Chapitre 3

Notes de l’auteur : /!\ la présence de chiffres dans le texte renvois aux notes en bas de page du chapitre !
Bonne lecture !
Rendez-vous le 15 du mois prochain pour la suite !

Face n°9 de l’icosaèdre, japonaise – Ville : Torii – Entrepôts extérieurs
Année 2012, Terre, Monde 4 / Année 2512, 4e Platefrome

 

La douleur était insupportable

Partant de l'arrière de la tête, elle irradiait jusque dans la mâchoire de l’adolescent, dans son cou, dans ses épaules et tout le long de son dos, lui donnant l'impression qu'en plus de s'être fait salement démolir, on l'avait suspendu des heures par les poignets.

Le monde tanguait et roulait autour de lui, flou dans la pénombre qui habitait encore son champ de vision. Ses oreilles bourdonnantes n'arrivaient pas à capter de bruits intelligibles tant son esprit était encore embourbé dans l'inconscience par le choc qui l'avait assommé, augmentant sa sensation de vertige.

 

Combien de temps ?

Combien de secondes ou d’heures qu'il était là sans bouger ?

Aucune idée.

Tout était trouble, douloureux. Rendant pénible la moindre tentative de concentration.Il mit un long moment à réaliser une évidence : Il était debout. Enfin. En position verticale.

L'impression d'avoir été suspendu par les poignets n'en était pas une. Il ÉTAIT suspendu par les poignets.

Là.

Maintenant.

Ses pieds touchaient le sol par le dessus, et la sensation de roulis qu'il avait éprouvé jusqu'alors était probablement due aux oscillations de son corps…

Après un violent effort, mental et physique, il parvint enfin à se remettre ses pieds à plat, et presque à s'appuyer sur ses jambes qui ne cessaient de se dérober sous son propre poids pourtant faible. Concentré sur le fait d'essayer de tenir debout, il ne se rendit pas tout de suite compte que son esprit s'était éclairci et son ouïe plus ou moins rétablie, et il lui fallut un hurlement pour qu’il réalise que des bruits inquiétants raisonnaient autour de lui : gémissements, bruits de chaînes, de pas... des voix... en langue commune…

 

- Celui-là.

 

Une main se referma brusquement sur le bas de son visage, le faisant sursauter, et des doigts s’enfoncèrent sans douceur dans ses joues pour le forcer à ouvrir la bouche. Une main gantée alla ensuite se promener sur ses dents pour vérifier leur état, lui donnant un haut-le-cœur qui se solda par ses canines légèrement proéminentes plantées dans le gant en latex. Quelque chose remua au fond de lui, sous les sceaux scellant sa magie, et sa mâchoire se verrouilla autour des phalanges, faisant hurler l’homme qui l’examinait.

 

- BORDEL ! Fais-le lâcher ! Fais. Le. LÂCHER !!!!

 

Du mouvement. Dans son dos.

Porté par la vague d’adrénaline remuant ses entrailles, l’adolescent referma ses mains sur les chaînes retenant ses bras pour se stabiliser et donna un coup de pied en arrière sans toucher de cible solide. L’homme devant lui l’agonissait d’injure tout en le frappant au visage, lui faisant vaguement se rendre compte qu’il n’avait toujours pas lâché prise.

Soudain les coups cessèrent.

 

- Pas la tête ! Il a déjà reçu suffisamment de coups là !

- JE M’EN TAPE FAIS LE LÂCHEEER !

 

Une violente décharge d’électricité se répandit brusquement dans le corps du prisonnier, l’obligeant à ouvrir la bouche pour hurler puis le faisant retomber, inerte, au bout de ses chaînes.

 

- Putain d'merde y m'a bousillé les doigts ce con !!!

- Au moins on sait qu’il a de bonnes dents…

- Ta gueule. Met-lui une muselière !

- T’as pas d’humour…

 

La remarque fut accompagnée d’un léger rire et d’une forte pression sur le visage du garçon qu’on obligea de nouveau à ouvrir les lèvres. Rapidement, l’appareil destiné à le faire taire et a protéger des morsures fut en place, lui sciant le coin des lèvres et lui donnant l’impression d’étouffer. Le corps maigre fut agité de spasmes nauséeux que les hommes autour de lui ignorèrent superbement.

Des mains se promenaient sur sa peau, le long de ses muscles, tâtant et tripotant tout ce qui passait à portée, le tout accompagné de commentaires qu’il peinait encore à intégrer. Mesures. Poids. Estimation de son âge. Cartographie de l’énorme cicatrice défigurant son dos comme son torse et dont le point d’entrée se trouvait à gauche, juste au niveau habituel du cœur.

 

- Vierge ?

- Je vérifie.

 

Des mains de nouveau. Sur ses fesses. Entre ses fesses. Dans...

 

- NH !

 

Surmontant la raideur de ses muscles, il donna un nouveau coup de pied en arrière, manquant de peu l'entre-jambe de l'homme qui le palpait.

 

- Bordel, il est vif c'ui là...

- Un autre coup de taser, et il le sera plus.

 

La douleur, de nouveau, au creux des reins. Paralysante. Et les autres, qui continuaient comme si de rien n’était…

 

- Pas de cicatrices caractéristiques. Mais bon…

- Note vierge alors. On a pas la preuve du contraire. Et envoyez le dans la zone de chargement.

 

Quelqu’un décrocha ses chaînes, le faisant durement tomber sur le sol où il s’écorcha les coudes et les genoux. On le redressa sans ménagement pour le remorquer au travers de la pièce, puis sur l’asphalte glacé et défoncé de l’extérieur. Ses pieds nus patinaient dans la neige sale, le faisant trébucher à chaque pas. Lorsqu’il s’étala de tout son long, on le frappa au ventre avant de le traîner tout simplement en remorque jusqu’à un autre entrepôt. Cette cavale infernale lui sembla durer une éternité, cailloux et cristaux de glaces lui déchirant la peau, les menottes de fer lui cisaillant les poignets et l’air glacé de l’hiver lui agressant les poumons. Quand enfin ils entrèrent dans un local chauffé, il était sur le point de s’évanouir.

On l’abandonna un moment à l’entrée, recroquevillé dans le courant d’air froid généré par la porte ouverte dans son dos, sa magie scellée s’agitant toujours au creux de son ventre, tentant tant bien que mal de soigner ses blessures. Des gens s’agitaient dans l’entrepôt sans lui prêter attention, concentrés qu’ils étaient sur leurs propres prisonniers – ils étaient des centaines – ou sur leurs transactions en cours. Alors que son esprit se dégageait un peu, l’adolescent compris enfin où il était, et pourquoi.

Le marché noir des esclaves.

Étrangement, le soulagement déferla dans ses veines à cette prise de conscience : un esclave peut s’enfuir ou gagner sa liberté. Un esclave a l’espoir de s’en sortir un jour. Et même s’il avait probablement été vendu par sa pourriture de beau-père en paiement d’une dette de jeu ou d’un truc comme ça, se retrouver là signifiait que l’autre alternative qui lui traînait dans l’esprit avait été évité… contrairement à de nombreux jeunes des bas quartiers ces derniers temps, il ne s’était pas fait enlever par une secte de fous…

Quelqu’un l’attrapa brusquement par la nuque pour le remettre sur ses pieds, interrompant ses pensées et lui tirant un gémissement pitoyable qui lui valut un coup du plat de la main entre les omoplates.

 

- Avance.

 

Il fit un pas en avant, presque une chute.

Autour de ses poignets sanglants, les chaînes cliquetèrent, sans personne pour les tenir.

Une fraction de seconde, le garde chiourme et sa proie s’entre-regardèrent, et puis tout se passa très vite : l’homme se jeta en avant tandis que le garçon faisait un pas sur le côté, léger, déplaçant juste ce qu’il fallait de son centre de gravité pour exécuter une volte parfaite. La main de l’adulte frôla ses côtes nues et se referma sur du vide tandis que l’adolescent se jetait vers la liberté. Passer entre les deux gardes postés à l’entrée ne lui posa pas de problèmes : il était petit, malingre, et surtout les plantons blasés ne s’attendaient pas à une tentative de fuite de la part des déchets humains qu’ils étaient censés garder.

Trois secondes après sa libération, il était de nouveau à l’extérieur, la poitrine en feu à cause du vent glacé soufflant sur les docks, et s’élançait de toutes ses maigres forces dans les cinq centimètres de neige boueuse qui tapissaient le sol en direction de l’océan. Il lui avait suffit d’un bref coup d’oeil pour s’orienter : à sa grande surprise, il avait reconnu l’endroit où il se trouvait, non loin d’une des zones les plus populeuses des bas-fonds. S’il parvenait à atteindre l’eau, puis à nager les cent mètres d’eau salée le séparant du Ponton… alors il pourrait s’en sortir. S’il ne mourrait pas d’hypothermie avant. Mais ça c’était secondaire par rapport à la perspective d’être vendu et de finir le reste de sa vie en esclavage…

Il patina en prenant un virage serré, et s’élança dans la rue droite menant aux quais…

 

 

 

Dix secondes.

C'était l'avance qu'avait la cible.

Éclairé par la lumière bleue des Onibi1 illégaux qui baignaient de l’entrepôt d’une lumière glauque, Nils buvait le café dégueux de l'entrepôt en surveillant d'un œil morne le nouvel arrivage lorsque l'incident avait éclaté : au milieu des putes de bas étages, des mecs en attente de leur exécution, des gamins revendus pour dettes, des parents venus toucher leur blé, de la lie humaine qui faisait malheureusement partie du fond de commerce de son patron, il y avait eut comme une flamme.

Juste une étincelle d’énergie, qui lui avait fait relever la tête quelques secondes avant que l'événement ne survienne : au fond, un gardien anonyme poussait une silhouette frêle vers Lars, un de ses lieutenants. Le gamin avait trébuché, réalisé que plus personne ne le tenait et, le temps que Nils attrape son fusil, avait entreprit de s’enfuir. La porte laissée ouverte par les deux imbéciles chargés de la surveiller avait d’ailleurs bien aidé.

Faisant signe à son second de le suivre, le mercenaire s’était précipité à la suite du fuyard, laissant Lars régler leur compte aux deux abrutis de la porte. Aucuns scrupules, pas de traces, pas de corps : Monsieur K. avait été clair en ce qui concernait l’incompétence, Nils avait toute latitude de sévir. Ses rangers dérapèrent légèrement dans la neige lorsqu'il atteignit l'extérieur – ajoutant ses grosses traces à côté des empreintes minuscules des pieds nus – et il n'attendit pas d'être stabilisé pour braquer son arme sur le dos de sa cible qui malheureusement disparue dans un virage.

Jurant entre ses dents, il s’élança à sa poursuite, tentant bientôt d’aligner dans son viseur un adolescent qui courrait en zigzag, les épaules et la tête rentrée, conscient de se rendre ainsi plus difficile à toucher. Nils esquissa un sourire. Le gamin avait visiblement l’habitude de se faire tirer dessus. Un gosse des bas-fonds probablement.

Qui filait droit vers l’océan.

Et le Ponton.

Pas bête. Mais trop optimiste.

Bien planté sur ses pieds, le mercenaire pris le temps de viser, d’anticiper les mouvements, puis de tirer trois coups rapides.

 

- Dodo.

 

Sans surprise, la première fléchette rata sa cible, faisant bondir sa proie sur le côté, juste dans la trajectoire du second et du troisième projectile. L'impact fit tressaillir le garçon, qui couru encore quelques mètres avant que ses jambes ne se dérobent, qu'il trébuche et ne s’étale de tout son long sur la roche inégale du sol. Satisfait par sa performance, et un brin admiratif envers l’adolescent qui continuait d’essayer de ramper malgré les deux doses de tranquillisant que sa petite carcasse venait de recevoir, il laissa Yukio, son second, couvrir la distance qui les séparait encore du garçon. L’homme de main inspecta rapidement le prisonnier, puis le ramena à son chef afin qu’il l’inspecte à son tour.

Notant sans y prêter attention les blessures superficielles et les bleus émaillant la peau humide de neige fondue, Nils vérifia la présence des menottes, puis qu’aucunes des extrémités du môme n’avaient tournées au bleu. Pas d’engelures. Parfait. Et le sang dans les cheveux bruns ne venaient pas d’une plaie ouverte, mais d’une blessure plus ancienne.

Sous ses doigts, l’épiderme tiède pétillait d’un infime courant magique qui lui tira un sourire de loup.

 

- On le ramène.

 

Yukio haussa les sourcils à son expression mais ne moufta pas. Il laissa son patron basculer le jeune par dessus son épaule et repartir à petites foulées en direction de l’entrepôt, son sourire satisfait toujours largement étalé sur son visage.

La chaleur régnant dans le hangar paru infernale aux deux hommes après la froideur de la nuit. Sans un regard pour les deux gardes baignant dans leur sang, ils traversèrent rapidement la vaste pièce pour aller déposer leur fardeau dans l'une des caisses alignées contre le mur. Celles réservées aux fortes têtes. Un médecin passerait, baignerait le corps, le soignerait rapidement, puis le couvercle serait scellé jusqu'à ce que la livraison s'achève.

D'un geste de la main, Nils convoqua le contre-maître qui surveillait le moindre de leurs faits et gestes depuis leur retour avec le fugitif, visiblement nerveux. L’homme, maigre et noueux comme quatre-vingt dix pour cent de la population des bas-fonds, la peau brune marbrée par le soleil et le sel, se pointa devant lui de mauvaise grâce.

 

- Quoi veuh, l’merc’ ?

 

Arg. La langue des bas-fond. Nils en détestait les sonorités âpres et l’absence totale de grammaire. Avec ennui, il désigna le corps recroquevillé au fond de sa caisse.

 

- Suilà s’pour l’Ant’. Pour K.-sama.

 

L’homme en face de lui fronça les sourcils, mécontent.

 

- Naï. Résa.

- M’en cogne.

- Itou. Résa te dit ! Min boss l’a dit : j’y prend. Paie une dett’. Gross’.

 

Nils se redressa de toute sa stature et croisa les bras, dominant sans peine le rebut de basse-fosse qui lui rendait bien vingt centimètres de moins. Puis se fit le plaisir de sourire, dévoilant ses Crocs-Vrais, proéminents et luisants de bave, qu’il dissimulait d’ordinaire sous un voile d’illusion.

 

- S’pa’ un ‘blèm’. K.-sama paie cash. L’goss’ va a l’Antre. Final.

 

Avec un geste irrité de la main, il congédia le contre-maître avant que celui-ci ne retrouve son courage – enfuit en même temps que l’illusion qui faisait oublier aux humains l’origine démoniaque de Nils – pour essayer d’argumenter quant au fait de garder le môme. Si la dette du gosse était si importante, Kiyoshi allait certainement le tuer (ou pire, le priver de ses gages) pour avoir décidé de lui imposer cette dépense, mais en même temps… c’était aussi son job de repérer les fortes têtes et les caractères intéressants qui pourraient agrémenter l’Antre des Roses, le plus grand centre de plaisir de l’île…

Et quelque chose lui disait que celui-là serait parfait.

 

***

 

Face n°9 de l’icosaèdre, japonaise – Ville : Torii – Antre des Roses
Année 2012, Terre, Monde 4 / Année 2512, 4e Platefrome

 

Sa phobie des espaces clos lui avait fait perdre connaissance sitôt la caisse de transport scellée, et il fallut la brûlure persistante de la moquette frottant sur le dessus de ses pieds tandis qu’on le traînait dans un couloir pour qu’il revienne à lui. Les événements suivants se déroulèrent dans un épais brouillard : des mains sur son corps, du bruit, des voix, une lumière beaucoup trop brillante pour ses yeux, des sanglots, des jurons, l’odeur de sueur, de peur et de détergeant… de sang aussi… tout ça tournait à lui en donner la nausée sous son crâne encore embrumé par l’anesthésiant et la terreur.

De nouveau, on le suspendit par ses mains liées, relevant l’accroche de façon à ce que la pointe de ses pieds effleure à peine le sol. Une migraine persistante lui brouillait la vue, l’empêchant d’imprimer les visages et les gestes de ceux passant dans son champ de vision, ajoutant encore une douleur à la somme de celles vrillant sa carcasse.

Une main se perdit dans ses cheveux pour l’obliger à redresser la tête, et on le libéra enfin du bâillon qui lui sciait les lèvres, ce qui le fit tousser. Avec douceur, des doigts appuyèrent sur ses joues, le forçant à ouvrir la bouche le temps qu’on inspecte une nouvelle fois ses dents. La magie scellée à l’intérieur de son corps ne remua pas, et il ne pu que se résigner à subir, sa nature profonde l’empêchant de blesser qui que ce soit. On inspecta son visage épargné par les coups, puis ses diverses blessures avant de le laisser tranquille, toute l’attention de la pièce s’était redirigée vers un point précis…

Qui sentait très fort l’after-shave.

S’il n’avait eu le ventre aussi vide, l’adolescent en aurait certainement vomi. D’autant plus que l’odeur se rapprochait, écœurante au possible, accompagnée d’un costume blanc surmonté d’une masse de cheveux rouges, probablement teintés. Le nouveau venu possédait une voix grave et rauque qui fit vibrer sa poitrine creuse sans qu’il ne comprenne le sens des mots prononcés et on lui releva de nouveau la tête, brusquement cette fois, lui faisant perdre connaissance…

 

 

Kiyoshi Hôgo, propriétaire et protecteur de l’Antre des Roses, avait quitté aux petites heures du matin le luxueux bureau qu’il occupait au sommet de son Club afin d’aller inspecter le nouvel arrivage de chair qu’apportait toujours le premier jour du mois.

Le plus gros du tri se faisait bien avant l’arrivée dans ses sous-sol, ses hommes de confiance et ses mercenaires s’occupant d’un premier écrémage dans le quartier des docks afin de ne plus lui laisser que ceux répondant aux besoins de son entreprise : petites frappes à la recherche d’une seconde chance qui feraient d’excellents serveurs, grooms ou jardiniers sous la supervision des Branches ; jeunes gens avenants qui deviendraient des Roses ; et puis les criminels aux dettes ou aux crimes trop importants qui seraient parfaits pour ses clients aux goûts extrêmes. Et les enfants, bien entendu. Non pas qu’il en fasse commerce, mais… maintenant que son cher mafieux de filleul s’était mis en tête de sauver tous les mômes revendus, il était bien obligé de l’aider, sinon il en aurait pour des heures à l’écouter se plaindre.

La visite des sous-sol n’était pas la partie de son activité qu’il affectionnait le plus mais en dix-neuf ans, il n’y avait jamais manqué, estimant qu’il devait au moins ça à ceux qui allaient travailler sous ses ordres. Et puis jusqu'à présent, personne n'avait réussi à faire le boulot aussi bien que lui. Il lui suffisait d'un coup d’œil, d'un vague aperçu, pour juger les gens, savoir s'ils seraient ou non difficiles à manipuler, ou encore, s'il pourrait leur faire confiance lorsqu'ils auraient compris quelle chance il leur offrait. Un travail planqué le temps de rembourser l'argent qu'ils lui devaient, un toit, de la nourriture, des vêtements, en échange de leur corps.

Ça n’était pas un si gros sacrifice, non ?

La porte du sous-sol coulissa et Nagasaki, sa compagne du moment, plaqua un mouchoir en soie sur son beau visage pour se protéger de l’odeur.

L'odeur...

Il la connaissait par cœur.

Elle ne le répugnait pas, il l'avait tellement fréquentée… mais elle ramenait toujours vers lui des souvenirs qu'il préférait oublier.

Dans la vaste salle réservée aux arrivages, ils étaient une quarantaine, hommes, femmes, et adolescents confondus, à attendre qu’on décide de leur sort. Activant sa tablette, il fit rapidement un premier classement sur la base des rapports fournis par Nils et ses hommes :

Hommes envoyés par la mafia, meurtriers ? Pour les clients Spéciaux.

Petites frappes, dettes minimes ? Pour l’intendant, qui s’occuperait de leur assigner des postes vacants et de leurs expliquer les règles de la maison.

Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que dix-sept cas plus problématiques sur lesquels il devait sérieusement se pencher. Il passa lentement entre les derniers candidats, en désignant certains pour le rang de Rose et se réservant les autres pour une plus longue inspection, surtout les enfants.

Il n'y en avait pas beaucoup dans l'arrivage de cette matinée, cinq. Trois très jeunes, trop jeunes même pour ce genre de situation, qu'il désigna à Nagasaki afin qu’elle les emmène se laver, s’habiller et manger chaud. On viendrait les chercher plus tard pour les remettre aux Sawada et les sortir de cette roue infernale… et puis comme ça la jeune femme pourrait éventuellement retenir Niko lorsque ce dernier arriverait. Ce qui lui laisserait peut-être le temps d’évacuer rapidement l’adolescente peine formée que Nils avait sélectionné pour son joli visage. Elle ferait une Rose parfaite dans quelques années, lorsqu’elle serait rodée au métier. Le dernier par contre… il n’avait rien à faire là.

Trop petit, trop maigre, même si le corps était harmonieux sous son camaïeux de bleus. La peau, ambrée, était trop typique des bâtards métis des bas-fonds pour attirer ses clients. Les ongles étaient sales, cassés. Le gamin visiblement mal nourrit, de tout en os et en muscles, la fleur d’une énorme cicatrice s’étalait sur sa poitrine, et son visage semblait d'une banalité affligeante.

Le temps qu’il arrive, un de ses agents jurait en s’écartant d’un pas, le bas de son pantalon maculé d’urine. La tête du gamin retomba mollement sur sa poitrine, signe qu’il venait de perdre connaissance.

Kiyoshi se planta près de ses hommes, ses gardes du corps se déployant autour de lui en une muraille inutile : personne ne l’attaquerait ici. Mais bon… les vieilles habitudes…

Détendu, il s’adressa à la doctoresse Kinhide dont les doigts couverts de latex venaient de se perdre dans les cheveux grossièrement taillés du gosse pour lui faire relever la tête.

 

- Que dit le rapport ?

- Pas grand-chose. Donné en paiement d’une dette dans l’un des tripots de la zone des Docks. Et vu la hauteur du montant, il devrait encore s’y trouver pour se faire passer dessus jusqu’à ce que mort s’en suive.

 

L’homme aux cheveux rouges grimaça, trop au fait des réalités de la vie des bas-fonds pour empêcher son cerveau de visualiser la scène.

Quel gâchis.

 

- Pourquoi il est là alors ?

- Parce que Nils-san2 l’a ordonné.

- Fait voir ?

 

Sans surprise, la note du mercenaire était courte et cryptique. Un simple « il va vous plaire » qui n’éclairait en rien la situation. Devant lui, Kinhide poussait un petit sifflement qui lui fit lever les yeux du papier : soulevés par les doigts délicats du médecin, les paupières de l’adolescent venaient de révéler deux iris d’un vert vif, presque surnaturel, et plutôt incongrus au milieu de ce visage creux sans attrait. Pas mal…

 

- Et il est censé être de la zone japonaise ? Sérieusement ?

 

La femme esquissa un sourire ironique.

 

- C’est ce que le vendeur a indiqué. Mais vu son allure je doute qu’une seule goûte de sang haut coule dans ses veines.

- Sans blague… bon. Je demanderais à Benkeï de faire des recherches. Ne serais-ce que pour éviter que le propriétaire à qui on l’a piqué nous fasse des emmerdes. J’espère qu’il est majeur, sinon Niko-chan3 vas être pénible…

 

La porte au fond du sous-sol s'ouvrit et se referma avec un claquement sec, tirant un sourire à Kiyoshi : quand on parlait du loup… pile à l’heure !

Le jeune homme avançait à grands pas, la tête haute et le regard braqué droit devant lui, parfaitement habillé, comme toujours, malgré ses 17 ans tout neuf. Sous le vernis de la fin d'adolescence se dessinaient déjà les traits de l'adulte qu'il serait où seuls des yeux d'un bleu profond trahiraient ses origines mêlées. Le digne fils de son père.

 

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1 « Onibi » est un terme japonais désignant l’équivalent asiatique des feux-follets européens. Largement répandus dans les bas fond de Torii, ils servent d’éclairage à la population n’ayant pas les moyens de s’offrir la coûteuse électricité de l’île. Les onibi illégaux sont bleus, non traités et hautement infaillibles, et les légaux sont orangés et particulièrement stables.

2 Le suffixe « san » signifie aussi bien ‘monsieur’, ‘madame’ ou une marque de respect formel lorsqu’on parle de quelqu’un avec qui l’on travaille mais dont on est peu proche. Lorsqu’il suit un prénom, il marque la proximité respectueuse.

3 Le suffixe « chan » marque une grande intimité entre deux personnes, envers les adultes on l’utilise uniquement dans le cadre du cercle familial ou entre amants, sinon c’est un terme qu’on utilise surtout lorsqu’on parle aux enfants.

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