CHAPITRE 29

CHAPITRE 29 

 

1.

Le steward a emmené le plateau du déjeuner et m’a même aidé à ressortir mon ordinateur portable.

Je ferme les yeux un instant. Le visage de Brisart, mon mari, apparaît dans mes pensées avec une telle clarté que je cesse de respirer un instant. Je l’ai peu évoqué ces dernières semaines. Est-ce pour ça qu’il est soudain si présent, net ? Il me regarde intensément. Je soutiens son regard. Je lui parle lentement, décrivant mes sentiments pour lui et le bonheur qu’il m’apporte. Je sens à la façon dont il se détend, dont il écoute chacune de mes paroles, que ces propos, que je répète fréquemment, apportent le soulagement dont il a besoin.

C'était le bon côté de son pouvoir étrange. Brisart savait toujours si on lui mentait. En m’écoutant, il percevait ma sincérité, mon émotion.

Brisart est le seul homme que j’aie jamais épousé, et encore, presque sous la contrainte. Je revois encore notre regard ahuri, stupéfait, lors de la bénédiction du jeune prêtre. Nous étions dans la même surprise : que vient-il de nous arriver? Pourtant nous avons été heureux ensemble…

Les siècles ont passé sans qu’une nouvelle union ne me tente. Aujourd’hui, je me retrouve fiancée. Oui, fiancée, Greg l’a bien dit. D’un geste qui déjà devient familier, je caresse du bout des doigts la surface un peu irrégulière de ma bague. Une pensée me traverse. Brisart va devenir “mon premier mari”. Comme si, par mes projets avec Greg, je faisais diminuer son statut dans mon existence.

Peut-on quantifier les sentiments ? Aimais-je Brisart davantage que Greg aujourd’hui ? Je ne peux pas comparer. Je revois le visage de Greg, lors de notre rencontre. Son expression attentive, bienveillante, quand il me regarde. Le calme avec lequel il m’a sortie de mon attaque de panique.

Et Brisart, lorsqu’il m’a fait face pour la première fois. Plein de curiosité et de méfiance. J'étais vêtue en homme et j’avais - en toute virilité - écarté de quelques mouvements de bâton bien placés un goujat qui ennuyait une jeune servante près d’un château où j'avais le projet de me présenter. L’offensant, un homme de garde, était furieux de mon intervention mais son expression outrée s’était transformée en consternation dès l’instant où Brisart, son Capitaine, était apparu devant lui.

Brisart m’avait ensuite observée, son expression s’assombrissant, et demandé sèchement si j’étais homme ou femme. J'étais un jouvenceau convaincant sous l’apprentissage d’Akira, tant dans mon apparence que dans mon allure. Cet homme au beau visage austère, qui portait courte barbe et cheveux longs comme beaucoup d’hommes à cette époque, semblait lire mes secrets d’un simple regard. Alors qu’il ne pouvait être plus dissemblable, le souvenir de Victoric flotta autour de nous un moment. Les yeux, sans doute. Ceux de Brisart étaient de différentes couleurs, l’un vert l’autre brun. Cette dissymétrie me rappelait confusément le strabisme de mon geôlier.

- Pourquoi cette mascarade ? demanda l’homme d’armes avec irritation, quand je m’avouai femme.

Pourquoi ? Il me demandait pourquoi, alors que j’ai dû intervenir pour défendre cette jeune femme à deux pas du château ? N’avait-il pas remarqué que nous, femmes, devenons gibier quand nous sommes isolées ?

- Je ne cherche à tromper personne, Monsieur, dis-je rapidement. Mais je voyage seule, je veux juste me protéger.

- Et protéger ses sœurs, ajouta la servante, en m’invitant à la suivre.

Elle allait jouer un rôle décisif dans la suite de ma vie à Domecy-sur-Grosne. Quand j’avais entendu ses protestations indignées, je m'étais interposée sans vraiment la regarder. Me tournant vers elle après le départ embarrassé du goujat, je fus saisie par son apparence. Ses traits nets, gracieux, une bouche généreuse, un nez un peu fort, sa posture indiquait fierté et courage. Comme je comprenais qu’un homme veuille l’embrasser. Je venais de rencontrer Tiphaine.

Et Tiphaine devint mon introduction dans le monde de ce château, une vraie bénédiction. J’avais vagabondé pendant des semaines depuis ma séparation d’avec Burke et Garrick, cherchant un lieu paisible où passer quelques décennies de quiétude, prête à travailler dur pour vivre sous la protection d’une communauté comme celle-ci, organisée, réunie autour d’un Seigneur.

J’avais noté que le village était prospère et les commerçants, de bonne humeur. Une marchande dont j’avais réparé l’auvent m’avait indiqué la direction du château. Je pensais me changer dans la forêt et revenir sous mon apparence de femme. L’altercation à laquelle je me suis trouvée mêlée changea mes plans.

 

2.

Nous, les Semblables, avons en commun une stratégie indispensable dont nous parlons peu. Quand nous trouvons un lieu où nous espérons nous insérer, nous cherchons quelqu’un du cru avec lequel nous lier. Nous voulons susciter la sympathie, puis la confiance.

L’espoir, c’est que cette personne, tout naturellement, nous présente à la communauté et nous confère un peu de sa respectabilité.

Nous avons chacun notre façon de faire, mais nous n’aimons pas trop admettre cette façon de manipuler les relations à laquelle notre situation de perpétuels déplacés nous contraint.

Quand on rend service, voire qu’on sauve la mise d’une personne locale, c’est une bonne fortune dont nous sommes conscients. La bénédiction de la Mère Supérieure me vint à l'esprit. Était-elle toujours active après toutes ces années ?

Des douves, un pont-levis, des hommes de garde sur les créneaux - qui saluèrent Tiphaine à notre approche, voilà une place forte qui me seyait. J’en fis la remarque à ma compagne, qui hocha la tête avec un sourire triste.

- Ce n’était pas comme ça il y a encore quelques années. La garde n’était pas organisée, enfin je m’en rends compte aujourd’hui, par contraste, Brisart a tout changé.

Elle me raconta une attaque de brigands survenue en plein jour, en l’absence du Seigneur parti accomplir ses fonctions de juge à Cluny. Les gardes, pris par surprise, réussirent à repousser les assaillants mais les pertes furent cruelles.

- Ludivine, la première épouse de notre Seigneur qui se promenait dans le verger quand l’attaque s’est produite a péri ce jour-là, percée d’une flèche. Et leur petite fille n’a survécu que grâce à l’un des gardes, qui s’est fait bouclier pour la sauver. Il en est mort.

- Ça a dû être terrifiant…

- Oui. La pauvre enfant ne s’est jamais vraiment remise. Le Duc de Bourgogne dont le frère est un ami d’enfance de notre Seigneur s’est déclaré marri. Il a envoyé Brisart, un de ses meilleurs chevaliers, pour réorganiser la garde du château.

Tiphaine me montra du doigt un escalier menant aux cuisines au pied du bâtiment principal où deux tours venaient d'être ajoutées. Je restai un instant immobile, regardant autour de moi, dans la contemplation du verger qui créait un paysage harmonieux à l'intérieur des murs d’enceinte. Une chapelle, visiblement ancienne mais au toit neuf, était entourée de cerisiers, aux fruits encore visibles sur les branches. C'était la fin de la saison.

- Viens ! lança Tiphaine, déjà en bas de l’escalier.

J'aperçus la cuisine spacieuse, sa cheminée monumentale, les tables de travail autour desquelles plusieurs cuisiniers s’affairaient, tandis qu’elle me guidait par un couloir qui ressemblait presque à un souterrain vers l'alcôve qui lui servait de chambre et qu’elle partageait avec deux autres servantes. La chambre suivait la courbure du couloir qui y menait et procurait une certaine intimité au coin qui lui était attribué, son lit à peine visible des autres dormeuses. Pour le moment, personne d’autre que nous ne s’y trouvait. La lumière du jour entrait par un soupirail.

Dès ces premières heures, j’avais l’impression de connaître Tiphaine depuis longtemps. Une familiarité était née par le fait d’avoir affronté ensemble un même adversaire. Alors qu’elle me pressait de me changer pour reprendre mon apparence de femme, elle se lassa vite de mes efforts pour quitter mes vêtements d’homme et entreprit de m’aider sans que je l’y ai invité, avec les gestes routiniers d’une mère qui doit presser son enfant à s’apprêter le matin. Elle suspendit ses mouvements devant les bandages qui aplatissaient ma poitrine.

- Oh, c’est comme ça que tu fais… C’est douloureux ?

- Pas vraiment… Ça serre un peu, dis-je en les déroulant.

- Un peu ? Regarde ces marques, et tout ça pour cacher ces pauvres petites choses ?

Le regard malicieux, elle soupesa un de mes seins avec une petite grimace déçue, ce qui me surprit puis me fit rire, un rire forcé pour ne pas la contrarier tant j’avais besoin d’elle. J’avais encore en mémoire les moqueries de Gisela et son entourage. Mais l’esprit de Tiphaine était tout différent, dépourvu de cruauté. Il y avait complicité et affection dans ses plaisanteries et rapidement, elles m’amusèrent et devinrent réciproques.

Je fus engagée dans les cuisines dirigées par Marthe Corbusier - tout le monde la surnommait le Corbeau, ce qui lui convenait parfaitement, son long corps maigre engoncé dans une robe noire, surmonté d’un sombre visage anguleux.

Bien qu’elle soit avare de compliments, le Corbeau apprécia vite mes talents et surtout la rapidité avec laquelle je travaillais. Je découpais le gibier avec les excellents couteaux mis à ma disposition. C’est comme si les chairs se séparaient de par ma seule volonté - les lames s'enfonçaient sans résistance. J’aimais la précision que cela donnait à mes efforts. A différentes époques, lorsqu’il m’est arrivé de chasser ou braconner pour me nourrir, j'étais à la fois reconnaissante aux animaux qui me nourrissaient et désolée de tuer des créatures gracieuses qui ne m’avaient pas menacée. Avec ces couteaux parfaitement aiguisés, j'étais satisfaite de leur montrer une forme de respect en les détaillant avec soin. Nous étions plusieurs à nous affairer autour des bêtes. Oui, je travaillais vite - quand on a cuisiné pour des brutes qui cherchent le moindre prétexte pour vous maltraiter, on trouve mille façons d’être rapide. 

- Jeanne, disait parfois le Corbeau avec lassitude, va aider Robert et Manon, sinon notre Seigneur devra attendre le milieu de la nuit pour souper !

Ce prénom, Jeanne, m’avait été donné par Brisart, à son insu. Il m’avait demandé comment je m’appelais lors de notre première rencontre. Intimidée, j’avais hésité.

- Je… J’ai…Je…

Brisart crut entendre « Jeanne » et je ne l’avais pas contredit.

Aux cuisines, j’aidais aussi là où le besoin se faisait sentir, qu’il s’agisse des sauces, de la boulange, ou, ma station préférée parce que c’était celle de Tiphaine, de la confection de gâteaux et autres desserts.

Tiphaine travaillait en bonne intelligence avec tous mais je notai rapidement son isolement. Pas de connivence ou de chaleur partagée avec ces hommes et femmes alors qu’ils se parlaient entre eux au milieu de leurs tâches.

Quand le Corbeau avait demandé d'où je venais, où j'avais travaillé, Tiphaine avait, à ma surprise, prétendu que j'étais sa cousine, ajoutant quelques détails sur nos mères, censées être sœurs. J'étais stupéfaite.

- Brisart saura que ce n’est pas vrai, soufflai-je un peu plus tard.

Elle haussa les épaules en riant. Pourtant, je craignais que son mensonge ne soit rapidement exposé.  Tiphaine avait un cousin germain - un vrai - qui était devenu le bras droit du capitaine de la garde.

- Et tu sais comment il a eu cette promotion, jeune comme il est ? Il court vite… Ça a commencé comme ça.

Tiphaine m’expliqua qu’une fois la tour, qui flanquait le château, achevée, le Seigneur avait insisté pour que Brisart y soit logé. 

- Tu comprends, ça les rassure, lui et Dame Hermance, qu’il soit au plus près. Sa chambre dans la tour est au niveau de leurs appartements. Mais lui, ça le contrariait d'être éloigné de ses hommes, qui, quand ils ne sont pas de garde, dorment au-dessus des écuries, tu as vu le bâtiment, derrière le château. Alors, il s’est incliné, bien sûr, mais il a choisi Christophe, c’est mon cousin, pour aller et venir entre ses hommes et lui au début de la nuit et au petit matin. Christophe a de longues jambes et il court vite. Brisart l’a trouvé futé et voilà, il l’a choisi comme lieutenant. Je n’y ai jamais mis les pieds, bien sûr, mais Christophe m’a dit que la chambre avait une vue sur tous les environs. D’ailleurs il y a toujours un guet tout en haut, sous les toits. Je lui ai fait un signe de la main à notre arrivée, tu as remarqué.

Nous partagions nos journées de travail et nous ne nous quittions pas la nuit non plus, serrées sur sa paillasse, où nous chuchotions avant de nous endormir, l’occasion pour mon amie de narrer les détours de sa vie.

 

 

3.

Tiphaine, aussi jeune qu’elle fût, avait été touchée par la mort plus souvent que son caractère joyeux ne le laissait deviner. Ses deux parents, des artisans appréciés dans le village, avaient été emportés par la peste. Sa grand-mère vivait dans la petite maison familiale avec la sœur de Tiphaine, Berthe, et les deux petites filles nées des brefs mariages de mon amie.

- Deux fois veuve, soupira Tiphaine un soir, tandis que nous nous préparions pour la nuit, après un travail intense dans les cuisines en préparation d’un dîner où des invités prestigieux étaient présents.

Son premier mari avait succombé à une mauvaise fièvre alors qu’elle était enceinte de son aînée. Deux ans plus tard, elle avait épousé un des gardes du château

- Un homme bon… soupira-t-elle. Gentil et courageux. Il me manque encore…

C’est lui qui s’était jeté sur l’enfant du Seigneur, la protégeant de son corps tandis que sa mère expirait à leurs côtés. Il en était mort. Tiphaine avait accouché de leur bébé quelques jours plus tard.

- Tu vois, je berçais cette jolie petite fille, ce tout petit bébé qui ne connaîtrait jamais son père, et je pleurais sans pouvoir m'arrêter. Berthe ne cessait de me chapitrer pour que je sèche mes larmes et me comporte en mère nourricière ! Je n'arrivais pas à allaiter. Ma grand-mère craignait que je me laisse mourir et qu’elles se retrouvent toutes les deux avec un nourrisson et un enfant de deux ans à élever. Elle ne cessait de se lamenter, Berthe était terrifiée … Et moi, dans ma tristesse, je me disais que je n’avais jamais eu le bonheur d’avoir un mari et un enfant en même temps…

Parce que son mari était mort en sauvant la vie d’Audeline, la fille du Seigneur, Tiphaine avait droit à de petits privilèges, comme de s'éclipser certains après-midis pour aller rendre visite à sa famille dans leur maison au village. Elle en revenait lorsque le malotru l’avait abordée.

-  Pourquoi ne pas vivre avec elles et venir travailler au château chaque jour ?

Tiphaine secoua la tête.

- Le Corbeau me l’a proposé. Mais, dans les cuisines, nous terminons tard, puis nous nous levons si tôt, ça me compliquerait la vie, en fait… et mes filles seraient endormies à mon départ comme à mon retour.

J’accompagnai Tiphaine lors d’une de ces visites. La maison familiale me parut très petite et sombre. La grand-mère, ronde et souriante, trônait dans un fauteuil près de la cheminée et ne pouvait guère en bouger sans pousser des gémissements de douleur. J’aurais pu croire que Berthe, au long visage pâle et sévère, était contemporaine de Tiphaine si l’enfant, à qui je ne donnais pas plus de onze ans, n’avait été si petite de taille.

-  Elle est très organisée, souffla Tiphaine après notre visite. C’est elle qui mène la maison. Je t’assure, elle me dit tout le temps quoi faire, ça m’agace mais elle a souvent raison !

Les deux petites filles, toutes en boucles rousses, couraient autour de nous en poussant des cris d'allégresse. Je devinai en elles Tiphaine à leur âge. Sa longue chevelure, à présent auburn, avait dû avoir cette teinte éclatante. Avant de repartir, je vis mon amie mettre des pièces dans la main de Berthe. Tout ce qu’elle gagnait devait passer à faire vivre la maisonnée.

Après ma première visite, je convainquis Tiphaine de joindre nos deux salaires et insistai pour qu’elle pioche dans notre trésor commun pour sa famille.

- Mais je ne peux pas ! protesta-t-elle. C’est le fruit de ton travail, ton travail à toi !

- Tu m’as fait ta cousine, non ? Sois logique avec toi-même.

Tiphaine se laissa fléchir. Nous avions aussi caché ensemble les pièces d’or qui me restaient dans le recoin qui nous servait de chambre.

- Ce qui est à moi est à toi, décidai-je. Tu sais où sont ces pièces, sers-toi quand le besoin est là.

Le visage de Tiphaine s’empourpra.

- Tu es folle ? Et cet or, d'où vient-il ? Il n’a pas été volé, au moins ?

Son besoin d'être rassurée sur l’origine honnête de mon petit pécule me plut. Je lui parlai du Mongol, de tout ce qu’il m’avait appris et de son legs. C’est la première fois que j'évoquai mon bienfaiteur devant quelqu’un qui ne l’avait pas connu. J'étais nostalgique, emplie de la douceur qui vient d’un cœur reconnaissant jusqu'à ce que la tristesse me submerge. Tiphaine essuya mes larmes et m’embrassa sur le front.

- Comme tu l’aimais, ton Maître… C’est d’accord, je le dépenserai, ton or !

 

4.

Convaincre Tiphaine de faire trésor commun était bien sûr un geste très “Semblable”, qui me garantissait une relation stable avec celle qui était du pays et m’avait introduite au Château. Elle s’habituerait vite à disposer de cette ressource supplémentaire. Cela adoucirait de possibles disputes, inciterait à la réconciliation.

Mais mon offre était aussi motivée par l’affection que m’inspira vite ma nouvelle amie. J’aspirais désespérément à sortir de la solitude chaotique qui caractérise les transitions des Semblables d’une vie à l'autre, d'autant plus qu’elle était précédée par des années de chaleur et de complicité partagées avec le Mongol. Cela ne pouvait pas mieux tomber pour Tiphaine, qui, en toute consolation pour ses veuvages, s’était vu attribuer la réputation de porter malheur. De fait, si elle sentait l’attention des hommes, les regards, la façon dont ils s’efforçaient de la frôler - sans même parler de la tentative grotesque à l'origine de notre rencontre - elle faisait face à un isolement qu’elle n’avait jamais connu auparavant. Hommes et femmes gardaient leurs distances pour éviter la mauvaise fortune. Elle avait aussi été peinée d’apprendre, par Christophe, que des plaisanteries circulaient entre les hommes de garde sur la façon dont, une fois engrossée, elle “faisait disparaître” ses maris.

Nous dormions serrées l’une contre l’autre parce que la paillasse était étroite mais cela reflétait aussi la façon dont nous vivions nos journées. Même lorsqu’elle ne pâtissait pas, une odeur de gâteau, de miel et de pain chaud flottait autour de Tiphaine. Avant l’aube, nous nous préparions pour la journée en nous aidant mutuellement.  Je peignais ses longs cheveux, les nouant en une tresse interminable qu’elle enroulait ensuite sur sa tête, puis je l’aidais à placer sa coiffe qui recouvrait l’ensemble. Elle arrivait à faire une sorte de chignon avec mes cheveux qui couvraient à peine mes épaules et le glissait sous ma coiffe. Elle m’aidait à placer les liens de cuir souple sur mon avant-bras qui permettaient à Veronika de me suivre partout. Elle appréciait la façon dont je me servais de l’arme pour nous débarrasser de rats qui parfois montraient leur museau pointu autour de la paillasse.

- Comment pouvais-je vivre une seule journée sans toi ? riait Tiphaine tandis que je rectifiais les plis de son tablier.

Elle, si habituée à s’occuper de sa petite sœur et de ses filles, appréciait de recevoir mes attentions.

Une fois dans la cuisine, nous offrions un encas aux hommes dont la garde se terminait à l’aube et qui passaient par les cuisines sur le chemin de la chapelle, avant de les suivre.

La chapelle n’était pas vaste mais ses murs étaient couverts de fresques de couleurs brillantes. Chaque matin, je me perdais dans la contemplation des motifs et silhouettes claires et leur fond d’un rouge profond. Une flamme stylisée, cernée de noir, représentait la devise de notre Seigneur “Lucere in Tenebris”, la lumière brille dans l’obscurité. J’appris plus tard que c’était une référence à l’Evangile de St Jean “La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont point reçue". 

Servants et servantes, hommes d’armes, assistaient à l'office debout, tandis que le Seigneur, sa famille et ses proches entraient directement à l'étage par un escalier extérieur et gagnaient une galerie où des sièges les attendaient.

Le premier matin, l’Abbé Hardouin, un petit homme raide, vêtu de la robe noire des prêtres surmontée d’un ample surcot blanc, sa tête chauve coiffée d’un bonnet rigide, m’aperçut alors qu’il se préparait à monter les quelques marches qui le mèneraient à la tribune d’où il s’adresserait à nous. Une expression incrédule apparut sur son visage accompagnée d’une brève pause de tous ses mouvements. Puis il se reprit.

Mais tandis qu’il commençait la rapide litanie de la prière matinale en latin, ses yeux revenaient fréquemment sur moi. Quelque part dans son passé, il m’avait rencontrée, manifestement. Qui était-il ? Je n’en avais aucune idée. Quelque chose dans son visage m’était vaguement familier. Une émotion faite de douceur triste m’envahit.

Après la bénédiction, tandis que les uns et les autres commençaient à se diriger vers la large porte de chêne, Tiphaine désigna d’un mouvement de tête la galerie derrière nous.

-  Regarde, Brisart est là, comme toujours, et à côté de lui, c’est mon cousin Christophe.

Brisart parlait avec le Seigneur Alberic, un homme barbu, au large visage placide, vêtu de velours vert sombre. Un jeune homme brun se tenait derrière le Capitaine des gardes.

L'abbé Hardouin s’approcha de Tiphaine. Il me jeta un regard et je devinai qu’il souhaitait lui parler hors de ma présence, sans doute pour lui poser des questions me concernant. Je fis un pas de côté. L’instant suivant, quelqu’un happa mon bras et m'entraîna derrière un pilier. Je me trouvai face à Christophe. De près, son allure adolescente, maigre et dégingandée, contrastait avec la gravité qu’il voulait conférer à ses propos.

- Alors, la famille s’est agrandie à mon insu ? souffla-t-il, une grimace sarcastique sur son visage à l'aspect chevalin. Qu’as-tu fait pour convaincre Tiphaine de te faire passer pour notre cousine ? Je te préviens, si tu… si elle…

Il cherchait ses mots. Sa confusion m’amusa même si mon visage garda prudemment une expression respectueuse. En général, la colère des hommes me fait peur. Mais celui-ci ne m'intimidait pas. Je me sentais capable de m’en défaire s’il devenait agressif. Et puis il voulait protéger Tiphaine, quoi de plus louable ?

- Laisse la tranquille, intervint Tiphaine en se glissant près de moi, passant son bras autour de mes épaules. Je ne mens pas. Jeanne est ma cousine de cœur.

- Ta cousine de cœur ! grinça Christophe. Et tu la connais depuis combien de temps, ta cousine de cœur ?

Tiphaine ne daigna pas répondre et m'entraîna hors de l'église. Il nous suivit, et une fois sorti du bâtiment, il eut un geste d’avertissement dans ma direction, montrant ses yeux puis ma personne. Brisart le rejoignit et posa la main sur son bras, un geste d'apaisement. 

Christophe avait exprimé sa méfiance mais c’est Brisart, pourtant silencieux et à l'attitude bienveillante, qui m'inquiétait. Dès que je l’apercevais, je me sentais oppressée, emplie d’un malaise que je ne pouvais définir. Je sentais souvent son regard dans ma direction, pensif, comme une menace qui se concrétiserait un jour.

- Ne t'inquiète pas, Christophe ne te fera aucun mal… me dit Tiphaine, se méprenant sur les causes de mon silence. Il est mon cousin donc un peu mon protecteur. En plus, il connaissait bien mon mari.

 

5.

Un matin, nous finissions de nous préparer, seules dans la petite chambre, éclairées par les premiers rayons du soleil filtrés par le soupirail. Le crissement du gravier nous fit lever les yeux au même moment - peu de personnes passaient par ce chemin le long du mur. Une conversation nous parvint. Tiphaine posa la main sur mes lèvres, comme pour me prévenir de m’exclamer.

- Je perds espoir jour après jour, soupirait un homme. Son état empire ! Le Père Hardouin l’a exorcisée deux fois. Il dit que les démons sont tenaces et il a envoyé un message à son évêque pour obtenir des renforts. Je ne suis pas sûr…

Je vis Tiphaine lentement hocher la tête, identifiant la voix et la situation évoquée. L’interlocuteur répondit quelques mots insaisissables. Le premier homme reprit, la détresse perçant dans sa voix grave :

- Je crains de la perdre. Je m’attends chaque matin à voir Agnès surgir pour nous apprendre qu’elle s’est éteinte dans la nuit. Elle est agitée de cauchemars toutes les nuits et accepte à peine de se nourrir. Elle ne parle presque plus jamais ! Elle est si pâle, on dirait un fantôme, non une enfant de 6 ans !

- Notre Seigneur, me souffla Tiphaine. Il parle de sa fille, Audeline. L’autre, je crois que c’est Brisart…

Il poursuivit :

- Et depuis nos noces, nous n’arrivons pas être enceints ! Cela fera deux ans cet automne. Le cas échéant, il me restait l’espoir de marier Audeline et de faire de son fils mon héritier, mais comment imaginer cette pauvre petite chose devenir épouse et mère un jour…. Croyez-vous que Dieu cherche à me punir, à nous punir ? Le Père Hardouin a dit quelque chose en ce sens dimanche dernier…

- Croyez-vous ? répondit Brisart et sa voix cette fois était aisément audible. Je ne suis pas sûr qu’il ait parlé de punition. Une leçon, peut-être ? Parfois les prières sont exaucées de la façon la plus inattendue qui soit.

Leur voix décrurent.

- Surtout pas un mot de tout ça à qui que ce soit, souffla Tiphaine.

J’eus un geste amusé de la main. Je ne parlais qu'à elle, quasiment ! Imaginait-elle que, découpant un cuissot de sanglier dans les cuisines, j’allais dire au frustre Josselin dont la tâche était de ramasser les tripes des animaux qui se déversaient quand nous les ouvrions, “notre Seigneur ne parvient pas à enceinter dame Hermance, c’est si contrariant !”

 

6.

Tiphaine assurait que j’avais déjà vu Audeline, ce qui m’étonnait fort. Et puis, un après-midi, alors que je l’aidais à décorer un gâteau à la courge et au miel pour célébrer l'arrivée de la sœur de Dame Hermance, elle regarda fixement quelque chose que je ne voyais pas, puis fit un geste du menton dans la même direction. Je distinguais la chevelure blonde d’une enfant passant entre les tables de travail. Oui, je l’avais aperçue auparavant. Sans remarquer la qualité de sa robe, je l’avais prise pour l’enfant d’un des cuisiniers, égarée au milieu des activités des adultes.

Après quelques pas, elle arriva à notre niveau. J’ai un peu honte de la pensée qui me traversa aussitôt. "Dieu qu’elle est vilaine !"

La pauvre enfant était maigre et avait mauvaise mine, ce qui s’expliquait aisément par les circonstances décrites par son père. Les traits de son visage coexistaient sans harmonie, un nez court et busqué, étonnant pour une enfant si jeune, des yeux bleus tout ronds qui me rappelèrent le regard d’un hibou, une petite bouche aux lèvres fines exprimant tristesse et désarroi.

Nos regards se croisèrent et elle s'avança vers moi. Je ne sais quoi dans sa démarche hésitante, la façon dont elle regardait autour d’elle puis vers moi, je perçus un mal être qui m'émut.

Je lui souris avec toute la chaleur que je pouvais rassembler et m’accroupis pour être à son niveau. Je lui parlai gentiment, lui dis mon nom, elle me regardait sans expression pendant ce qui me parut un long moment. Je pensais qu’elle allait poursuivre son chemin mais au contraire, elle fit soudain un bond dans ma direction et serra ses deux petits bras autour de mon cou avec une force surprenante. Je me redressai, la portant sans effort, et cherchai du regard la jeune femme impassible qui la suivait partout. Avais-je le droit de porter l’enfant du Seigneur ? Fallait-il qu’elle vienne la chercher ? Mais elle tourna le visage dans une direction différente, ignorant mes questions muettes.

Je marchai de long en large avec l’enfant accrochée à moi, lui parlant doucement. Le Corbeau me jetait des regards sombres. Elle ne pouvait pas me reprocher d'être patiente avec un membre de la famille seigneuriale mais elle n'appréciait pas la façon dont j'étais ainsi distraite de mon travail.

Finalement, je sentis les petits bras se relâcher. Audeline s’était endormie. Je marchai vers sa gouvernante qui emmena l’enfant sans la réveiller.

La même scène se répéta plusieurs fois, Audeline marchait cette fois directement vers moi et, avant même que je ne lui parle, se jetait dans mes bras, attendant que je la porte et marche avec elle en lui parlant.

- Pourquoi fait-elle ça ? chuchotais-je une nuit, alors que nous étions au lit.

Contrairement à moi, Tiphaine était mère et sans doute mieux à même de comprendre les enfants.

- On dirait qu’elle te fait confiance, elle se sent en sécurité dans tes bras…

- Mais pourquoi moi ?

Tiphaine réfléchit un moment, puis me posa une question qui me prit par surprise.

- Quelle langue parles-tu à Audeline ?

- Que veux-tu dire ? Je change de langue quand je lui parle ?

- Oui, on dirait… une des langues de l’est, tu sais, du prussien peut-être, ou du Saxon ?

Était-il possible que la langue que je parlais avec Akira me soit venue spontanément avec Audeline ? Un contexte affectueux et tendre…

- Je ne m’en étais même pas rendu compte… Mais je ne vois pas en quoi ça fait la moindre différence pour Audeline…

- Attends… la première épouse de notre Seigneur, Ludivine, la mère d’Audeline… elle a grandi en Prusse. Elle avait cet accent, je me souviens. Elle m’a parlé une fois, elle savait que j’avais une petite fille moi aussi, elle était gentille. Elle devait parler à sa fille dans la même langue que toi.

Nous sommes restées silencieuses un moment.

- Et puis, reprit Tiphaine, tu es forte. On le sent, quand on est dans tes bras. C’est rassurant. L’autre nuit, quand j’ai failli glisser de la paillasse et que tu m’as rattrapée, tu te souviens?

- Ça ne va pas être pratique si elle continue ses visites dans la cuisine, soupirai-je. Je ne veux pas la repousser, mais bon, j’ai de quoi faire… Et tu as vu la tête du Corbeau quand elle est là !

Tiphaine resta songeuse un moment puis son esprit optimiste se manifesta.

-Tu verras, la situation se réglera d’elle-même.

Elle avait raison, mais ni elle ni moi n’imaginions le chemin de cette résolution.

 

7.

Un orage violent au milieu de la nuit. Ce n'était pas rare en cette fin d’été, mais le bruit assourdissant d’un coup de tonnerre nous tira du sommeil au même instant. Debout et en chemises, aux côtés des deux cuisinières qui partageaient la chambre, nous contemplions les lumières vives des éclairs immédiatement suivies de coups de tonnerre. Des trombes d’eau s’abattirent. La pluie commença à ruisseler dans le soupirail, un mélange d’eau et de gravier. 

Puis - nouveaux cris de surprise - plusieurs coups résonnèrent sur la porte de notre chambre. Deux gardes apparurent, un flambeau à la main. Leurs visages m'étaient familiers, je les apercevais lors des messes du matin, entourant le Seigneur et sa famille.

- Jeanne Duchêne ! lança l’un d’eux. Notre Seigneur te demande ! Tout de suite !

Je jetai un regard abasourdi vers Tiphaine.

- Je viens avec toi ! décida-t-elle aussitôt.

- Non ! Toi, tu restes là.

Une telle convocation ne pouvait rien signifier de bon. Tiphaine était mère de famille, je ne voulais pas qu’elle s’expose.

- Elle va enfiler une robe, déclara Tiphaine aux gardes qui semblaient apprécier de nous voir en chemises. Et vous l’attendrez dehors !

Le ton de Tiphaine porta : ils obéirent. Quelques instants plus tard, je les rejoignais dans le couloir et, le cœur battant, formulant mille hypothèses sur ce qui m’attendais, je les suivis.

 

 

 

 

 

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Edouard PArle
Posté le 13/09/2022
Coucou !
Oh la la, sacrée chute ! Avec un livre papier, c'est quasiment obligatoire de tourner la page ahah
Sinon, je suis toujours aussi fan des histoires dans le passé, des amitiés que se construit Max sous ses différentes idées. Ce livre est d'une grande richesse avec toutes ces époques, ces parcours de vie, toujours très justes et vraisemblants.
Je me disais que tu pourrais limite faire un recueil de nouvelles "Rencontres" ou tu décris à chaque nouvelle une période de la vie d'un immortel, un de ses "identités". Ca pourrait être très cool au vu de ta plume.
Le personnage de Tiphaine est vraiment sympa. J'aime bien sa "malédiction" avec ses maris, ça apporte une dose de tragique très intéressante, en plus de donner davantage d'intérêt à son amitié avec Jeanne.
J'ai encore du mal à voir les conséquences que vont avoir la conversation surprise par Jeanne et Tiphaine mais j'imagine que c'est directement lié à la fin de chapitre.
J'ai bien apprécié le passage avec le cousin de Tiphaine, c'est le genre de petits passages qui ne paraissent pas servir directement l'histoire mais qui la rendent "vivante".
Mes remarques :
"et m’a même aidé à ressortir mon" -> aidée ?
"Il est mon cousin donc un peu mon protecteur." virgule après cousin ?
"nous n’arrivons pas être enceints" tiens je savais pas que ça se disait d'un couple, intéressant
"Je lui parlai gentiment, lui dis mon nom, elle me regardait sans expression" -> regarda ? ça serait logique de rester au passé simple je trouve
"la situation se réglera d’elle-même." -> règlera
Un plaisir,
A bientôt !
annececile
Posté le 15/09/2022
Oui, c'est vrai que ce sont des "tranches de vie" a differentes epoques, et ton idee de nouvelles me parait tres bonne ! POur le moment, j'essaie surtout de faire en sorte que l'histoire garde sa coherence... Un peu comme toi, en fait. Differentes histoires qui se joignent les unes aux autres pour former une sorte de patch-work ou tapisserie.
Ca me fait vraiment plaisir que ca te plaise ! :-)
Et comme toujours, ces precision de grammaire et d'accents sont exactes.
Merci de ton feedback !
Edouard PArle
Posté le 15/09/2022
"! POur le moment, j'essaie surtout de faire en sorte que l'histoire garde sa coherence... Un peu comme toi, en fait. Differentes histoires qui se joignent les unes aux autres pour former une sorte de patch-work ou tapisserie." Oui c'est un défi hyper intéressant !
Yannick
Posté le 03/10/2021
Hola!
J’aime toujours autant la manière dont tu insère des pages de vie et de réflexion dans ton histoire (Peut-on quantifier les sentiments ?, le premier mari a-t-il moins d’importance s’il y en a un second ?, etc,)
Quand au style d’écriture... c’est incroyable, peu de livres ont cette fluidité, cette facilité à enchainer les phrases. Quelqu’un te relit, ou tu arrives seule à ce résultat ?
Qq suggestions ou remarques :
« s’est déclaré marri » : je n’ai pas compris
« Une chapelle, visiblement ancienne mais au toit neuf, était entourée de cerisiers, des fruits sont encore visibles sur les branches » : petit problème de concordance des temps , ou alors le « sont » est en trop? (était/sont)
« - Dieu qu’elle est vilaine !”: je verrais plutôt cette pensée en « « plutôt que derrière un tiret qui indique une exclamation à haute voie.

A+
annececile
Posté le 04/10/2021
Merci de ton message qui m'encourage a un moment ou j'en avais bien besoin! Je suis dans la langue anglaise toute la journee (enfin, americaine) alors ce roman, c'est un peu mon ilot de francais. Merci de ton commentaire et de ton oeil d'aigle. Tu as tout a fait raison pour chacune des "coquilles" relevees. Je vais corriger. Marri, c'est un peu vieux mot qui signifie "desole", le Duc de Bourgogne qui etait presque l'equivalent du Roi de France a l'epoque, s'est declare desole de ce qui est arrive au chateau et a la chatelaine. Peut-etre trop ancien pour etre utilise ici, ou alors avec une periphrase qui permet de comprendre son sens...? Je vais y penser. Merci encore!
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