Chapitre 28

Par Diogene

    Sombre et lugubre, ainsi abandonné, le grand orgue observait d’un œil vitreux la scène.

    Couché sur le flanc, un fauve agonisait. Pour avoir voulu faire taire sa nature primaire, tenir sa promesse, il avait préféré croiser le fer avec lui-même et s’était jeté contre l’une de ces nombreux pitons rouillés qui affleuraient de tout côté. Penchée sur lui, une jeune femme, dont la lourde capeline masquait la maigreur de son être, brandissait devant une pièce de bois qui luisait doucement au clair de lune. Le mot Lux était gravé dessus.

    Soudain, un hurlement déchira la sérénité du lieu. Elle avait enfoncé le morceau de bois dans son flanc et un feu inconnu s’était répandu en son sein. De douleur, il avait hurlé. De terreur, il s’était recroquevillé, tandis qu’il sentait ses bras l’entourer.

    Pourquoi ne fuyait-elle pas ?

    Sa mâchoire claquait dans le vide, tandis qu’elle affirmait encore un peu plus sa prise.

    Assise au bord de l’étang, elle contemplait son reflet, celui d’une jeune fille au visage creusé et aux yeux cave. Maladroite, elle avait tendu une main vers lui. Couché, il sentait ses doigts qui s’enfonçaient dans sa fourrure ? elle lui donnait l’impression de chercher à se rassurer. Les yeux clos, il écoutait le doux clapotis des gouttes de pluie qui s’égouttaient depuis les feuilles des arbres environnants. Sa main s’enfonçait toujours plus profondément dans sa fourrure. Parfois, il sentait ses doigts se refermer sur sa chair épaisse et il grommelait. Alors elle la retirait, alors il posait sa tête sur ses cuisses inertes, comme pour lui signifier qu’il lui pardonnait. Un jour, se souvenait-il, il avait été un homme et on lui avait retiré son humanité.

    Pourquoi ?

    Il avait oublié. Il était alors devenu cet animal, monstrueux et bestial, qui de nuit en nuit s’en venait égorger les marmots et les hommes solitaires, dévorer les filles-mères et les troupeaux, ainsi qu’on en avait répandu le bruit. Seuls lui avaient été accordés les clairs de lune pleine, mais il les avait refusés, leur renvoyant leur haine et leur perfidie. Banni des hommes, il s’était réfugié dans la forêt auprès d’une femme que tous redoutaient, car il se murmurait qu’elle était sorcière. Sans doute l’était-elle à sa manière, quand il la suivait, qu’elle ramassait ses herbes et les transformait en baumes et autres infusions. Souvent, des femmes, plus rarement des hommes osaient s’en venir pour s’entretenir avec elle. Alors, elle leur ouvrait la porte et les accueillait avec bienséance. Couché près de l’âtre, il croisait leur regard et s’amusait de la terreur qu’il leur inspirait. Cependant, dès lors qu’ils s’en allaient, sitôt le seuil franchi, ils se signaient. La tristesse et la peine envahissaient alors son cœur et il retournait auprès des braises, au risque que son poil roussisse. Penchée sur lui, sa maîtresse s’agenouillait et lui caressait la tête. Elle-même devinait qu’un temps venu, elle serait livrée à la vindicte populaire et que ceux, qu’elles avaient aidés hier, demain la trahiraient.
Agenouillée, elle contemplait l’animal couché sur le flanc, dont le poitrail était secoué de spasmes.

    Pourquoi s’était-il ainsi jeté contre ce crochet ocreux ? Pourquoi avait-elle senti qu’elle pourrait le guérir à l’aide de cette pièce de bois de buis ?

    Toutes ces questions et d’autres encore demeuraient sans réponse. Le vent tu s’était à nouveau levé et les évents rouillés chantait d’étranges mélopées. Elle avait fui, alors même qu’elle n’avait osé se l’avouer, en se réfugiant dans ce lieu si majestueux. Les yeux tournés vers l’orgue, elle s’imaginait un golem jouant au milieu des ténèbres. Ombre massive, elle l’aurait paré d’une large cape de velours et d’un masque d’ivoire, grâce auquel il soustrairait son visage au regard des mortels.

    Où se dissimulerait-il ? Dans le narthex, ou bien encore au centre du labyrinthe à la croisée du transept ? Dans le clocher, ou bien dans le chœur ?

    Elle croyait le voir évolué dans la crypte, marchant d’un pas lourd et menaçant, brandissant devant lui une lanterne qui distribuerait une pâle lumière. Sur les murs se projetterait son ombre et elle effraierait tous ceux qui y oseraient y pénétrer sans y avoir été invité par le maître.

    Le flanc toujours douloureux, il sentait une étrange chaleur infusée en lui, comme il se rappelait cette mystérieuse journée qui n’en avait jamais fini. Les paupières entrouvertes, il devinait la silhouette qui, encore, l’enserrait ; des larmes roulaient sur son museau.

    Une étrange odeur émanait de son corps, comme si la vie qui le fuyait s’accrochait encore. Ému, il avait relevé sa tête et l’avait enfouie au creux de son épaule, une oreille collée contre sa poitrine. Hésitante, elle avait failli le repousser. Puis, le poing serré sur son habit, elle avait tiré fort sur l’étoffe et s’était drapée dedans pour se protéger du vent frais qui s’était engouffré dans la futaie. Sans mot dire, elle s’était relevée, l’invitant à faire de même, ensuite elle s’était éloignée. Sous ses pieds nus, la litière de feuilles mortes s’écrasait, amortissant son pas peu sûr. Avançant à ses côtés, il était demeuré troubler par ce qu’il avait entendu, cependant qu’il avait senti grandir en lui un sentiment qu’il pensait avoir abandonné. Un instant, il avait désiré prendre la fuite, s’éloigner d’elle, assouvir la pulsion bestiale qui l’affamait, mais il en avait été incapable. Quelque chose qui appartenait à l’humain, qu’il avait été jadis, l’avait retenu et c’était ce même sentiment qui l’avait conduit à cette extrémité.

    D’entre les tuyaux de l’orgue, les notes s’échappaient, lugubres, semblables à des larmes de sang ; un requiem né de l’obscurité. La figure élevée, elle contemplait les représentations de la Sainte Trinité peinte sous les voûtes de pierres. Tout en majesté, leurs visages semblaient n’avoir connu aucune des vicissitudes de la vie. Un sourire las, plein d’amertume, déforma soudain ses traits.

    Où étaient donc passés les joies, les plaisirs, la vie dans ce monde d’obscurité qui lui était promis ? Était-ce parce qu’elle s’était enfuie qu’elle le voyait ainsi ? Ou bien était-ce parce que, depuis si longtemps, vivre dans les ténèbres, à en explorer les recoins les plus obscurs, elle en avait découvert la véritable nature ?

    Un jour, se souvenait-elle, alors que la nuit s’était abattue sur la ville, elle avait levé la tête vers le ciel, quand tous se terraient, et elle avait aperçu, pour la première fois, une lueur étrangère ; une Fleur du mal.

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