Chapitre 3

Suivant la galerie souterraine qui démarrait après la cascade, Zilia arriva en galopant devant le péristyle de la demeure secrète où elle habitait avec sa mère Roxelle. Elle sauta à bas de son cheval Breva, à bout de souffle après une course aussi effrénée.

 

La caverne où était cachée l’entrée du palais de Roxelle s’ouvrait après un dédale de couloirs sombres où Zilia savait se diriger aveuglément. Sa mère, avertie de son arrivée par l’activation de signaux de surveillance tout le long des galeries, l’attendait devant les marches au pied des colonnades.

 

  • Te voici, Zilia, ma fille, ma princesse aux yeux de braise ! Que t’arrive-t-il ? demanda Roxelle, un peu alarmée par la précipitation de Zilia.
  • Ô mère, je reviens du port où j’ai surpris une scène des plus étonnantes, répondit Zilia et, baissant la tête, elle rassembla ses longs cheveux avec ses mains pour les lisser avec ses doigts après le désordre provoqué par sa chevauchée.
  • Raconte-moi donc ce qui t’inquiète tant, interrogea Roxelle.
  • J’ai vu débarquer d’un bateau secoué par la tempête Girolam qui arrivait tout droit de son île, il était trempé et visiblement très pressé. Et tu ne devineras jamais qui l’attendait à l’auberge du port avec des vêtements de rechange, prêt à partir avec lui à bride abattue ? dit Zilia.
  • Ne me dis pas que c’était Tizian ? répondit Roxelle qui comprenait que la rencontre devait être exceptionnelle pour que Zilia soit aussi bouleversée, car les deux frères n’avaient pas la réputation de s’entendre.
  • Lui-même. J’étais là par le plus grand des hasards, je laissais Breva paître le gazon derrière l’auberge au clair de lune et se reposer avant de repartir, quand j’ai entendu une altercation sur le port. C’était Tizian qui insultait Girolam. Je me suis approchée en toute discrétion pour écouter. Xénon les a convoqués pour une affaire urgente, et Girolam était en retard comme toujours, ce qui a provoqué la colère de Tizian. Cette fois-ci, apparemment, Xénon n’accordait aucun délai et voulait que ses fils arrivent ensemble. N’était-ce pas incroyable et totalement inhabituel ?
  • Quel est donc cette nouveauté qui exige que les deux frères montent voir leur père ensemble ? Ca ne s’était jamais produit auparavant, réfléchit Roxelle en jouant avec le collier d’argent qui ornait son cou et représentait un croissant de lune avec des étoiles aux extrémités. Il nous faut établir un plan pour savoir ce qui se passe et si besoin, nous immiscer dans cette affaire et y jouer un rôle qui nous remette enfin à notre juste place. Viens, Zilia, rentrons, nous avons à parler.

 

Un valet était sorti discrètement par une porte latérale dérobée, et avait emmené Breva pour le panser et le nourrir. Le fougueux cheval au sabots de feu avait suivi docilement le serviteur qu’il connaissait bien. Roxelle et Zilia passèrent entre les colonnes du péristyle et pénétrèrent dans l’antichambre du palais qu’elles traversèrent pour se rendre dans un patio qui la prolongeait. Les murs phosphorescents de la caverne  apportaient une lumière douce et des fontaines d’eau jaillissaient dans un jardin composé de plantes étranges et de champignons géants. Roxelle et Zilia s’assirent sur un banc de pierre, et aussitôt une servante apporta un plateau avec des rafraîchissements.

 

  • Je ne sais pas ce qui se passe, mère, dit Zilia, mais oui je pense que nous devons agir et immédiatement. Je vais monter au château et rencontrer Moorcroft, tu sais qu’il ne peut rien me refuser, et je vais l’interroger jusqu’à ce qu’il me révèle la cause de cette visite inopinée.
  • Je suis d’accord avec toi, le temps presse, et c’est une excellente initiative ma fille, répondit Roxelle. Pendant ce temps, je vais consulter mes grimoires et tâcher d’en savoir plus sur nos possibilités de réagir et de nous prémunir contre toute éventualité, je veux regarder quelques formules qui pourraient nous être utiles. J’ai idée qu’il va te falloir te transformer pour pouvoir approcher tes frères sans qu’ils se doutent qu’il s’agisse de toi.
  • Mais ils ne me connaissent pas, protesta Zilia, tu m’a toujours dit qu’ils ignoraient mon existence. Ils ne me reconnaîtront pas !
  • C’est ma foi vrai, dit Roxelle, mais Xénon ne va-t-il pas leur dévoiler ta présence ? Nous ne savons pas l’objet de la convocation, cela nous concerne peut être... Je dois te donner les moyens de savoir et de te défendre. Il faut que tu puisses te rendre le plus près possible d’eux sans attirer leur curiosité mais en satisfaisant la tienne. Et la mienne par voie de conséquence, bien sûr.
  • Mère, ne vous inquiétez pas pour ma défense, répondit Zilia en éclatant de rire, je sais fort bien me débrouiller par moi-même, et je suis habile au tir à l’arc.
  • Oh non, cela est bien insuffisant. Du peu que tu as entendu et de ce que tu m’as rapporté, je pressens que cette affaire est de la plus haute gravité. Nous tenons là peut être ce qui nous permettra de nous venger de l’affront que nous fait depuis tant d’années ce monstre de Xénon en nous ayant exilées. Je rêve depuis si longtemps de le voir destitué, traîné dans la boue, et surtout, étendu à mes pieds, humilié et humble, écrasé, rampant, implorant ma mansuétude. Si tu savais Zilia comme j’attends ce moment … Et lorsque je consulte mes tablettes et mes miroirs, j’ai la certitude que ce moment arrivera. Peut être plus tôt que je ne le pensais finalement, conclut Roxelle en hochant la tête et en buvant avec délectation la tisane d’herbes odorantes que lui avait apportée la servante.

 

La mère et la fille ne se ressemblaient pas : Zilia avait des cheveux magnifiques, des yeux noirs étincelants et une peau blanche qui connaissait peu le soleil. alors que le teint de Roxelle était mat et brouillé, ses cheveux roux foncés épars et ébouriffés, et ses yeux marrons délavés. Le séjour depuis des décennies sous la terre n’avait pas arrangé sa peau qui était ridée et boursouflée, sa silhouette était lourde et traînante et sa voix aigrie par toutes les déconvenues sonnait de manière désagréable. Zilia ne voyait pas cette difformité ni la transformation progressive de sa mère en laideron, elle qui fut jadis si belle. La jalousie, l’amertume et la frustration petit à petit rongeaient le coeur et déformaient les traits et l’apparence de Roxelle, lui donnant de plus en plus l’allure d’une sorcière.

 

  • Pour aller voir Moorcroft, reprit Roxelle, tu peux prendre le monte-charge qui se trouve dans la cheminée de rochers au fond de la galerie du Nord. Il t'emmènera presque en haut de la montagne. Cela sera beaucoup plus rapide que d’y aller à cheval ou à dos de mulet, tu gagneras du temps. Moorcroft te doit bien une explication en effet, je veillerai à ce qu’il soit loquace, je te donnerai une potion qui fait parler les moins bavards.
  • Un élixir dont tu as le secret, mère ?
  • Ce n’est pas grand chose, un peu d’alcool distillé à base de plantes, mélangé à quelques huiles dont j’ai le secret, ça réchauffe le coeur et l’esprit, et un dernier petit ajout de quelques gouttes de ma création qui provoquent une forte envie de tout raconter.

 

Et ce disant, Roxelle éclata d’un rire rauque qui fit fuir deux ou trois petites chauves-souris qui s’étaient accrochées au dessus du banc de pierre.

 

  • Je pars tout de suite, je vais essayer de voir Moorcroft au plus vite. Il est peut être couché à cette heure, dans ce cas je le réveillerai.
  • Ce traître à notre situation se coule une belle vie douce, dit rageusement Roxelle, pendant que nous sommes emprisonnées dans ce souterrain, il se pavane dans le château et profite de toutes les largesses de Xénon.
  • Le crois-tu mère ? je n’ai jamais entendu dire que Xénon était généreux.
  • Je mets Xénon et Moorcroft dans le même sac, répondit Roxelle du tac au tac, tous des profiteurs de la crédulité des femmes. Venge-moi, ma fille, ô ma beauté de la nuit.
  • Donne-moi cette potion dont tu parlais, dit Zilia.
  • Je vais la chercher dans mon laboratoire, reprit Roxelle en se levant, je te ramène la fiole tout de suite, et toi, va te faire une beauté, mais reste sobre, il ne faut pas qu’on te remarque au palais.
  • Ne t’inquiète pas mère, je connais les passages secrets, j’arriverai directement dans la chambre de Moorcroft, il ne s’apercevra de rien et nul ne me verra.

 

Zilia se leva à son tour et gagna sa chambre, creusée à même le rocher. Un magnifique lit couvert de velours rouge occupait tout le centre de la pièce et s’appuyait sur la paroi du fond, d’où tombaient de lourdes tapisseries. Zilia souleva le couvercle d’un coffre de bois au pied de la couche et extirpa une simple robe de laine marron qu’elle revêtit. Elle cacha ses cheveux dans un bonnet de coton et rajouta un tablier qu’elle noua dans son dos. Ainsi habillée, elle ressemblait plus à une servante du château qu’à la fille du roi, même illégitime.

 

Lorsqu’elle sortit de sa chambre, elle croisa sa mère dans le couloir qui lui remit un minuscule flacon contenant le liquide révélateur. Zilia le cacha aussitôt dans la poche de sa robe.

 

  • Bien, dit Roxelle, je vois que tu as revêtu la tenue des visites au château. J’espère qu’un jour tu pourras y entrer habillée comme une vraie princesse, et pourquoi pas comme une reine ?
  • Mère, cesse de rêver, répondit Zilia, pour l’instant il nous faut agir. Merci pour la fiole, je pars et espère revenir très vite. J’arriverai au château bien avant mes frères, puisqu’ils viennent seulement d’entreprendre la montée. Je saurai avant qu’ils voient Xénon ce qu’il en est.
  • Pars, ma fille, et sois prudente,

 

Zilia sortit du palais des Ténèbres par le péristyle et sa mère la suivit des yeux, elle s’enfonça rapidement dans l’obscurité et se dirigea sans lumière vers la galerie du Nord. Zilia aimait marcher dans le noir, le long de ces couloirs rocheux qu’elle avait si souvent parcourus qu’elle en connaissait les moindres recoins, les moindres aspérités. A force de vivre dans le noir, elle avait appris à se diriger dans l’obscurité, elle parvenait à voir les obstacles, tous ses sens étaient en alerte et rapidement sans encombre, elle atteignit le monte-charge.

 

C’était une vieille cage de bois brinquebalante, qui s’actionnait avec des cordes, des poulies, des engrenages et un contrepoids. Zilia pénétra dans l’habitacle et se mit à tourner la manivelle, la cage s’éleva doucement en grinçant. Ce monte-charge était étonnamment conçu et fonctionnait parfaitement, presque sans effort. Au bout d’une dizaine de minutes, la cabine parvint au bout de la course, Zilia serra le frein, ouvrit la porte et sauta sur la plate-forme d’arrivée. Elle se mit à courir dans le couloir en forte pente qui montait vers la sortie, masquée derrière un rideau d’arbres. S’assurant que personne ne venait sur le chemin, Zilia sortit et se dépêcha de gagner le château par un passage secret souterrain dont l’entrée se trouvait derrière un gros rocher en forme d’ours. La nuit était noire et nul ne s’aventurait plus dehors à cet heure, les bêtes sauvages sortaient de leurs tanières et le danger était partout, mais Zilia était si rapide que nul animal ne pouvait la rattraper.

 

Une fois dans le palais, Zilia savait parfaitement où elle voulait aller. Se fondant dans la masse des serviteurs, elle se glissa le long des corridors et des cours jusqu’à la chambre de Moorcroft où elle l’attendit, non sans impatience. Elle était entrée dans la pièce à l’aide d’un passe-partout que lui avait donné le conseiller, un jour où il avait eu le coeur plus tendre que d’habitude. Depuis ce temps, il regrettait son geste, sachant que Zilia pouvait entrer chez lui à l’improviste et le surprendre en train de manigancer.

 

Il arriva quelques instants plus tard, étonné de la trouver là si tard le soir.

 

  • Mais que fais-tu là au château à cette heure Zilia, demanda-t-il, au fond très ennuyé d’avoir à lui rendre des comptes, car il devinait plus ou moins pourquoi elle était là.
  • Je viens te rendre visite, noble Moorcroft, car j’ai des questions à te poser. Mais auparavant, j’aimerais que tu me donnes quelque chose à boire. Après avoir parcouru le chemin depuis la vallée pour venir jusqu’ici, je suis épuisée et assoiffée.
  • Assieds-toi donc, je t’apporte une chope.

 

Moorcroft s’approcha d’une table où se trouvaient des carafes et des chopes d’étain, remplit un gobelet de vin doux et l’apporta à Zilia.

 

  • Accompagne-moi, Moorcroft, n’as-tu pas soif également ? Tiens, c’est moi qui vais te servir, pose ton noble postérieur sur ce banc et je t’amène une chope, nous partagerons ce moment convivial ensemble.

 

Zilia se leva brusquement, comme mue par un ressort et toute fatigue oubliée, et s’en fut à son tour remplir un godet dans lequel elle versa soigneusement et discrètement quelques gouttes de la fiole confiée par Roxelle.

 

  • Alors dis-moi, reprit Moorcroft en saisissant la chope qu’elle lui tendait qu’il se mit à déguster lentement, qu’est-ce qui t’amène ici à pareille heure ? Ne devrais-tu pas dormir dans ton palais sous la terre ?
  • Un palais, pouah ! répondit Zilia en faisant une moue de dégoût, comment peut-on appeler le gourbi où je vis un palais ? C’est un cul-de-basse-fosse, veux-tu dire, un trou où personne ne vient jamais, un cachot froid et humide, oublié de tous. On l’appelle le palais des Ténèbres mais il ne ressemble en rien à un palais. Non, s’il te plait, Moorcroft, il est de bien meilleurs endroits pour dormir je t’assure. Regarde cette chambre magnifique où tu dors toi, tu peux ouvrir les volets et les fenêtres, sentir l’air pur de la montagne, regarder la vallée et surtout voir la lumière du soleil. Voilà ce qui me manque à moi, dans mon palais comme tu dis. Et à cette heure, puisqu’il fait nuit, tu peux contempler le ciel étoilé, la lune et c’est merveilleux.
  • Bon, après ce préambule fort inutile, si tu me disais enfin ce que tu veux ? poursuivit Moorcroft qui commençait à se lasser d’entendre toujours parler des misères de Zilia et de Roxelle. Son esprit était préoccupé à l’heure actuelle par des machinations bien plus complexes et plus intéressantes que les problèmes de logement de Zilia.
  • Moorcroft, mon ami, car tu es bien mon ami, n’est-ce pas, commença Zilia qui guettait le moment où la potion agirait et où Moorcroft se laisserait aller à des confidences.
  • Oui, je suis ton ami, dit Moorcroft d’une voix soudain pâteuse, je me sens un peu fatigué, j’ai envie de m’allonger quelques instants, tu permets ?
  • Fais ce qu’il te plait, Moorcroft, tu es chez toi, murmura Zilia avec un sourire perfide.
  • Oui, en effet, répondit le conseiller qui s’étendit sur son lit sans plus attendre, sa tête roula en arrière sur le coussin.

 

Zilia s’approcha de la couche, se pencha vers lui et regarda ses yeux vitreux.

 

  • Moorcroft, dis-moi ce qui se passe ici, pourquoi mes frères montent-ils au château ?

 

Moorcroft baillait et semblait désormais incapable de parler, sa bouche s’ouvrait et se fermait sans qu’aucun son audible n’en sorte, il ne parvenait plus à articuler deux mots qui aient du sens.

 

  • Ah quel ennui, pesta Zilia, j’ai du mettre trop de gouttes, et maintenant il ne va rien me dire, je vais être obligée d’attendre demain matin pour savoir, et mère sera furieuse de ne pas me voir revenir.
  • Je suis bien fa-ti-gué, parvint à exprimer lentement Moorcroft.
  • Que dis-tu Moorcroft ? que se passe-t-il ici ? pourquoi Tizian et Girolam sont-ils en route pour le château en pleine nuit ?
  • XXZé-nooon veut leeees voiiir pour une missssssion.
  • Ce doit être une mission importante, quel genre de mission, le sais-tu Moorcroft ou bien Xénon ne t’a-t-il pas mis dans le secret ? Parle donc misérable ! dit Zilia qui s’énervait de n’arriver à aucun résultat avec ce conseiller idiot.
  • Tuuuer un magiiiiciiien au bouououout du mononononde ….
  • Ah, mais c’est intéressant ! Comment s’appelle-t-il ?
  • Jaaaahanananangir
  • Je n’ai jamais entendu ce nom. Et pourquoi le tuer, qu’a-t-il fait de mal ? dis-moi tout, espion de pacotille, insista Zilia qui ne se gênait plus pour insulter Moorcroft, tout comme le faisait son père.
  • Il aaaaa uuuune aaaaaaaaaaaaaaaarrrrrmée
  • Il veut venir nous combattre ?
  • Ouuuuuuui, nououous envaaaahiiiiir
  • Et Xénon veut envoyer ses fils pour le tuer avant qu’il ne nous tue ? demanda Zilia qui commençait à voir plus clair dans le complot de son père.
  • Ouuuuuuuuuuiiiiii
  • D’accord je comprends. La menace est réelle et il faut partir immédiatement ?
  • Ouuuuii, maiaiaiais d’aboooord trtrtrtrois épreueueueuveeees àààà aaaaccompliiir.

 

Sur ces dernières paroles, les yeux de Moorcroft se révulsèrent et il s’endormit tout à fait.

 

  • Bon, cette fois je pense que c’est terminé, je n’en tirerai plus rien. Je me suis donné tout ce mal pour si peu … Je crois que je sais tout de même l’essentiel, et déjà c’est important, cela ne nous concerne pas mère et moi.

 

Zilia se redressa et se dirigea vers un miroir rond accroché au mur. Elle se sourit à elle-même et arrangea son bonnet de coton, sans se douter que deux yeux l’observaient de l’autre côté de la glace, exactement à la même hauteur que les siens. Generibus riait dans sa barbe de toutes ces machinations sans réels fondements, car la menace n’était toujours pas avérée, il le savait en espionnant les ministres qui se moquaient ouvertement de Xénon et de Moorcroft.

 

  • Xénon va mettre en branle tout un tas d’actions alors qu’il ne se passe rien, c’est complètement absurde, mais ça occupe tout le monde, y compris maintenant Roxelle et Zilia qui vont faire leur possible pour ne pas être mises à l’écart. Je ne sais pas si Xénon peut atteindre son objectif, il veut envoyer ses fils à la mort, et ça, c’est criminel, ce n’est pas drôle du tout, se lamenta Generibus qui ne riait plus. Je dois intervenir d’une manière ou d’une autre pour que ce massacre n’ait pas lieu.

 

Generibus était toujours plein de bonnes idées et de bonnes intentions, mais il avait peu de moyens, et surtout il était coincé dans sa bibliothèque. Son champ d’action était donc très limité. S’en rendant compte, il baissa la tête sous le poids de la responsabilité qu’il ne pouvait pas assurer et s’en fut d’un pas traînant vers son antre secrète.

 

  • Est-ce que je peux leur parler ? ils ne m’écouteraient pas, j’ai mauvaise réputation. Et si j’envoyais Rose ? elle est si intelligente. Mais que leur dire ? et s’ils ne la croient pas et l’emprisonnent ? Je ne peux rien faire, c’est beaucoup trop dangereux. Il me faut attendre une opportunité pour agir à bon escient.

 

Tandis que Generibus se torturait, Zilia avait repris le chemin de son palais souterrain. En passant dans les cuisines, elle emplit ses poches de pain, de biscuits et de fruits qu’elle glana au hasard dans les paniers ou sur les tables. Puis elle se faufila dans le passage secret, sortit sur le chemin de montagne, et ce faisant entendit les voix de ses frères qui montaient sur le sentier en tenant leurs chevaux à la main. Zilia se cacha derrière un rocher et regarda passer GIrolam et Tizian qui s’arrêtèrent quelques instants plus tard un peu plus haut devant le pont levis pour contempler le lever du jour.

 

Zilia dévala la pente jusqu’à l’entrée secrète du monte-charge et débloqua le frein. La descente commença lentement. A peine arrivée en bas, elle se remit à courir à perdre haleine pour retrouver sa mère et tout lui raconter.

 

Roxelle l’attendait dans le patio, langoureusement allongée sur un rocher plat couvert de coussins. Depuis le départ de Zilia, elle n’avait cessé de faire travailler son imagination et de rêver à des jours meilleurs où elle serait enfin reconnue à sa juste valeur.

 

  • Ah te voici enfin ma fille, que faisais-tu ? tu en as mis des heures à revenir, dit-elle à Zilia avec un sourire qui en disait long. Dans l’une de ses mains elle tenait un miroir qu’elle ne cessait de porter devant son visage.
  • Je n’ai pas perdu de temps, je n’ai pas perdu mon temps, répondit Zilia avec satisfaction. J’ai pu interroger Moorcroft.
  • Raconte-moi donc, reprit Roxelle qui contemplait son visage dans la glace et réfléchissait, tout en écoutant sa fille, aux transformations qu’elle devrait apporter à son apparence pour lui redonner sa beauté d’antan.
  • Xénon veut envoyer ses fils au bout du monde pour vaincre un puissant magicien et en même temps s’en débarrasser. Ils devront réussir trois épreuves avant de partir.
  • Mais c’est très intéressant, dit Roxelle, ainsi il fait le travail pour nous, nous n’aurons pas besoin d’éliminer ces deux parasites nous-mêmes, il s’en charge. Notre reconquête pourra démarrer dès que nous serons certains qu’ils ne reviendront pas.
  • Et comment le saurons-nous ? interrogea Zilia
  • Mais fort simplement, ô ma fille, ton esprit me semble bien fatigué à cette heure, tu vas les suivre et tu me rapporteras leurs aventures.
  • Mais comment pourrais-je faire si je suis très loin d’ici ?  demanda Zilia
  • Décidément ma fille, je dois tout t’apprendre ! je te laisserai mon oiseau de nuit, mon Eostrix, il est d’une espèce de hibou qu’on dit éteinte mais notre famille en a préservé des spécimens depuis la nuit des temps. Il est tout petit et vole extrêmement vite. Tu n’auras qu’à attacher un message sur sa patte et il viendra me l’apporter.
  • Mère, c’est un grand honneur que vous me faites. Mais Eostrix me sera-t-il fidèle ? il ne me connaît pas, et n’obéit qu’à vous.
  • Et bien justement, je lui donnerai l’ordre de rester près de toi à chaque instant, et de revenir vers moi si tu lui donnes un message à me porter.
  • Tout est donc parfait, dit Zilia un peu vexée d’être toujours traitée comme une enfant par Roxelle.
  • Pas du tout, répondit sa mère en se levant de sa couche, il nous faut maintenant étudier tes transformations. Viens avec moi dans mon laboratoire, j’ai quelques potions à te donner.

 

Roxelle releva sa longue robe et s’éloigna vers le fond du patio d’où un escalier s’enfonçait dans les profondeurs du sol. Zilia la suivit et descendit les marches tournantes jusqu’à une caverne profonde, dont les parois étaient couvertes d’étagères remplies de flacons, de bouteilles, de mortiers, d’alambics et de récipients de verre de toutes formes. Des outils étaient posés ça et là un peu partout sur des établis et des tabourets, des kyrielles de plantes séchées nouées en bouquets pendaient le long de fils accrochés au plafond de la grotte, des rouleaux et des parchemins s’amoncelaient par terre ou sur des caisses, ajoutant encore de la confusion au chaos de la pièce. Une lueur provenait d’un feu rougeoyant qui grésillait au fond d’un brasero et éclairait les murs faiblement.

 

  • Assieds-toi ma fille sur ce petit trépied, dit Roxelle en désignant un siège bas au milieu du fatras de son laboratoire.   

 

Zilia prit place sur le tabouret et regarda sa mère qui fouillait dans ses grimoires et ses fioles. Spontanément, Eostrix était venu se poser sur son épaule. Dans le clair obscur de la grotte, l’ombre de Roxelle et la silhouette de l’oiseau prenaient une dimension fantômatique qui aurait effrayé tous les paysans du royaume. Zilia était habituée, et attendait patiemment que sa mère se décide à lui révéler sa stratégie.

 

  • Ah ! voici ce que je cherchais, finit par dire Roxelle, en agitant les mains et en extirpant quelques flacons d’une boîte en bois d’ébène.

 

Elle s’approcha de Zilia et s’assit à son tour en face de sa fille, tout en posant les fioles sur une caisse. Elle s’empara d’un vieux livre tout corné à couverture de cuir usée, et l’ouvrit à une page bien précise.

 

  • Heureusement que j’ai une mémoire excellente, j’ai tout retrouvé dans ce capharnaüm, se félicita la sorcière en riant sardoniquement. Ma fille, ces élixirs vont te permettre de changer totalement ton apparence. La première fiole que voici changera la couleur de tes cheveux, tu seras rousse, et celle-là teintera tes yeux en vert, ton nez se fera mutin et ta peau ma foi très blanche peut rester ainsi. J’ajouterai quelques gouttes d’une autre substance pour que tu aies des tâches de rousseur.
  • Je serai très différente, approuva Zilia, quelle merveilleuse opportunité de pouvoir ainsi devenir une autre personne !
  • C’est ce que font les comédiens, ils entrent dans la peau de quelqu’un d’autre.
  • Ne le sommes-nous pas tous un peu, comédiens je veux dire ? s’enquit Zilia
  • C’est possible. Avec ces potions, je te garantis que nul ne saura qui tu es. Maintenant la deuxième transformation : il faut que tu restes belle sinon tes frères ne s’intéresseront jamais à toi. Cette fois tu seras blonde avec des yeux violets. Ton nez sera droit et ta bouche rose et expressive. Je suis satisfaite de mes mélanges, je pense qu’ils sont parfaits.
  • Mère, comment redeviendrai-je moi-même, demanda Zilia un peu inquiète en se remémorant l’erreur de dosage commise pour endormir Moorcroft.
  • Pas d’inquiétude, le sortilège se rompt au bout de quelque temps.
  • Combien de temps ? il me faudra faire très attention !
  • Certes, mais tu n’as pas besoin de rester longtemps avec tes frères, juste de leur tirer les informations utiles. Disons une douzaine d’heures ....
  • Je ne suis pas très à l’aise tout de même, gémit Zilia, pourrai-je me transformer une seconde fois avec la même composition si nécessaire ?
  • Oui, en théorie, mais j’aimerais être certaine que la potion agisse de la même manière la seconde fois, or ces élixirs sont instables, on ne sait pas comment ils se comportent dans le temps.
  • J’éviterai donc de les utiliser deux fois, dit Zilia.
  • C’est plus sage en effet; approuva Roxelle. Et voici la troisième transformation. Tu deviendras brune avec un teint mat, légèrement doré, et des yeux noisettes, une perfection de la nature. Ô je sens que mes pouvoirs sont aiguisés, quelle merveille !

 

Zilia, crispée sur son siège était beaucoup moins confiante.

 

  • Pouvons-nous faire un essai ? demanda-t-elle
  • Mais oui, pourquoi pas, faisons une tentative avec la couleur d’automne. Rousse, tu sera magnifique, mais bien sûr je te préfère avec tes cheveux noirs et tes yeux noirs, se réjouit Roxelle. Laisse-moi faire les derniers mélanges afin que tout se trouve dans une seule fiole, ce sera plus simple pour toi.

 

Roxelle se releva et emportant tous les flacons se mit à verser des gouttes et mixer des  combinaisons savantes dans des pots de verre. Elle se penchait sur son établi et lisait en même temps à haute voix des formules dans une étrange langue ancienne.

 

  • C’est le savoir de nos ancêtres que j’utilise, commentait-elle tout en poursuivant son alchimie. Des siècles de pratique et de connaissance, tout ceci ne doit pas être perdu, il te faudra l’acquérir une fois que nous serons bien établies dans nos nouvelles fonctions.
  • Bien sûr, mère répondait Zilia distraitement.

 

Sa pensée dérivait déjà vers d’autres horizons, elle se voyait chevauchant en liberté dans les campagnes à la poursuite de Tizian et Girolam, ces frères qu’elle avait appris à détester depuis sa naissance alors qu’elle ne leur avait jamais adressé la parole

 

Quand elle eut terminé ses manipulations, Roxelle revint vers sa fille et tendit un flacon à Zilia.

 

  • Voilà un petit échantillon pour faire un test, dit-elle.
  • Mais si je l’utilise maintenant, cela comptera comme la première fois, et le liquide ne sera plus fiable pour me transformer, si j’en crois ce que tu as dis tout à l’heure.
  • Non, car je referai un flacon avant ton départ. Il sera un peu différent et ce sera la première fois que tu l’utiliseras quand tu le boiras. Prends trois gouttes de celui-ci, et voyons le résultat.

 

Zilia avala trois gouttes de la composition et Roxelle rapporta un miroir. Peu à peu, le visage de Zilia se modifia, ses traits s’arrondirent légèrement, son nez se raccourcit, ses cheveux prirent une teinte auburn et ses yeux virèrent au vert brun. Quelques tâches de son apparurent ça et là sur ses joues et sur son front.

 

Zilia regardait son nouveau visage avec stupéfaction.

 

  • Je ne suis plus moi-même, quel changement ! Mère, tu es un génie !
  • Non c’est seulement mon expérience et la science de notre famille.

 

Zilia se leva et se mit à tourner en rond pour admirer sa nouvelle personnalité.

 

  • Incroyable ! s’écria-t-elle, c’est certain, Girolam et Tizian seraient incapables de me reconnaître s’ils m’avaient déjà rencontrée !

 

Roxelle souriait de fierté, et davantage encore de voir le plaisir de sa fille. Eostrix voleta de l’épaule de Roxelle vers celle de Zilia, et se posa délicatement sur celle-ci avec un cri rauque.

 

  • Tu vois, même Eostrix est satisfait. Bon, ce n’est pas tout maintenant, nous avons encore du travail, reprit Roxelle. Pendant que tu te prépares, je vais envoyer quelques serviteurs espionner les préparatifs de tes frères, il faut que nous sachions où ils vont pour les premières quêtes et l’heure exacte de leur départ. Tu rejoindras le château à ce moment-là, et tu pourras les suivre facilement. Quant à moi, je dois terminer mes décoctions pour faire les trois fioles dont tu as besoin. A propos, est-ce que cet imbécile de Moorcroft t’a donné le nom de ce magicien puissant qui veut vaincre Xénon ?
  • Je n’ai pas tout à fait compris son nom, je crois que c’est Jehandir.
  • Non, ce n’est pas Jehandir, c’est Jahangir, c’est le nom d’un puissant sorcier qui a été formé dans une école de Phaïssans, je l’ai bien connu. Xénon l’a toujours méprisé car Jahangir utilisait d’autres méthodes que celles qui étaient enseignées dans le royaume, il était déjà bien plus savant que la plupart des professeurs d’ici, c’est le genre de chose que ton père ne supporte pas. Je crois que la menace dont tu parlais et que craint Xénon est bien réelle. Crois-moi, Jahangir va prendre son temps, mais il viendra ici et il prendra le pouvoir, à n’importe quel prix. Et Xénon ne finira pas cette histoire.
  • Alors, que devons-nous faire ?
  • Zilia, ta naïveté me confond et me déprime, tu n’as aucune imagination, tu n’envisages aucune stratégie, comment veux-tu que je fasse avec toi ? Si nous voulons régner à notre tour sur ce royaume, et c’est mon plus cher désir, j’entrevois une solution, il me faudra épouser Jahangir quand il aura vaincu Xénon … Je deviendrais alors la femme la plus puissante de cet univers, aux côtés d’un magicien exceptionnel. Allons, l’avenir si nous savons bien nous y prendre peut devenir radieux.
  • Mère, vous m’étonnez, vous êtes toujours si en avance dans votre réflexion par rapport à moi, je ne suis pas capable d’être aussi calculatrice que vous.
  • C’est bien ce que je te reproche, dit Roxelle, je suis obligée de penser à tout pour toi. Pendant que tu seras partie pour suivre tes frères, je réfléchirai aux meilleurs moyens de réaliser mon plan diabolique. Mais j’espère que tu l’as bien compris, tes frères doivent disparaître, toute la descendance de Xénon, hormis toi, doit cesser d’exister.
  • C’est entendu, mère, je ferai le maximum pour vous servir.
  • Bien, conclut Roxelle, et maintenant mettons notre stratégie à exécution.

 

Roxelle retourna vers son établi et Zilia remonta lentement les marches vers le patio. Elle se dirigea vers sa chambre pour préparer son sac de voyage. Les serviteurs qui la croisaient se retournaient sur elle. Lorsqu’elle pénétra dans sa chambre et vit sa silhouette dans la longue psyché, elle comprit ce qui les avait étonnés, elle ne ressemblait en aucune façon à Zilia.

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haroldthelord
Posté le 09/06/2021
Salut,
Roxelle se transforme en laideron c’est un peu excessif, tu aurais pu dire qu’elle perdait un peu de son éclat avec l’âge. En plus son rire fait peur aux chauve-souris, elle pourra jamais plus se trouver un compagnon, la pauvre.
Je pense aussi que tu veux dire que Zilia observe sa nouvelle apparence parce que je ne pense qu’un nouveau look change une personnalité quoique c'est discutable.
Problème énorme dans le projet de mariage de Roxelle si c’est vraiment une femme laide. Pourquoi Jahangir concentirait-il à l’épouser ?
Belisade
Posté le 09/06/2021
Bonjour haroldthelord
Roxelle est une personne excessive, elle ne fait rien à moitié, donc quand elle se met en colère, ou quand elle déprime, toute sa personne en est transformée. En plus, pendant cette période de sa vie, sa jalousie et sa haine de Xénon la dévorent car il l'a reléguée sous la terre, c'est terrible tout de même, et ces sentiments sont le moteur de son comportement.
Tu as raison, la transformation de Zilia n'est qu'une nouvelle apparence, un nouveau look ne change pas une personnalité. Là encore Roxelle est aveuglée par sa haine et ne voit qu'une partie des choses, tout comme lorsqu'elle songe à se marier avec Jahangir. Elle n'a qu'un objectif, regagner le statut que Xénon lui a fait perdre. Pourquoi ne pourrait-elle pas épouser Jahangir si elle est laide ? il est peut-être laid lui même ...
haroldthelord
Posté le 10/06/2021
C'est pas impossible mais c’est plus difficile pour un laideron. C’est ton terme.
Belisade
Posté le 10/06/2021
Dans la vraie vie c'est sûrement vrai :)
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