Chapitre 27 - Quoi qu’il arrive, quoi que tu dises, quoi que je fasse

Dans le train en direction de Mÿrre

 

 

            Silencieuse pour une fois, Endza regardait le paysage défiler à travers la vitre du train. À ses côtés, Nazar faisait semblant de lire, un œil sur les mots et l’autre sur son amie. Parés dans leur nouvel uniforme, ils n’avaient plus l’air d’enfants. Mais leurs visages aux traits fins et délicats ne rappelaient pas non plus ceux de soldats.

 

_Tu… Tu étais au courant ? se risqua Zaven pour rompre le silence après un énième soufflement d’Endza.

_Pour mon frère ? Vikthor ? Ou pour ce qui va se passer les prochains jours ?

_Pour tout… souffla-t-il désarmé par la pointe de colère qui semblait avoir élu domicile dans les yeux de la rouquine.

_Non. Je ne savais rien. Rien, répondit-elle avant de reprendre sa contemplation des paysages.

_Tu… insista-t-il en prenant sa main pour signifier son amitié.

_Je ne comprends pas… Des fois, je suis un peu perdue dans tout ça. Le départ de ma mère puis maintenant ça, je ne sais plus quoi vraiment penser, quoi qu’on en dise, avoua-t-elle timidement.

_Moi aussi tu sais, se confia Nazar. Des fois, j’ai l’impression que je vais me réveiller d’un mauvais cauchemar et retrouver mon frère et tes sœurs… mais ça n’arrive pas. Jamais. Alors je me focalise sur les attentes de ton père pour qu’il m’aide à garder le cap quoi qu’il arrive.

_Oui, moi aussi. Heureusement qu’il est là, acquiesça Endza dans un demi-sourire.

 

Autour d’eux, le paysage défilait pour les ramener où tout avec commencer. En terre physée, à Mÿrre. Endza et Nazar ne pensaient pas y revenir de sitôt après l’intronisation de Vikthor, encore moins que les amis de ce dernier seraient devenus leurs ennemis. Si on le leur avait prédit à l’époque, ils ne l’auraient pas cru. C’est ce qui troublait Endza durant ce long trajet. Sans comptées, les annonces que le ministre Asage lui avait faites. Il avait presque placé son frère ainé en traitre. Si elle n’avait rien dit sur le moment, elle avait dû mal à digérer ce qu’il s’était passé dans la capitale. Elle avait l’impression de plus avoir les idées claires, quelque chose brouillait ses réflexions. Mais comme à chaque fois, quand elle croisa son père, elle oublia tout.

 

_Bien, le voyage ne te parait pas trop long ma fille ? s’enquit Paskhal en s’asseyant en face des jeunes amis.

_Il touche à sa fin de toute façon, lui répondit Endza en se redressant dans son siège.

_Nous connaissons la position exacte de Bénédit ? demanda Nazar, d’un coup pressé de combattre.

_Et bien non, pas vraiment. Ils sont aux alentours de Mÿrre nous en sommes certains. C’est à nous de les débusquer dans ce désert, répondit Paskhal en se penchant vers le jeune homme.

_Le ministre doit être sûr de notre réussite pour nous envoyer en guerre à quelques jours de la nativité, nota Endza pour montrer son intérêt à son père.

_Bien sûr ! répondit Paskhal avec sincérité. D’ici deux semaines je compte sur toi pour avoir coupé la tête de ce pauvre Bénédit, ajouta-t-il d’un ton moqueur.

 

Son rire fut alors suivi par tout le wagon. Envoutés par leur puissant Élu, les Kalokas  semblaient prendre cette guerre à la légère. Tous confiants, presque imbus de leur personne, ils étaient convaincus par leur victoire. Seule Endza commençait à trembler face à la tâche qu’elle devait accomplir, mais elle ne le montra pas. Elle ne voulait pas décevoir son père. Encore moins son peuple. Quand Paskhal les laissa pour rejoindre Loris et les deux ministres qui les accompagnaient, Endza  s’avachit de nouveau dans son siège.

 

_Tu fais toujours ça, remarqua Nazar amusé.

_Je préfère qu’il ne me voie plus comme une enfant, expliqua la rouquine en posant sa tête sur l’épaule du blondinet.

 

Bien que le rouge lui monta aux joues, le jeune homme ne dit rien. Au contraire, il tourna la tête pour sentir le parfum de ses cheveux. Ils restèrent ainsi pendant tout le reste du trajet. Collés l’un à l’autre, ils se rassuraient sans rien dire. À force de regarder le paysage défiler, les deux s’endormirent dans cette même position. Même Paskhal eut mal au cœur de les réveiller à leur arrivée quand il les retrouva ainsi. Il prit le temps de capter cet instant où ils étaient encore innocents, ne sachant rien de la vie ou de la mort.

 

_Allez, allez, il fait nuit dehors, mais vous devez vous réveiller ! Nous sommes arrivés, les pressa Paskhal d’une voix paternelle.

 

Quand ils retrouvèrent la terre ferme, les deux amis partagèrent le même constat. La ville de Mÿrre avait bien changé depuis la dernière fois. Elle semblait abandonnée, comme vidée de son essence même. Endza se rappelait l’odeur des pins mêlée à celle des sucreries qui l’avait accueillie la dernière fois. Aujourd’hui, elle ne sentait que l’air marin, rien d’autre. Aucun murmure ou rire ne grondait dans les rues étroites de la ville. Elle observa minutieusement la gare qui avait été le théâtre de la révolte sirélienne et l’assassinat d’un milicien par Sonfà. Elle remarqua le peu de stigmates qui en restait, mais ce n’est pas ce qui la surprenait le plus. Au tour, tout paraissait abandonné.  Pourtant Endza repéra de nombreuses maisons éclairées, des gens y vivaient encore.

 

_Il y a peu de Physé, presque que des humains, lui fît remarquer Nazar qui observait la même scène qu’elle.

 

À leur entrée dans la ville, la plupart des maisons fermèrent leurs volets. L’armée kalokas n’était pas la bienvenue ou alors elle faisait peur. Surement les deux. Pourtant Endza venait en libératrice du peuple, elle avait du mal à comprendre cet accueil. Elle laissa aller son regard sur les murs de la ville, tous propres. Eux non plus ne semblaient pas porter les stigmates de la révolution qui avaient grondé ici. Pourtant les journaux avaient raconté une révolte sanguinaire. Endza suivit le convoi sans rien dire dans cette ville fantôme qu’elle avait connue si animée. L’adolescente ne put alors réprimer un pincement au cœur. Une couche de son insouciance venait de se fissurer à l’instant où elle en prit conscience. Elle n’aimait pas voir Mÿrre ainsi, mais ça n’allait pas s’arranger dans les jours à venir. À la sortie de la ville, après avoir marché quelques minutes, le convoi dû grimper dans plusieurs bus et voitures. Comme à leurs habitudes, Endza et Nazar suivirent le groupe de leurs pères. Mais tandis qu’ils montaient tous un par un, un vent souleva le désert autour d’eux.

 

_Une tempête de sable… souffla Zeroual, en escortant Paskhal jusqu’à sa place, en bon bras droit.

_Oh, Bénédit… quoi que tu fasses, tu me surprends toujours, chuchota alors Paskhal en observant la scène qui se jouait dehors.

_Bien, accrochez-vous, ordonna ensuite Zeroual en rejoignant le chauffeur à l’avant du bus. Les miliciens ont établi un campement à environ 30 minutes d’ici. Les tentes nous protégeront et la fatigue s’occupera de vous permettre une bonne nuit de sommeil malgré le bruit du vent, ajouta-t-il moins sévère.

 

Là encore le trajet se fit dans le plus grand des silences, l’accueil que leur faisait le désert impressionnait ces jeunes recrues. Pour la première fois, ils prenaient conscience de la difficulté de leur tâche. Avec les manipulations de Paskhal, ils n’avaient jamais mesuré l’implication que leur demanderait cette nouvelle armée. Aucun n’avait réellement pesé le pour ou le contre, s’ils étaient physiquement préparés à se battre, leur Élu n’avait pas pris le temps de les mettre en garde. Aveuglés par leur puissance, ils se voyaient déjà gagnants sans avoir rien fait. Seulement voilà, maintenant qu’ils se retrouvaient face à eux-mêmes dans un désert peu accueillant, ils se questionnaient.

 

_Tu penses qu’on sera vraiment rentré pour la nativité ? demanda fébrilement Nazar dans son telsman.

_Peut-être pas tout le monde, avoua Endza enfin consciente des dangers qui les attendaient dehors. Nous oui. Je l’espère du moins, ajouta-t-elle cependant.

 

Le convoi s’arrêta à la fin de leurs confidences silencieuses. Ils avaient pris du retard et on les attendait avec impatience. Quand Endza sortit du bus, elle eut du mal à percevoir les centaines de tentes qui se dressaient face à elle. La tempête semblait s’accroitre d’heure en heure, comme si le désert voulait se cacher de cette invasion kalokas. Ensemble, ils rejoignirent la plus grande tente du camp où étaient dressées plusieurs tables. Un buffet attendait les nouveaux venus et des miliciens se chargeaient du service.

 

_Mangez, on vous indiquera vos tentes après, précisa un sergent à l’intention des ministres un peu perdus.

_Nous sommes arrivés plus tard que prévu, notre bus s’attable en premier. Les autres y auront le droit après nous, expliqua Zeroual chargé de l’organisation.

 

Sans discuter, Endza suivit son père qui s’attabla au côté du chef de la milice et des ministres. La table ne comptait que des hauts gradés, des fonctionnaires et des proches de Paskhal, de Loris et des ministres. Le beau monde de cette armée. Tout le monde se jeta sur le buffet comme s’ils n’avaient pas mangé depuis plusieurs jours. Endza les accompagna malgré tout, un peu écœurée.  Le ventre noué, elle repensait à la traversée de cette ville si joyeuse autrefois. Elle se rappela les visages de ses anciens amis que demain elle devrait combattre. Comme un mauvais présage, elle se mordit la langue à force de mastiquer sans avaler et laissa le reste de son assiette.

 

_Tout va bien Endza ? s’inquiéta Paskhal face à la mine songeuse de sa fille chérie.

_Je prends conscience de ce qu’il va se passer dans les jours à venir, avoua-t-elle penaude.

_Bien. C’est normal, mais ne doute pas. Tu feras ce qui doit être fait, la rassura Paskhal dans une accolade paternelle.

_Ce qui doit être fait, souligna Endza soulagée d’entendre sa voix chaleureuse.

_Il est temps qu’elle aille dormir, les coupa Loris insensible à cette étreinte. Demain, nous partons à la recherche de nos ennemis. Elle devra être en pleine possession de ses moyens quoiqu’il arrive, ajouta-t-il en plantant son regard sévère dans les yeux de la jeune fille.

 

Alors qu’elle s’apprêtait à lui répondre, Loris se leva de table, pressé de quitter son cadet. Il demanda à voir sa tente puis appela ses plus proches sergents à le suivre. Tempête ou pas, il voulait commencer ses recherches sans plus attendre. Il ne prit pas le temps de se reposer plus longtemps et monta dans une voiture munie de chaines à la place des roues. Quatre miliciens montèrent avec lui, mais aussi Zeroual, le père de Nazar et meilleur ami de Paskhal. Ils s’étaient mis d’accord, en tant qu’hommes de main, c’était à eux de rapporter les premières informations sur la cachette de la résistance. L’un comme l’autre voulait montrer patte blanche à ses supérieurs, pour différentes raisons. Paskhal les regarda partir sans broncher même s’il appréhendait leur retour.

 

_Puisse la Déesse te protéger, souffla Paskhal à l’attention des étoiles en pensant à sa femme.

 

Seul dans sa tente, il repensa au chemin qui l’avait amené jusqu’ici. Il lui restait beaucoup à accomplir et il ne voulait pas s’arrêter là. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser à Hestia. Une âme sœur ne s’oubliait jamais. Il avait beau être un grand Élu, Paskhal ne faisait pas exception à la règle. Quand bien même, ils s’étaient trahis tous les deux. Ils s’aimaient toujours et ce lien resterait inéluctable jusqu’à leur mort. Ce soir-là Paskhal en fut conscient peut-être pour la première fois.

 

_Hestia… je souffre de ton absence. Je ne sais pas si ton telsman peut m’entendre, mais j’aimerais que tu saches combien j’ai mal, reprit Paskhal dans son amulette. Combien je souffre de nous avoir fait ça. Je t’aime… j’aime notre famille, mais comprends comment elle est mortelle pour moi. Pleure avec moi, pleure sur ce monde étrange qui m’a fait donner la vie à une enfant qui devait me la reprendre. Vois comment je souffre, mais comprends que je dois vivre. Entends mon cri et ma douleur. Accepte mes choix pour créer un monde meilleur où notre peuple régnera comme il le mérite. Hestia, j’aimerais tant que tu sois à mes côtés.

 

Assis sur son lit, les yeux rivés sur le toit de ta tente, Paskhal se laissait aller à une prière silencieuse. Ses mains tremblantes passaient inlassablement de ses cheveux défaits à sa poitrine, comme si son cœur se serrait sous ses pensées secrètes. Ses cheveux longs ébouriffés trahissaient pour une fois son agitation. Ses yeux semblaient soudainement se creuser de fatigue, comme si ce voyage avait ravivé la douleur de perdre son âme sœur.

 

_Si la Déesse m’en donne l’occasion, je t’expliquerais tout et tu entendras, je l’espère, mes projets, ajouta-t-il malgré l’ignorance du telsman de sa femme.  Tu comprendras mon passé et ce que j’ai dû faire et devrais faire pour nous offrir l’avenir dont j’ai toujours rêvé. Hestia, accepte ce cri du cœur et sache que je t’aime. Et que je t’aimerais toujours. Quoi qu’il arrive, quoi que tu dises, quoi que je fasse. Ne l’oublie pas, acheva-t-il avant de s’endormir pour un sommeil agité.

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