Chapitre 3

Soreth descendit rapidement l’échelle, il ne voulait pas gâcher la surprise en traînant, et arriva dans une vaste pièce sombre que sa lanterne peinait à éclairer. L’obscurité y rendait le silence pesant et l’odeur de l’humidité donnait l’impression d’être dans une cave plutôt qu’une tour. Malgré tout, il aimait cet endroit. Il s’y sentait en sécurité.

Tandis que Lyne l’imitait, il alla se saisir d’un allume-chandelle, l’embrasa à la flamme de sa bougie et commença à faire le tour de la salle. Il terminait tout juste d’allumer le deuxième des quatre chandeliers quand sa protectrice atteignit le sol de pierre à son tour. Ce n’était pas suffisant pour éclairer totalement la pièce, mais on pouvait déjà distinguer une partie des râteliers d’armes disposés le long des murs. Lyne en laissa échapper un sifflement admiratif. Soreth sourit dans l’obscurité. Son plan fonctionnait. Tout en se dirigeant vers les dernières bougies, il expliqua à sa visiteuse.

— J’utilise cet endroit pour m’entraîner. C’est plus discret qu’un local rempli de gardes. Il y a des lames émoussées et tranchantes, selon les besoins.

— C’est impressionnant. Certaines pièces nécessiteraient un peu d’entretien, mais tu pourrais équiper une petite bande de mercenaires.

Le prince acquiesça sans un mot, soulagé d’entendre son interlocutrice le tutoyer. Leur début n’avait pas été fameux, mais il était rassuré de voir qu’ils pouvaient encore rattraper la situation. Il avait mal dormi, le château lui pesait et cette histoire de protectrice l’énervait. Cependant, il n’y avait pas de raison pour que Lyne en fasse les frais. Elle avait envie d’aider le royaume et les compétences pour y arriver. S’il ne l’acceptait pas à ses côtés pour sa famille, il pouvait au moins le faire pour elle.

Une fois la dernière bougie allumée, il moucha son instrument et se tourna vers l’ancienne sergente. Elle détaillait une armure de plate rouillée, rangée entre deux mannequins de frappe et une cible de tir.

— Que penses-tu de cet endroit ?

— Je comprends pourquoi tu ne vis pas dans le donjon. Il n’y a pas assez de place pour tout cela.

— C’était l’une de mes motivations. Les autres sont la tranquillité et l’absence de nobles.

Un sourire traversa le visage de sa garde du corps puis elle acquiesça. Aucun d’eux n’appréciait particulièrement les courtisans. Reliquat du passé, dont Erell avait eu besoin pour s’assurer de l’allégeance d’anciens dirigeants d’Ostrate et du bon fonctionnement de son alliance avec la Confédération Valéenne, les aristocrates et leurs privilèges étaient de plus en plus critiqués. Conscients de cela et de la lente diminution de leur prérogative au profit des institutions, les vieux héritiers se débattaient pour leurs avantages et ne cessaient d’impliquer des individus comme Lyne et Soreth dans leurs intrigues. Être la première garde royale roturière n’allait pas aider l’ex-sergente à leur échapper, mais il ne s’en inquiétait pas. Entre son caractère et son épée, elle saurait sans tirer.

Les lèvres de Soreth se retroussèrent tandis qu’il imaginait les nobles quitter le château en courant, puis il s’avança vers un râtelier rempli d’armes émoussées. Il y prit une épée bâtarde, une autre plus standard et une paire de gants en cuir, posée sur l’extrémité du meuble. Il revint ensuite vers Lyne et lui tendit la première lame.

— Tu sembles apprécier les armes longues. Quel est ton avis sur celle-ci ?

Trop maline pour ne pas comprendre où il voulait en venir, la guerrière lui jeta un regard intrigué avant d’attraper l'épée silencieusement. Elle la détailla scrupuleusement, frotta machinalement les taches de rouille qui la parsemaient, la soupesa pour juger de son équilibre et fit quelques mouvements élégants avec.

— Elle est correcte pour l’entraînement, mais un peu âgée pour un champ de bataille.

— C’est vrai, opina Soreth en enfilant ses gants humides, les seuls combats qu’elle mène encore se font ici.

Il saisit la poignée de la seconde lame, s’éloigna de quelques pas et se mit en garde.

— Allez ! Montre-moi ce qu’une protectrice royale sait faire.

Une lueur amusée traversa les yeux de Lyne, mais elle le contempla sans bouger.

— Es-tu sûr que ce soit une bonne idée ? Je croyais que nous en étions aux présentations.

— Justement. Nous en sommes à la partie où tu me prouves que nous avons bien fait de te recruter, et moi que tu peux compter sur moi.

Elle le regarda à nouveau, avec les mêmes yeux que tous les militaires qui le sous-estimaient, et adopta une posture presque nonchalante. Elle était persuadée de sa victoire et il ne pouvait pas le lui reprocher. Il s’était donné beaucoup de mal pour que ce soit le cas.

Ils commencèrent en douceur, cherchant chacun de leur côté une faille dans la garde de l’autre. Leurs lames se croisaient parfois, mais ils rompaient l’engagement avant qu’il ne soit décisif. Même si elle se retenait, Soreth fut rapidement convaincu du talent de son adversaire. Il en apprécia davantage le choix qu’ils avaient fait de l’enrôler et en vint à se demander si ce n’était après tout pas une bonne idée. Il n’y avait pas eu de duo de prétoriens depuis l’assassinat de son arrière-grand-père et du trio chargé de sa protection, mais ils étaient connus pour être redoutables. Un individu était faillible. Deux pouvaient compenser leurs défauts et s’entraider. Pour cela, il fallait qu’ils forment une véritable équipe, qu’ils s’acceptent et qu’ils se fassent confiance. C’était incertain et loin d’être gagné avec Lyne, mais un premier pas serait déjà un début.

Après quelques minutes d’échauffement, Soreth intensifia le combat et feinta un estoc avant de tailler à hauteur d’épaule. La guerrière le bloqua de justesse et contre-attaqua en visant son mollet. Il esquiva en déplaçant son poids son autre jambe, puis profita de sa position pour la frapper à la fois de son épée et de son pied levé. Elle dévia la lame, mais sentit la botte lui effleurer l’estomac. Elle recula d’une volte, surprise.

— Tu devrais te concentrer, lança-t-il pendant qu’elle le regardait avec étonnement. Ai-je l’air si malhabile ?

— Non, c’est juste que…

— Cela ne correspond pas à ma réputation ? Aurait-on oublié de te prévenir que je suis un prétorien ?

Un sourire ironique se dessina sur le visage de Lyne, puis elle secoua la tête et planta ses yeux dans les siens.

— Très bien. Je ne me retiendrai plus.

Soreth acquiesça et reprit sa posture, curieux de voir ce que donnerait le combat qu’il venait de provoquer.

Cette fois, la guerrière se montra plus agressive. Elle attaqua sans répit le prince, modifiant en permanence son allonge et sa force, portant son épée tantôt à une main tantôt à deux afin de le pousser à l’erreur. Il n’était toutefois pas en reste et se défendait avec souplesse et précision. À plus d’une occasion sa lame frôla Lyne, stoppant brièvement ses assauts et l’obligeant à reculer pour regagner sa distance. Au cœur du fracas de l’acier, les combattants avaient depuis longtemps cessé de réfléchir pour laisser parler leurs instincts, et il n’était plus question pour eux de céder la moindre once de terrain.

Saisissant finalement une ouverture, Soreth esquiva l’épée de son adversaire d’un bond en avant et profita de sa surprise pour enfoncer son coude droit dans ses côtes. Elle accusa le coup en se pliant légèrement, puis se retourna pour riposter. En avance sur elle, il interrompit son mouvement en lui frappant le dos de son poing. Elle bascula vers l’avant, déséquilibrée, et roula sur le sol humide.

Tandis qu’il se remettait en garde, elle se releva en haletant et hocha la tête.

— D’accord, tu te défends bien.

— Je me défends bien, répéta-t-il en ricanant. Je m’attendais à un meilleur compliment.

La guerrière pinça ses lèvres, comme si elle se retenait de sourire, et haussa les épaules.

— Pour cela, il va falloir me prouver que ce n’était pas de la chance.

Clôturant là leur conversation, elle leva son arme et revint à l’assaut. Ils échangèrent quelques passes sans se quitter des yeux, puis elle se lança dans une série de moulinets rapides. Contraint à la défensive pendant un moment, Soreth finit par saisir l’opportunité d’une riposte, estoquant à hauteur d’abdomen, et ne comprit que trop tard qu’il était tombé dans un piège. Lyne esquiva d’une demi-volte et, un rictus victorieux sur les lèvres, abattit sa lame sur l’avant-bras droit du prince. La douleur lui traversa le corps comme un éclair et il lâcha son arme dans un cri. Alors que celle-ci tintait au sol, il distingua un mouvement fugace et roula en arrière au moment où l’épée de la guerrière s’approchait de sa gorge.

Il se redressa quelques mètres plus loin, le bras engourdi et l’esprit encore confus. Lyne le dévisagea avec inquiétude sans oser bouger.

— Est-ce que ça va ? s’enquit-elle d’une voix compatissante. Je suis désolée… je me suis laissée emporter.

— Ce n’est pas grave et je n’ai rien de cassé. Enfin, je l’espère. T’affronter sans protection n’était pas ma meilleure idée de la journée.

Son interlocutrice eut une moue amusée, puis secoua négligemment la tête et remit en place une mèche de cheveux indociles. Soreth esquissa un sourire malgré la douleur. Il ne s’était pas entraîné avec quelqu’un depuis la dernière venue d’Ecyne, et Lyne faisait une excellente partenaire. Par ailleurs, elle commençait à se détendre et ne le toisait plus comme s’il la gênait, ce qui était plutôt agréable. Son pari avait fonctionné. Il n’était pas très doué avec les gens, du moins quand il ne fallait pas leur mentir, et après la nuit qu’il venait de passer il n’avait ni l’énergie ni la patience pour passer les murailles de la guerrière. Heureusement pour lui, ils partageaient la même passion pour l’escrime et savaient reconnaître leurs pairs. Comme pour le lui confirmer, la jeune femme lui demanda en reprenant sa posture.

— Es-tu prêt à continuer ?

— Avec plaisir !

Tout en s’efforçant d’oublier son bras endolori, Soreth se hâta de récupérer son épée. Il se remit ensuite en garde, avisa le regard inquiet de Lyne, fronça les sourcils et hocha finalement la tête.

— Je devrais peut-être m’équiper avant.

La guerrière acquiesça d’un air soulagé et il se dirigea vers une vieille armure de cuir que l’humidité ambiante n’avait pas épargnée. Ce faisant, la voix moqueuse de son adversaire s’éleva derrière lui.

— J’espère que cela t’évitera de finir couvert d’hématomes.

— Ne t’en fais pas pour ça, répondit-il en attachant son plastron. Ce n’est pas moi qui vais avoir besoin d’une protection.

Lyne ne répliqua pas, mais Soreth distingua clairement la lueur de défi qui brillait dans ses yeux lorsqu’il se retourna. Un frisson le parcourut, sa volonté et sa franchise étant rafraîchissantes dans un monde où même ses parents n’arrivaient plus à lui parler, puis il regagna la zone d’entraînement. La matinée ne serait pas aussi désagréable qu’il l’avait craint.


 

Ils s’affrontèrent une heure durant, s’infligeant de nombreuses touches plus ou moins douloureuses. Le prince avait l’avantage de l’expérience, mais l’ingéniosité et la concentration de Lyne lui permettaient de rivaliser avec lui. C’était une bonne chose pour une future prétorienne. Même si l’escrime ne réglait pas tout, elle était essentielle pour qui voulait rester en vie.

Épuisés et fourbus, ils s’arrêtèrent d’un commun accord après une passe d’armes peu glorieuse. La guerrière, dont une partie de la réserve était revenue en même temps qu’elle baissait sa lame, gratifia son opposant d’un sourire discret et déclara en cherchant sa respiration.

— Je dois admettre que je n’aurai jamais pensé voir un prince se battre de la sorte.

— Ah ! s’exclama ce dernier en récupérant l'épée qu’elle lui tendait et en se dirigeant vers les râteliers. Enfin un vrai compliment. Ceci dit, tu es toi-même très douée.

— Je fais de mon mieux. Avec qui t’entraînes-tu habituellement ?

— Ecyne, quand elle me fait l’honneur de sa présence, et plus rarement mon frère et ma sœur. Ils ne sont pas à son niveau, mais ils se défendent. Surtout lorsqu’ils ont besoin de se défouler.

Il rangea les épées et retira son armure en ajoutant.

— J’ai aussi rencontré divers maîtres d’armes du continent.

Son interlocutrice acquiesça après un instant de réflexion.

— Je comprends pourquoi ta façon de bouger est si exotique. Cela doit être intéressant de travailler avec d’autres personnes que celles de Lonvois.

— En effet, approuva Soreth en revenant au centre de la pièce. Tu le constateras d’ailleurs par toi-même lorsque nous voyagerons.

La remarque alluma une lueur dans les prunelles de Lyne, et Soreth la vit se crisper la mâchoire pour s’empêcher de sourire à pleines dents. Il hésita à l’encourager, il était dans le même état lorsqu’il rencontrait un nouveau maître et aurait aimé partager ces émotions avec elle, mais se résigna à la laisser masquer ses émotions. Ils arrivaient à s’entendre, ce qui était un bon début, il ne voulait pas tout perdre en la brusquant inutilement. La confiance viendrait plus tard. Ils avaient encore le temps.

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Zlaw
Posté le 03/12/2022
Rebonjour !


J'ai beaucoup aimé ce chapitre. L'alternance entre l'action et le dialogue est bien menée. Les combats ne sont pas faciles à écrire, soit on les détaille trop soit ils sont trop hâtifs, mais tu avais déjà prouvé lors de ton prologue que tu savais y faire. En l'occurrence, c'est en plus mis au service du développement de l'intimité entre les personnages, donc c'est top. C'est d'autant plus génial, d'ailleurs, parce que c'est organique, comme déroulement. Ils sont tous les deux de bons combattants, mais on ne le savait pour le moment que par la proclamations de personnages tiers. Lyne parce qu'elle est recrutée à ce poste, et Soreth parce qu'il est Prétorien. Les voir en action confirme cette information, et en plus a du sens pour eux. C'est logique qu'ils arrivent à s'entendre sur ce terrain qu'ils ont en commun. Et puis, le combat d'épée à quelque chose d'une danse qui amène une proximité à la fois physique et mentale pour n'importe qui. Riche idée que ce petit entraînement, à la fois de la part de Soreth et de ta part, je suppose. ^^

Le seul passage qui m'a paru hors sujet était celui sur l'obsolescence de la noblesse. Ça m'a paru un peu... "shoehorned". Il ne m'a pas paru à sa place. Que Soreth se sente déplacé parmi les nobles parce qu'il ne partage pas leurs appétences malgré sa naissance, et Lyne ne soit pas à l'aise avec eux parce qu'elle n'est pas issue de ce milieu, ça sonne tout à fait juste. Après, j'ai trouvé le saut de ce simple fait à leur placement au statut d'antagonistes un peu rapide. Premièrement, naïvement, j'aurais fait une distinction entre nobles et courtisans. Je me goure peut-être complètement, mais je vois un noble comme quelqu'un avec une fonction, alors qu'un courtisan serait juste un genre de sangsue sociale. xD Ensuite, j'aurais pensé que, comme toutes les classes sociales, la noblesse aurait de bons et de mauvais éléments. Disons que le jugement semble raid, surtout sans preuve à l'appui, et aussi, il n'a pas de réel impact sur la situation présente. Quel que soit le degré auquel ou la raison pour laquelle ils ne sont pas à leur aise avec les nobles, ça ne change pas leur échange. Enfin, je trouve. C'est vraiment la seule fausse note que je trouve à toute cette scène. Et si ça se trouve, je serai la seule. ^^

Et enfin, il y a un truc dans le dernier paragraphe qui m'a laissée désorientée, mais je pense que je suis juste fatiguée. Lyne semble cacher son sourire (ce qui me paraîtrait être de l'enthousiasme à l'idée de voyager) et la phrase d'après Soreth songe à la rassurer. Qu'est-ce qui m'échappe ?


Voilà voilà ! Très solide, cette histoire. Tu sembles clairement savoir aller où tu vas, et c'est une sécurité que j'apprécie toujours dans un récit. =)
À bientôt !


P.S.: potentiels coquillages:
- "Es-tu sûr que c’est une bonne idée ?" -> "Es-tu sûr que ce soit une bonne idée ?" (Je ne suis pas du tout expert en concordance des temps, ça sonne simplement plus juste à mon oreille ^^)
- "je me suis laissé emporter." -> "laissée emporter"
- "elle commençait par à se détendre" -> Le mot "par" semble en trop.
Vincent Meriel
Posté le 04/12/2022
Rebonjour et à nouveau merci pour ce retour !
Je comprends que la démonstration sur les nobles pourrait prendre plus d’arguments, je vais y réfléchir.
Tu as complètement raison pour la fin, j'ai voulu la réduire et je suis allé un peu vite ^^' Je vais corriger cela, ce n'est pas très clair.
À bientôt et bonne journée.

PS : merci pour les coquilles
MichaelLambert
Posté le 11/11/2022
Bonjour Vincent,
Voilà un chapitre très fluide où tu maitrises très bien les scènes de combat et l'enjeu de l'apprivoisement entre Lyne et Soreth !
Je t'avoue que j'étais juste un peu en manque d'explications (ou de rappel des explications) des enjeux plus larges : pourquoi est-ce si rare un duo de prétoriens ? En fait, je suis un peu impatient de savoir quelle va être leur quête et quelle est la menace qui plane sur eux ! ;-)
Enfin, il y avait moins de coquilles cette fois et j'ai suivi ton conseil, je n'y ai pas passé trop de temps ! ;-) (Mais je fais actuellement une pause dans un nouveau projet d'écriture pour me consacrer à la relecture et la réécriture de la première version de Chamane, alors venir sur PA pour relire les histoires des autres m'aide à me mettre dans le bain, c'est génial pour être un meilleur lecteur !)
Excellente journée à toi !
Vincent Meriel
Posté le 11/11/2022
Bonjour,

Il est vrai que relire les autres aide à se remettre dedans !
Je prends note de la réflexion sur les enjeux, il est toujours difficile d'équilibrer la vitesse de l'histoire (surtout qu'elle n'est pas très rapide pour le moment ^^') et les enjeux à venir. Je continue de plancher la dessus.

Bonne journée et bonnes corrections.
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