Chapitre 29 - Zakaria

Tu es vraiment le dernier des crétins, grand frère.

Seul dans une section des ruines plus délabrée que le reste, Zakaria cogna rageusement un autre morceau de roche qui s’effrita sous sa botte. Les mots de Rudin Nahara faisaient écho dans sa tête, comme le rire amusé qu’il poussait toujours avant qu’ils ne jouent comme des sales gosses à se traîner dans la boue, même à vingt ans passés.

Un rire qu’il n’entendrait plus.

Il donnerait n’importe quoi pour se faire de nouveau traiter de dernier des crétins par un petit merdeux au sourire ébréché. Il savait exactement ce que son petit frère lui aurait dit, s’il l’avait vu foncer tête baissé comme l’idiot impulsif qu’il était, et réduire à néant tous les efforts qu’il avait fait pendant des mois en quelques secondes à peine.

Et ils t’ont nommé capitaine, en plus ? Et bah, on va bouffer que des cerises jusqu’au prochain Grand Orage. 

Zakaria aurait pris à parti sa mère - sa vraie mère, celle qui l’avait élevé, celle qui l’avait aimé - et elle aurait rit aussi.

Ce n’est pas grave de se tromper, Zak. Tu peux toujours recommencer.

Mais c’était trop tard, à présent. Il y avait des erreurs qui ne se rattrapaient jamais. Des choses qui ne recommençaient plus. Fenara avait passé sa vie à la lui pourrir, morceau par morceau, et maintenant qu’elle avait porté le coup fatal, il ne lui restait plus rien.

Rien, si ce n’était une vengeance qu’il était trop stupide pour mener à bout.

— Ah bah t’es là. Viens, Erin a ramassé des trucs qui ont l’air comestibles. 

Suzette ne commenta pas les débris à ses pieds ni la poussière sur ses vêtements, mais son regard peiné le scruta avant qu’elle ne fasse demi-tour. Il n’avait pas vraiment envie de la suivre. Il savait qu’il avait merdé, et que tous leurs yeux accusateurs allaient se poser sur lui pour le juger. 

Mais il savait aussi qu’il était bien trop incompétent pour s’en sortir seul. Alors il serra les dents, durcit son regard, et se prépara à affronter la bande et tous les reproches qui ne manqueront pas de tomber. Il pouvait les affronter - il avait survécu à bien pire.

Lorsqu’il entra dans la pièce où les autres étaient restés, cependant, il ne fut accueilli que par une indifférence sans froideur. Seule Nodia le regarda, assise juste à côté de Lo pour manger quelques baies, et lui adressa un bref signe de tête avant de surveiller de nouveau du coin de l’oeil Erin, Jin et Sia. 

Il avait presque pitié pour elles. Fenara les avait choisies après l’avoir abandonné, parce qu’il n’était pas assez puissant à son goût, comme elle n’avait cessé de le lui rappeler à chacune de leur très rares entrevues. En cet instant, pourtant, les deux jeunes filles n’avaient pas l’air si puissantes que cela - seulement perdues et désemparées, autant que lui. Mais, contrairement à Zakaria, elles n’avaient pas eu la chance de grandir loin d’elle, d’avoir été trahies si tôt que plus aucune des horreurs que Fenara pouvait faire ne les surprenait. 

Lui aussi savait ce que cela faisait, de perdre un frère par sa main. 

Suzette lui montra la pile de nourriture qui restait, et il glissa les baies entre deux feuilles, avant de les griller entre ses deux paumes avec un sortilège. En deux bouchés, son repas fut avalé, alors il rejoignit Nodia dans son coin de ruine.

— Les deux petits sont partis ?

Elle pointa vers le quai, et expliqua en quelques signes que Del avait préféré manger avec le scaphandre ouvert que d’imiter les jumelles. Comme tous les maegis en combinaison, elles utilisaient la tuyauterie et leur magie pour guider la nourriture jusqu’à leur bouche sans se découvrir, ce qui n’avait l’air ni agréable, ni vraiment si facile. Zakaria n’osait pas imaginer toutes les manipulations qu’il fallait faire pour aller aux toilettes, dans ce machin-là.

Il se tourna vers Lo, le seul membre de leur troupe hétéroclite dont il ne savait absolument rien, et qui n’avait pas bougé depuis que ses amis l’avaient allongés là. Cela n’avait rien de surprenant, cependant - Zakaria avait assez vu de personnes touchées par un sortilège similaire dans sa vie pour savoir qu’on ne pouvait en réchapper seul. Son estomac se retourna avec douleur, lorsqu’il croisa les yeux vides de lea faune, alors il regarda ailleurs. Il examina ses cornes trop usées pour son âge, les tâches blanches sur le pelage de ses oreilles et des jambes qui dénonçaient des cicatrices cachées, et celles qui constellaient la peau brune de son visage, et qui ne voulaient rien dire, parce que certaines marques étaient là, tout simplement. 

Quelles douleurs et quelles aventures aurait-il pu lire, dans le regard de Lo, si iel avait été là pour les transmettre ?

— Tu vas fixer mon meilleur ami longtemps comme ça ?

Il releva les yeux pour tomber sur la mine presque assassine du petit maegis, de retour de sa pause déjeuner. Il était accroché au bras du jeune Gardien, qui avait toujours l’air aussi intimidé et perdu que la veille, comme si tout ce qu’il désirait, c’était de rentrer au chaud chez lui, ce que Zakaria espérait qu’il puisse faire au plus vite. Le maegis, en revanche, avec sa cicatrice aux couleurs changeantes, n’avait plus aucune crainte dans le regard. Zakaria n’avait pas besoin de le connaître depuis longtemps pour savoir que ce garçon là avait autant de feu dans le ventre que lui à son âge. La cicatrice qu’il portait, et le fait qu’il ait atteint l’Abradja et y avait survécu alors qu’il avait grandi dans les douces terres d’au-delà du désert, lui dirent tout ce qu’il avait à savoir sur le danger potentiel que Del était capable de représenter.

Zakaria sourit. Il l’aimait bien, ce petit maegis.

— Est-ce que je peux regarder si je trouve des traces de son esprit ? Ce sera sans danger, assura Zaza.

Del écarquilla les yeux, jeta un bref regard vers Nodia, qui haussa les épaules.

— Sans danger du tout ?

— Autant que de regarder avec tes yeux.

Le maegis fit la moue, et regarda longuement son ami avant d’acquiescer.

— Okay. Comment ça marche ?

— C’est une magie de l’ombre. Je ne suis pas vraiment très doué pour expliquer la mécanique. Mais ça marche.

Del baissa le coin des lèvres avec déception, mais Nodia se redressa légèrement. Elle n’avait pas cessé de surveiller ses gestes, mais elle semblait désormais plus curieuse que méfiante. Zakaria inspira, glissa une main sur la joue de lea faune, et retint sa respiration. Il sonda les ombres dans l’esprit de Lo, jusqu’à y trouver toutes les petites miettes de lumière qu’il pouvait y sentir. 

Même si les jumelles avaient tout pris, elles n’avaient pas tout détruit.

— Hey, Sehar, qu’est-ce que tu as ?

Zakaria expira et se détacha de Lo pour se retourner, alors que Del secouait l’hybride par le bras. Ce dernier semblait presque en transe, happé par le regard vide de Lo - mais la connexion ne dura pas, et il finit par cligner des yeux avec surprise.

— Je ne sais pas… Quand le sortilège a commencé, je n’arrivais plus à regarder ailleurs… Iel est encore un peu là, non ?

C’était une question à laquelle l’hybride semblait déjà avoir une réponse. Zakaria confirma d’un hochement de tête, alors que Del et Nodia observaient Sehar avec un regard d’incompréhension. Zakaria avait sa petite idée sur ce qu’il s’était passé. De ce qu’il connaissait des kèvriens et de leurs gardiennes, grâce aux études qu’il avait - peu sérieusement - suivie, la capacité à fouiller l’âme de leurs victimes faisaient partie des capacités rapportés par ces dernières. Mais ce n’était pas important, pour le moment. 

Peut-être que cela pourra les aider pour ce qui suivrait immanquablement, cependant…

— Qui lui a pris ses souvenirs ? demanda Zakaria.

Del pointa aussitôt un index accusateur vers les jumelles, et le prince serra les dents. Évidemment, qu’elles étaient parfaitement capables d’accomplir quelque chose d’aussi atroce.

Le culot qu’elles avaient, d’être là et de prétendre en avoir quelque chose à faire !

— Si c’est récent, on peut encore faire quelque chose.

Il regretta presque d’avoir prononcé ces mots, lorsqu’il vit la lueur d’espoir désespéré qui apparut dans le regard du petit. Si Zakaria avait tort, Del aurait mal, très mal.

Il le savait mieux que quiconque.

— Qu’est-ce que tu connais de ce sortilège ? demanda Erin, qui s’était relevée pour se rapprocher d’eux.

Culot était vraiment un terme qui collait comme une ombre aux jumelles. Zakaria se redressa, se retint de lui coller un coup de pied de façon totalement immature - mais parfaitement justifiée - et lui adressa un sourire sans joie ni sympathie.

— Vous avez connu une fille qui s’appellait Telia ?

— Oh ! croassa Sia. Oui, elle était très gentille. Elle me manque un peu, peut-être qu’on devrait lui rendre visite dans l’ouest, quand les choses se seront calmées ?

— Tu pourras visiter sa stèle. Notre charmante mère a détruit son esprit, parce Telia a eu l’audace de sortir avec moi et de rendre ma vie un peu plus normale. 

L’horreur dans le regard des trois soeurs était sincère, mais pas assez pour qu’il regrette l’âpreté de ses mots. Il avait à peine commencé à guérir de cette blessure là. Ce n’était pas la première - et ce ne serait sûrement pas la dernière.

— On a tout essayé pour soigner Telia, mais sans ses souvenirs d’origine à portée de main, c’était impossible. Son corps a fini par mourir.

— Mais à l’hopital, ils peuvent…

— Ils peuvent quoi, remettre un esprit en place avec un peu d’amour, de bonne volonté et une pincée de magie ? Vous avez déjà vu quelqu’un qui a subi ce sortilège et qui est vraiment redevenu entier après ?

Au vu de leurs regards perdus, yeux écarquillés pour Jin, becs entrouverts pour Sia et sourcils froncés pour Erin, la réponse devait être non, et elles n’osèrent plus rien dire. Zakaria croisa le regard de Suzette, restée silencieuse en hauteur sur une des poutres en métal désormais à découvert pour surveiller les alentours, et n’y lut que fatigue et tristesse. Elle avait été là, pour Telia, pour Mezine, pour Atao. A chaque fois que Fenara avait détruit quelqu’un à qui il tenait pour lui apprendre sa place, Suzette avait été à ses côtés pour tenter de défaire tout le mal que sa petite soeur avait accompli - sans succès.

— Mais avec les souvenirs d’origines, on peut faire quelque chose ? demanda Del d’une voix suppliante.

La lueur d’espoir était toujours là, dans les yeux du petit maegis. Et encore une fois, Zakaria espérait qu’il ne lui répondrait pas n’importe quoi. Lui annoncer  que c’était sans espoir serait un mensonge tout aussi grossier que d’affirmer que tout se résoudrait pour le mieux, et Del méritait la vérité.

— Oui. Avec les deux belles copies que nous avons, Lo a plus de chance d’être sauvé. Je ne garantis pas que celle qui se portera volontaire s’en sortira sans séquelles, cependant.

— Alors, je -

— Je le ferais, trancha Erin sans laisser Jin terminer. En combien de temps le sortilège peut-il être prêt ?

Zakaria y avait déjà un peu réfléchi, mais il fallait se rendre à l’évidence. Isolés, sans ressources, sans savoir quand Fenara lancerait ses chasseurs et ses maegis à leurs trousses ni quand les autres capitaines pourraient les rejoindre, ils n’allaient pas pouvoir faire dans la dentelle. Il leur faudrait du lourd.

— On peut commencer vite, répondit-il finalement avec l’esquisse d’un sourire. Peut-être même avant le retour des autres capitaines. Il faut juste mettre la main sur un Cauchemar, et on sera bon.

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Nanouchka
Posté le 12/03/2022
Ahhh, opération sauver Lo. Tant mieux. Il est temps que Del puisse prendre une grande inspiration, parce que je jure que je ne l'ai pas entendu respirer depuis qu'ils ont retrouvé Lo.

Ça fait du bien de se placer du point de vue de Zakaria, parce que de là, on comprend plein de choses. Il voit le monde différemment. Il a traversé des choses difficiles. C'est un survivant, et heureusement qu'il a eu Suzette a ses côtés. De le voir dans l'action, dans la guérison, ça me le rend immédiatement attachant, d'autant qu'au début il culpabilisait pour ses erreurs : il arrive à ne pas laisser la culpabilité le paralyser, tant mieux !

Son rapport aux jumelles est hyper intéressant. Il y a du passif familial compliqué à dénouer, là.

Et pendant ce temps, Sehar garde son air perdu, genre "excusez-moi, on peut rentrer à la maison bientôt ?"
AnatoleJ
Posté le 13/03/2022
Del a besoin d’une sieste, que quelqu’un lui amène une tisane, des tartines et sa couette préférée, il y a urgence (et puis la même pour Sehar, il en a besoin aussi le petit bonhomme haha)

On en revient un peu à ce que tu me disais quelques chapitres plus tôt sur le manque d’objectif clair : avec Zak, c’est facilement posé ! Ce personnage me fait toujours rire, parce qu’en l’écrivant je me suis dit « mais non, il est trop cliché, il va agacer tous les lecteurs et y’a que moi qui le trouvera cool » et finalement j’ai eu que des retours positifs sur lui. Encore un mystère que je ne résoudrais jamais x)

Merci comme toujours pour tes commentaires :D A bientôt !
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