quelque chose qui ne va pas ?

Nilt se tourna vers Nethan, lui rendit son plus beau sourire.

- Tou va bien. Nous arriverons avant demain.

Peu importaient les problèmes. Il valait mieux penser que tout se passerait bien.

            Ils firent halte dans un petit patelin pour que leur monture se repose. Ils en profitèrent pour se ravitailler eux-mêmes dans une auberge. Ils frôlèrent la catastrophe quand un mage à moitié saoul voulut provoquer Jio en duel parce que le garçon l’avait mal regardé, mais ils réussirent à s’en sortir sans faire un carnage. C’était dingue, ce que cet adolescent pouvait attirer les ennuis. Lorsqu’ils eurent fini de manger, ils visitèrent un peu le village, s’arrêtèrent au temple pour prier l’omniscient, même si aucun d’eux n’était vraiment pratiquant, puis reprirent leur route. Leur voyage dura encore trois heures, au terme desquelles ils aperçurent enfin les lumières de Kerron sur l’horizon. Nilt sentit Jio se raidir, derrière lui. Le garçon avait dû avoir une mauvaise expérience des villes de la nuit. Elijah et Nethan, en revanche, bouillaient d’excitation. Nilt avait cru comprendre qu’Elijah avait passé sa vie sur la face sciento-magique et que Nethan n’était plus revenue sur la face magique depuis longtemps. La face magique, même ses mauvais côtés, était pour eux une pure merveille. Voilà qu’ils frétillaient de joie à l’idée de découvrir le monde de la nuit. C’était assez malsain, quand on y pensait. Il n’y avait à Kerron, que le vice et le malheur. Néanmoins, pour l’avoir traversée plusieurs fois quand il se rendait au foyer, Nilt devait reconnaître que la ville était animée et que même le plus bienveillant des habitants de Sambremonde aurait fini par trouver son compte, là-bas. Il allait falloir rester discret, car Kerron était une ville sans pitié. Les gens n’hésitaient pas à dépouiller les badauds de passage de toutes les richesses qu’ils portaient sur eux.

 

PRESENT : ELIJAH

 

            Quand ils pénétrèrent dans Kerron, Elijah eut l’impression d’entrer dans une de ces villes que Caleb et lui se décrivaient dans les contes fabuleux qu’ils inventaient au LERM. Kerron était une ville dynamique. On assistait à des bagarres à chaque coin de rue, plus d’une fois, ils durent arrêter la cabriole pour laisser passer un ou une aubergiste qui jetait un client de son auberge. Il y avait de la musique, des cris, un marché noir, le danger était partout, mais on ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine ivresse. Plongé dans ce monde nocturne où tout pouvait arriver, Elijah ressentait la folle envie de partir à l’aventure. Lorsqu’il s’était un peu penché en dehors de la carriole pour humer le doux parfum d’une viande rôtie, Jio l’avait brutalement tiré en arrière, lui jetant un regard assassin qui avait étonné Elijah. L’adolescent ne semblait pas à l’aise. Ce n’était pas si étonnant, enfaite. Il n’aimait pas la foule, il n’aimait pas le bruit et, tout mercenaire qu’il fût, il n’aimait pas la criminalité pour autant. Cette atmosphère poisseuse de meurtres et de danger devait le déranger. En même temps, Elijah ressentait un élan d’affection pour Jio. Le garçon essayait de le protéger. Elijah porta son regard sur Nethan et Nilt, à l’avant.

            Il considérait que la fillette ne craignait rien, puisqu’elle avait de puissants pouvoirs et qu’elle restait accrochée à Nilt, qui avait l’habitude de traverser la ville. Comme lui, Nethan fourmillait d’excitation. Elle tournait et retournait la tête dans tous les sens à s’en décrocher le cou afin de conserver dans sa mémoire chaque détail de la ville. Cette ville était vraiment impressionnante. Cependant, le mage de soins voyait bien les regards hostiles que leur lançaient ses habitants. Cette lueur assassine dans leurs yeux… C’était simple. Ils n’avaient qu’une envie, se jeter sur eux, les dépouiller de leurs biens, les vendre, peut-être. Nilt avait l’habitude, mais il paraissait tout de même étonné de quelque chose. Peut-être que c’était parce que, malgré leur chargement, personne ne les accostait. Mais il y avait une bonne raison à cela. Jio. Encore et toujours Jio. De ses yeux noirs ardents, le jeune homme scrutait la foule, toisait chacun des habitants avec mépris et froideur. Son instinct de mercenaire remontait à la surface ; il n’aurait pas hésité à tuer quiconque se serait approché de la carriole d’un peu trop près. Ce qu’il dégageait était si menaçant que les criminels de la ville hésitaient à s’approcher. Enfaite, Elijah lui-même frissonnait, se demandant s’il était réellement en sécurité.

            La carriole roula pendant une bonne heure encore avant de voir le village disparaître autour d’elle. Les maisons s’espaçaient, de plus en plus de nids-de-poule venaient transpercer la route. Et peu à peu, le véhicule s’enfonça dans une forêt à la végétation luxuriante. Les arbres étendaient leurs branches bien au-dessus de leurs têtes, formant un toit de feuilles qui cachait le ciel. Il faisait sombre. Vraiment sombre. Il était difficile de se repérer et le danger pouvait venir de n’importe où. Elijah se surprit à haleter. Il avait peur. De quoi ? De l’obscurité ? Et dire qu’il croyait cette peur dépassée… Visiblement, il y avait des traumatismes dont on ne se débarrassait jamais. Le bois était silencieux. Trop, peut-être. Le grincement des roues de la carriole résonnait sinistrement dans ce silence opaque et, de temps en temps, on entendait le cri glaçant d’une bête sauvage. Jio avait parlé de monstres qui apparaissaient dans les forêts d’un autre pays. Y en avait-il ici ? Imbécile ! se morigéna-t-il. Arrête d’avoir peur de ce que tu n’as pas encore vu ! Il se donna une petite frappe sur la joue pour reprendre ses esprits. Si jamais il y avait effectivement quelque chose de dangereux dans cette forêt, la meilleure chose à faire était de ne pas perdre son sang-froid. Il se contraignit donc à calmer sa respiration, posant une main sur sa poitrine. Il sentait son cœur s’emballer, frapper sous sa peau à lui en faire mal. Il prit une grande inspiration, ferma les yeux. Il sentit une main lui caresser doucement le dos. Jio ? Non. C’était une main froide, douce. La main de quelqu’un qui n’était pas mal-à-l’aise en cas de contact physique. Nethan. Il se força à ouvrir les yeux, à sourire à la fillette.

- Tout va bien se passer. Chuchota-t-elle : d’après Nilt, on est bientôt arrivés.

Et c’était vrai. Une dizaine de minutes plus tard, Nilt arrêtait la carriole et en descendait.

            Ils étaient devant un rocher imposant entouré de broussailles. Nilt leur intima de descendre. Il regarda par-dessus son épaule pour vérifier que personne ne les suivait et écarta les buissons, révélant un petit chemin qui serpentait au milieu des arbres. Il fit signe à ses compagnons de s’y engager avant d’en faire de même après avoir caché la carriole et détaché le cheval. Le sentier aurait pu être agréable à arpenter de jour, mais de nuit, il était surtout terrifiant. Enveloppé d’un brouillard épais alors que la nuit était claire, il était parsemé de bosses et de trous, si bien que les trois accompagnateurs de Nilt trébuchèrent plusieurs fois. Le sol était glissant. Il avait plu récemment. Le vent secouait les feuilles des arbres et créait une mélodie végétale angoissante. Si Elijah avait été attiré par l’activité nocturne de la ville de Kerron, il n’avait qu’une seule idée : fuir cette satanée forêt. Si seulement ils étaient arrivés en plein jour ! Il était sur le point de faire valoir son point de vue au reste du groupe lorsque Nilt, d’un geste, leur imposa de s’arrêter. Ils obéirent immédiatement, crispés, effrayés à l’idée que quelque péril menaçât leur vie, mais Nilt n’avait pas l’air inquiet. Il s’avança de quelques pas et fendit un fouillis de buissons en deux, laissant apparaître un portail en fer forgé sur lequel il posa la main. Il prononça une formule à voix basse et la porte s’ouvrit sous les regards stupéfaits des trois jeunes visiteurs.

- C’est l’un des enfants du foyer qui a créé ce sortilège afin qu’aucun indésirable ne puisse entrer.

Il leur sourit, après quoi il passa le portail, suivi par ses camarades, et le referma derrière eux. L’endroit où ils atterrirent faisait penser à un paradis perdu au milieu de la cambrousse.

            Devant eux, les arbres de la forêt s’espaçaient pour finalement disparaître, laissant enfin apparaître le ciel étoilé. Le terrain était plat. Ils se trouvaient dans une clairière accueillante, au milieu de laquelle se dressait une imposante demeure qui s’étendait sur trois étages. De la pierre faisait tenir les murs du rez-de-chaussée et des colombages décoraient les étages. Sur le toit en double pente, on pouvait voir une fenêtre qui s’ouvrait sur un petit balcon. Sur ce balcon, il y avait une silhouette. Certainement celle d’un enfant. Lorsqu’il entendit des gens arriver, cet enfant se leva et, du haut de son perchoir, les examina. Nilt leva la main.

- Ne t’inquiète pas ! le rassura-t-il : Ces gens sont mes invités.

Puis, avisant le ciel d’encre et les étoiles qui le parsemaient, il ajouta :

- Tu devrais être en train de dormir, non ?

- Je t’attendais. répondit l’enfant d’une voix aigüe et maladroite, caractéristique des bambins de quatre ou cinq ans.

- Je suis là, maintenant. Va te coucher, tu veux ? Je suis épuisé, on ne va pas pouvoir discuter ce soir. Il faut que je prépare une chambre à mes invités et que j’aille dormir.

- D’accord !

L’enfant se mit au garde-à-vous puis éclata d’un rire sincèrement joyeux avant de disparaître à l’intérieur de la maison.

- Keril est un enfant de la nuit. Je pense sincèrement qu’il passe ses nuits à vagabonder dans le parc, même quand je m’assure qu’il s’est couché, le soir. Enfin… Je vous présenterai aux enfants demain. En attendant, il faut dormir.

Ils marchèrent vers la maison et y entrèrent. Nilt ne prit pas la peine d’allumer les lumières et monta directement les escaliers jusqu’au deuxième étage. Ses trois hôtes se cognèrent plusieurs fois, ne connaissant pas la demeure ni la disposition des meubles, mais réussirent finalement à le suivre. Il les conduisit jusqu’à une petite chambre, au fond du couloir du deuxième étage. Il y avait six couchettes au ras du sol. Nilt paraissait embarrassé. Il haussa les épaules, se grattant la tête.

- Je suis désolé, c’est tout ce que je peux vous donner pour cette nuit, je vous préparerai de vraies chambres demain.

- C’est parfait. répondit Elijah en souriant.

Nilt lui rendit ce sourire et ferma la porte. Les trois jeunes gens n’échangèrent aucune parole. Ils étaient épuisés. Ils se contentèrent de se coucher en faisant le moins de bruit possible pour ne pas réveiller la maisonnée. Les matelas étaient confortables. Elijah ne tarda pas à s’endormir.

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