Chapitre 3

Par Flammy

Mes mains brûlent.

 

Je dois me mordre les lèvres pour ne laisser sortir aucun gémissement, sinon, cela sera pire. Si mes parents m’entendent depuis la salle d’à côté… Ils sont déjà furieux parce que j’ai commis plusieurs erreurs dans mon dernier concert. Le public n’a a priori pas remarqué, mais mes professeurs sont catégoriques : « tout individu avec un minimum d’audition a dû se sentir souillé de m’entendre massacre une si beau concerto et un si bel instrument ». Quand j’ai essayé d’expliquer que le stress m’a paralysé au début, la situation s’est empirée. Père a eu du mal à se retenir suffisamment longtemps pour me gifler sans témoin.

 

Je dois exceller quelque soit les conditions. L’une des méthodes consiste à maîtriser les morceaux même si je ne sens plus mes mains, d’où les heures passées à les laisser dans l’eau glacée pour m’anesthésier et ensuite m’entraîner. Mes mains me font mal et je tremble tellement que je n’arrive plus à rien, mais je ne peux pas m’arrêter tant que mon interprétation n’est pas parfaite. Je serre les dents, ravalent mes larmes et essuie mes doigts avec maladresse avant de me rediriger vers le synthétiseur.

 

Une sirène déchire le silence.

 

Le reste… Le reste est confus. Je ne parviens plus à retenir mes pleurs.

 

Lilian vient me chercher, paniqué par l’attaque du Yokai immatériel. Nous sommes enfermés avec Mère dans la chambre forte. Elle semble à bout de nerfs, je ne sais pas pourquoi, je n’ose pas poser de questions, Lilian non plus. Il tente juste de me réchauffer les mains. Des inconnus finissent par arriver et emmènent Lilian de force. Père leur hurle dessus, essaie de les empêcher. « Prenez l’autre ! » « Pas possible, il sera plus utile plus tard. »

 

Je n’ai jamais revu Lilian. Plusieurs heures plus tard, l’alerte était finie. Plusieurs jours après, je recevais une lettre en apparence anodine de sa part. Plusieurs semaines après, son décès était annoncé.

 

Je… Je sais qu’il est toujours en vie. Je… Je ne sais pas comment fonctionne la lutte contre les Yokais mais… sa disparition est liée à cela. Lilian a essayé de me laisser un indice. Je dois l’aider, il a besoin de moi. Je…

 

— Eh, gamin, qu’est-ce qui se passe ? T’as mal quelque part ? J’appelle un doc ?

 

Je sens quelqu’un qui me serre le bras. J’essaie de me débattre, de ne pas laisser l’image de Lilian disparaître, qu’on ne me l’arrache pas encore une fois, mais progressivement, une lumière dorée remplace les ténèbres. J’ouvre les yeux, mais tout reste flou. Sans me troubler j’essuie mes larmes dans les draps et je regarde autour de moi. Je suis encerclé par des coussins colorés. Je… Je suis toujours chez Eliott. Je… Je devais le voir pour ma première leçon mais… c’est confus, le mal de crâne n’aide pas. Nous avons juste enchaîné les verres, mais… Mes brumes, plus jamais ça. J’ai envie de vomir.

 

— Cauchemar.

 

Je n’arrive pas à articuler plus, j’ai la bouche trop pâteuse. Eliott me couve avec un regard inquiet, il hésite mais il s’éloigne, le temps de me ramener un verre d’eau. Il m’aide à boire, je ne me sens pas très bien, mais je sais que cela n’est pas lié aux rêves. Eux, j’ai l’habitude.

 

— Woh. Ça… Ça t’arrive souvent de… parler dans ton sommeil et de pleurer ?

 

Je hoche la tête et le regrette aussitôt. Ce n’était pas du tout une bonne idée.

 

— Je… Je sais pas du tout comment on va gérer ça mais euh… faudra trouver un moyen pour que t’arrête. C’est ultra flippant pour la personne avec qui tu passes la nuit sinon.

 

Eliott me fixe toujours avec inquiétude, comme si pour la première fois il ne savait pas trop comment interagir avec moi. Il cherche un moment dans sa commode avant de revenir avec un flacon de comprimés.

 

— Je pense que tu peux en prendre deux direct, ça aidera pour la gueule de bois. Je sais pas si tu te souviens d’hier soir, mais je t’avais prévenu. Faudra qu’on t’entraîne un peu pour que tu repères quand tu bois trop et comment gérer si tu finis quand même ivre. Ça va pas être simple, mais crois-moi, ça sera utile !

 

Il m’assène une grande tape amicale dans le dos et, immédiatement, je suis secoué par un haut le coeur. Eliott me tend un seau et rigole tandis que je vomis dedans sans pouvoir me retenir.

 

— C’est comme ça qu’on apprend ! Tu tiens quand même bien l’alcool pour un gamin de ton âge, j’étais surpris !

 

Eliott semble beaucoup trop ravi de m’avoir mis dans cet état. Le pire, c’est que cela risque de recommencer plus d’une fois. Je sens que mes enseignements avec lui vont se révéler… particuliers.

 

~0~

 

Pour retourner dans la voiture, Eliott est obligé de m’aider à marcher. La faible lumière des couloirs m’a déchiré le crâne, je n’ose même pas imaginer le reste de la journée. Sans commenter mon état, Ellen m’ouvre la portière. Une fois que nous roulons, elle fouille de nouveau dans le compartiment situé sous son siège. Elle en sort une boite qu’elle vide devant moi en me détaillant le contenu.

 

— Les mêmes pastilles pour l’haleine que la dernière fois. Du déodorant, une chemise et une cravate pour donner l’illusion si besoin. Des comprimés en cas de céphalée provoquée. Un comprimé toutes les deux heures jusqu’à disparition des symptômes. Voici une paire de lunettes avec des verres teintés. Vous devrez apprendre à en porter régulièrement de manière décorative pour masquer les moments où votre regard est moins vif qu’à l’accoutumé.

 

Trop de mots, tellement trop de mots. Heureusement qu’Ellen parle toujours avec un ton extrêmement mesuré. J’enfile les lunettes et garde la boite de comprimés sur moi, mais je n’ai pas le courage de faire plus. Je me sens dans un tel état, on pourrait me jeter dans les misturs sans réaction de ma part. Ellen me fixe, toujours aussi neutre qu’à son habitude. Je suppose qu’elle ne doit pas apprécier de me voir me laisser aller et de finir ainsi. Les reproches viendront plus tard, lorsqu’elle aura rapporté mes faits et gestes à Père.

 

Je retiens un soupir. La journée va être longue. J’espère que les rendez-vous prévus ne seront pas trop exigeants point de vue réflexion.

 

~0~

 

L’équipe de communication piaille autour de moi, incapable de se taire ou au moins de s’exprimer moins fort. La directrice, en particulier, parle d’une voix excitée beaucoup trop aiguë et son comportement beaucoup trop maniérée m’aurait donné mal à la tête dans n’importe quelle situation. Elle tourne sans cesse autour de moi dans un cliquetis de bijoux, vérifiant plusieurs fois mes mensuration, détaillant mes mains avec une fascination étrange et soulevant ma mèche sans mon autorisation pour me fixer dans les yeux. J’ai l’impression d’être une veste à la mode le premier jour des soldes.

 

— Le teint est un peu terne et les yeux un peu hagard, mais je suppose que c’est dû à la gueule de bois…

 

Elle me saisit le menton et me tourne le visage sans délicatesse pour mieux le positionner sous la lumière beaucoup éclatante des luminaires.

 

— En effet, madame Béatrice. Je vous avais envoyé des photos pour…
— Appelle-moi Béa, l’interrompt-elle. Bien sûr sans retouche logicielle et sans maquillage ?
— Naturellement.

 

La dénommée Béatrice s’éloigne de quelques pas et me détaille des pieds à la tête, son index posé sur sa pommette. J’ai le temps de détailler sa tenue, à la pointe de la mode de Néo-Knossos. Elle n’aurait jamais pu prétendre à un tel poste sans être capable de suivre les tendances -voir de les lancer- et comprendre de manière quasi-instinctive ce qui plaira ou non aux foules.

 

— Et Eliott l’a pris sous son aile, c’est ça ? Le mannequin ? Sérieusement ?
— Oui.
— Incroyable, je n’aurai jamais cru qu’il s’occuperait de quelqu’un d’autre que de lui-même celui-là…

 

Je crois qu’Ellen n’est pas loin d’exploser à sa manière, c’est à dire asséner une remarque un peu plus sèche que les autres. La plupart du temps, ses interlocuteurs ne se rendent pas compte qu’elle est furieuse. Elle déteste plus que tout se répéter et avoir travaillé pour rien.

 

— Sa côte de popularité actuelle n’est pas terrible, non ?
— C’est ce qui était marqué dans le dossier que je vous ai envoyé la semaine dernière, répond Ellen d’un ton légèrement revêche.
— Super !

 

Ellen se focalise sur sa tablette pour masquer son trouble après son éclat. Sentant la migraine revenir, je saisis machinalement les comprimés et un verre d’eau dès qu’on me laisse assez de place pour bouger sans percuter quelqu’un. Père choisit cet instant pour entrer dans la pièce. Face à mes cernes et à mon air hagard, il semble tout de suite comprendre dans quel état je suis et une lueur de jugement brille dans son regard, vite remplacée par son expression de Palladium parfait. Il adresse un sourire à la ronde, s’approche de moi et pose sa main sur mon épaule.

 

— Je suis content de voir que tu as passé une bonne soirée hier !

 

La pression qu’il exerce sur mon épaule, bien trop forte pour être naturelle, rend le sous-entendu plus que clair. Il déteste l’idée que je ternisse l’image de la famille avec un air de débauché. Je n’arrive pas à m’empêcher de frémir. La punition de ce soir sera violente. Ellen s’avance d’un pas et commence son rapport, ignorant l’agitation qui continue de nous encercler.

 

— Monsieur Eliott a accepté de prendre votre fils en charge, à condition que nous ne remettions pas en doute ses pratiques. Il considère qu’apprendre à tolérer certaines boissons à haute dose est une compétence essentielle dont certains Palladiums sont cruellement dépourvus. Il a annoncé aussi prendre la responsabilité des effets secondaires des premières tentatives et m’avait demandé de prévoir son emploi du temps en conséquence.

 

Il ne s’agit donc pas d’un hasard si aujourd’hui, on ne me demande rien d’autre que de vaguement garder les yeux ouverts ? Parfait. Père marque une seconde d’arrêt. Je ne sais pas ce qui le dérange le plus entre Ellen qui m’appelle son « fils » ou le fait que ma gueule de bois était prévue et même recherchée. Il n’a pas le temps de répondre que Béatrice s’immisce d’un bond dans la conversation.

 

— Attends attends attends. Tu veux dire qu’Eliott prend aussi en charge d’autres aspects de son éducation ? Monsieur Lumi, est-ce qu’Eliott vous enseigne aussi sa manière d’interagir avec les autres ?

 

Un vague souvenir flou remonte, d’une longue séance où Eliott tentait de m’apprendre à me tenir de manière plus naturelle, plus décontractée. Je suppose que c’est un début. Je hoche lentement la tête, dans l’espoir de ne pas réveiller la douleur.

 

— C’est absolument PAR-FAIT !

 

Le cri strident me prend par surprise et je sursaute. Je suis obligé de fermer les yeux, une main sur la bouche, le temps que le sol arrête de tanguer.

 

— Monsieur Asuka, j’attends une occasion de ce genre depuis des années ! C’est exactement ce que Néo-Knossos attendait ! Tous les Palladiums sont connus pour leur excellence et sont respectés pour cela, mais la jeune génération se retrouve mal dans cette image. Il leur faut une personne moins parfaite, moins intouchable, quelque chose de différent et d’inédit ! Avec l’image déjà peu flatteuse de monsieur Lumi, nous pouvons jouer dessus pour construire le stéréotype d’un jeune Palladium rebelle, hors des normes classiques mais paradoxalement plus accessible… Je suis sûre que les jeunes vont adorer ça, les mauvais garçons, surtout un peu charmeur, c’est la prochaine mode, je peux vous l’assurer !

 

Taisez-vous s’il-vous-plaît, ma tête est sur le point d’exploser. L’un des assistants finit par me prendre en pitié et m’asseoir sur une chaise, avec comme excuse de vérifier les mensurations de mes pieds. Père paraît sceptique et juge Béatrice du regard. Il finit par s’asseoir à mes côtés et me saisit la main, image parfaite et fausse d’un père qui soutient son enfant. Pendant sa réflexion, il fixe ma paume, comme s’il espérait trouver une réponse dans les lignes de ma main. Béatrice, les mains jointes, le fixe d’un air suppliant en piaillant devant lui pour récupérer son attention. 

 

— Je vous en supplie, laissez-moi ce projet. Je vous promet que d’ici cinq ans, monsieur Lumi sera le Palladium le plus populaire de sa génération. Si j’échoue, j’accepte d’en assumer toutes les conséquences.

 

Elle ne se rend clairement pas compte de ce qu’échouer signifierait pour moi. Être banni de la société, être remplacé par quelqu’un d’autre ou pire, ne pas pouvoir enquêter sur la disparition de Lilian… Ma position est tellement fragile, encore plus depuis que mon homosexualité a été révélée sur l’intranet et que l’origine de la fuite n’a toujours pas été découverte. Elle, elle ne risque qu’une perte d’emploi pour un autre moins avantageux et un déménagement vers un niveaux moins élevé. Père finit par hocher la tête, tic que certains ont trouvé pertinent de me forcer à reprendre à mon compte pour forcer notre « ressemblance ».

 

— Je crois en votre talent et en vos instincts, Béatrice. Je vous laisse donc carte blanche pour vous occuper de Lumi. J’espère que les résultats seront à la hauteur de votre enthousiasme.

 

Béatrice frappe dans ses mains, surexcitée. Je rêve de juste m’allonger dans un canapé avec une tisane, pour fuir le bruit, la lumière et l’agitation.

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ClementNobrad
Posté le 11/03/2023
Coucou Flammy,

Je suis pas tout à fait remis, mais je pouvais pas attendre !

Dis donc, le père est si charmant et aimant que ça me fait verser une larme... j'espère qu'il aura son petit retour de bâton bien mérité celui-ci.

J'aime bien l'aspect "influenceur" d'aujourd'hui et marketing que prend la vie de Lumi. Cet ado tellement imparfait auquel il faut construire une image publique parfaite et tellement bidon avec tout le coaching et la communication qui va autour... pas étonnant qu'il sombre à l'avenir dans l'alcool, la dépravation et la déprime. Un peu comme toutes nos starlettes (garçons et filles) qui finissent drogués ou la tête rasée alors qu'en apparence ils ont tout pour être heureux...

Je ne sais pas si le roman va se plonger dans ces coulisses, ou le mal agit au nom du bien, le vice au nom du populaire ! Mais ça peut-être une trajectoire intéressante dans cet univers de Brumes : le monde est en danger, en permanence, avec les Yokais qui menacent, et pourtant on ne pense qu à la distraction, aux images publiques, aux likes et à la notoriété... le sens des priorités...

"vérifiant plusieurs fois mes mensuration," > mensurations

"Je n'aurai jamais cru" > aurais

"Je vous promet" promets

"Vers un niveaux" niveau

Au plaisir de lire la suite
Flammy
Posté le 12/03/2023
Coucou !

Quelle motivation à dégommer la PàL, mais prend soin de toi quand même ^^

Oui, le paternel est charmant, ils ont une très belle relation, c'est charmant <3

Et oui, c'est totalement ça. La vie de Lumi, mai en vrai celle de tous les Palladiums, sont contrôlées dans les moins détails, et notamment dans l'image publique, faudrait pas qu'on puisse reprocher la moindre chose aux Palladiums voyons, ils sont parfait et font tout parfaitement. Après, le cas de Lumi va être un peu particulier, mais ça va être détaillé plus tard ^^

Et oui, c'est exactement ça xD Un des rôles des Palla, c'est de maintenir la population dans le bonheur et la joie, même si ya des attaques de Yokais, après, est-ce que c'est vraiment pertinent vu la situation, hey, c'est compliqué à dire ^^' Mais pas mal de choses sont axés autour de ça ^^

Merci beaucoup pour les fautes ! =D
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