Chapitre 27 - La rencontre

 

Ils avaient couru sans se retourner, pressés de mettre la plus grande distance possible entre eux et les encombrantes voraces. Till se demandait bien en quoi elles pourraient être utiles à l’île, ces créatures avaient un caractère épouvantable et une odeur à incommoder un décomposteur (1). Piblô en était-il conscient ? Assurément, sinon à quoi bon les envoyer à leur rencontre. Lorsqu’ils eurent la certitude d’être enfin en sécurité, ils s’accordèrent une halte pour reprendre souffle. Le sentier à cet endroit s’élargissait pour former un promontoire d’où l’on pouvait, au loin, apercevoir la côte. Le temps avait tourné, de sombres nuages brouillaient l’horizon, le souffle âpre d’un vent de mer augurait d’une proche tempête.

Comme un défi à la colère du ciel, des lanternes de puissantes mécaniques balayaient le sentier côtier, piégeant par instants dans leurs faisceaux d’importants groupes de gardes. Tout ce déploiement de force altéra une bonne humeur déjà toute relative. Châny sentit le danger :

  • C’est juste pour nous effrayer. Avançons, nous ne sommes plus loin.

Ces paroles, qui se voulaient rassurantes, n’abusèrent personne. Inquiets, ils reprirent leur marche silencieuse. L’assurance affichée s’était envolée, ne restaient que le doute. Blair avançait front buté, les mains fourrées au fond des poches ; le regard de Châny fixait les pierres du chemin comme si son esprit, désireux d’échapper à trop de questions insolubles, s’obligeait à les dénombrer une à une, les soupirs de Naëlle exprimaient une désapprobation latente : trop d’incertitudes, trop de risques. Till observait ses amis, les seuls qu’il n’ait jamais eus et son cœur martelait furieusement sa poitrine. Il avait peur. Peur pour chacun d’eux, pour Elhyane, pour son père, pour tous les habitants de l’île. Peur pour l’île elle-même. Till ne possédait ni le discernement, ni la sérénité de Piblô, il redoutait ce qui les attendait et cette incertitude engendrait des images terrifiantes. Les siens ne se battraient pas, Till le savait. C’était une des lois fondamentales de leur communauté, facile à respecter en l’absence d’agresseurs. Comment lutter contre des armes aussi redoutables avec de simples mots ? Till aurait aimé que son ami soit à leurs côtés, tout semblerait tellement plus facile. Mais Piblô n’était pas là. Sa mère non plus. Elhyane était quelque part dans une grotte, à l’abri, espérait-il. Et son père… comment pourrait-il les aider ?

A l’approche du plateau des Ombelles, un énorme fracas eut raison de leur mutisme. Une série d’explosions illumina un instant le ciel avant de s’étouffer dans une épaisse fumée noire. Till en fut certain, cela venait de la crique, de sa maison.

  • C’était quoi ça ? s’inquiéta Blair.
  • Les ennuis commencent, je vous avais prévenus, répondit Naëlle, atterrée.

Le déploiement de cette quincaillerie n’augurait rien de bon. Toutes ses mises en garde avaient été ignorées, mais que s’imaginaient-ils à la fin ? Qu’ils parviendraient à convaincre ces hommes de rentrer pacifiquement chez eux ? Et puis, elle ne faisait pas confiance à ce Tork qui avait embrouillé l’esprit de Till. C’était trop facile. Naëlle soupira, ravalant ses réflexions devant la tête décomposée de son ami.

Le regard fixé sur le panache de fumée, incapable d’en détacher les yeux, Till était pétrifié. Le sang refluait si vite de son visage que toute vie sembla soudain aspirée de l’intérieur. Alarmé, Châny glissa une main sous son bras pour le soutenir.

  • Rien ne prouve qu’elle soit détruite et puis, tu sais, une maison ça se reconstruit.

Désemparé, Châny ne trouvait plus les mots, effaré par l’apathie de son ami.

  • Mais de quoi il parle ? demanda Blair.
  • La maison de Till est juste à côté du lieu de l’explosion, expliqua patiemment Naëlle.

Till n’entendait pas. Une larme suspendue au bord des cils, anéanti, son esprit dérivait. Les odeurs, les bruits familiers, les petits rituels, la fraicheur des draps rugueux, le chapeau pendu au crochet de la porte, les livres qu’il ne lirait jamais, Elhyane s’essuyant les mains sur son grand tablier brodé, Thiya martelant les carreaux, impatiente de rentrer, la chaleur du feu, la douceur rassurante de son vieux chandail, sa maison, son repaire, tout avait disparu. « Tant que tu vas bien, tout va bien, mon garçon, entendit-il au milieu du désordre de ses pensées, comme le dit ton ami, ce ne sont que des pierres. Soyez prudents, nous sommes tous auprès de vous ». Ces quelques mots d’Elhyane forcèrent sa conscience, le ramenant au présent, à l’essentiel. Le sang circula à nouveau.

  • Ton père va bien, affirma Naëlle.

Till considéra son amie, le sourcil interrogateur.

  • Thiya m’envoie des informations. Quelques mécaniques, des caisses et du matériel ont été détruits. Une partie de ta maison a été soufflée par l’explosion. Le toit surtout. Dommage collatéral, qu’elle dit. Elle est pas contente, ta corneille...
  • C’est mon père, coupa Till dans un murmure. Il avait dit qu’il nous aiderait.
  • Il a tenu parole, répondit Naëlle, toutes réticences enfin abandonnées. Ce feu d’artifice, c’est son œuvre.
  • Es-tu certaine qu’il va bien ?
  • Thiya affirme que oui mais apparemment les autres n’ont pas apprécié son initiative. Il va avoir des problèmes.
  • Il n’y a pas de blessés, c’est le principal, observa Châny, pour l’instant, nous ne pouvons rien faire qu’attendre d’en savoir plus. Après, nous déciderons.

C’était la solution la plus raisonnable, comme souvent Châny avait raison. Mais quoi qu’il advienne, Till n’abandonnerait pas son père. L’histoire les avait réunis, il ne laisserait pas les circonstances les séparer, pas si vite. Il sourit intérieurement. Aurait-il imaginé cela il y a peu ? Thiya ne manquerait pas de souligner avec ironie ses contradictions.

Le vent de mer dispersait les embruns jusqu’au pied de la montagne. Des roulements de tonnerre résonnèrent au loin, la tempête rôdait. Nul ne pouvait dire quand l’orage éclaterait mais la couleur du ciel ne laissait place à aucun doute. Bien que l’on soit en milieu d’après-midi, Il faisait déjà presque nuit.

Ils s’arrêtèrent en lisière de la forêt surplombant le plateau des Ombelles. Les arbres étaient plus clairsemés mais les bosquets offraient une protection efficace, et une situation stratégique pour voir sans être vu.

À l’extrémité opposée de la prairie, une armée de gardes déployée en quinconce attendait, immobile. De lourds engins barraient à présent le chemin de Dhöl, interdisant toute circulation. Une précaution bien inutile destinée avant tout à rassurer les étrangers. De gigantesques insectes de métal, juchés sur de fines pattes articulées, déplaçaient avec une étonnante agilité leurs ventres proéminents. Surmontés de tourelles mobiles ceinturées d’un anneau de globes lumineux, elles projetaient le vide de leurs regards dans toutes les directions. Blair n’aurait pu davantage démantibuler sa mâchoire, tant ces surprenantes bestioles défiaient l’entendement. En d’autres circonstances, il aurait même probablement hurlé d’émerveillement. Mais un sursaut de sobre réserve le ramena à la réalité, il referma la bouche gardant pour lui ses appréciations.

Les créatures de métal avaient pris position de part et d’autre d’une tente rudimentaire, installée à quelques coudées de la bordure du chemin. Une vive lueur filtrait par l’ouverture et dessinait des silhouettes en grande conversation, mais Till était bien trop loin pour pouvoir les identifier. Il se demanda, inquiet, où se trouvait son père.

Ils s’allongèrent à l’abri des fourrées dans l’attente des évènements, la délégation ne devrait plus tarder. Un craquement de branches et le cri furtif d’une gerbille annoncèrent presqu’aussitôt son arrivée. Ils s’aplatirent un peu plus au sol, retenant leur souffle. La délégation passa à un jet de pierre sans les remarquer. Le Magister, les Maistres au grand complet, Elhyane, Karl le père de Sven, des personnalités de chacun des trois villages avançaient de front en direction des visiteurs. Ils s’arrêtèrent au milieu de la prairie en position d’attente.

  • Ils viennent d’où ? chuchota Blair.
  • Probablement d’un passage secret du labyrinthe, répondit Till.
  • Y’a ta mère…
  • J’ai vu. Ç’aurait été trop beau qu’elle reste en retrait. Mais comme elle est avec son Magister…
  • Ta mère est un personnage important, Till, il serait temps que tu le reconnaisses, s’agaça Naëlle. Elle n’est pas que ta mère !
  • C’est vrai, approuva Châny, tout le monde la connaît et lui fait confiance.

Till eut honte de sa réaction. Dans le fond, qu’avait-il à lui reprocher ? N’avait-il pas quitté lui-même la maison, sans véritable regret et sans aucun état d’âme ? À présent qu’il avait des amis, Till mesurait mieux l’extrême isolement dans lequel ils avaient vécu, le prix des sacrifices consentis. Elhyane n’aurait probablement jamais d’autres enfants, devait-il la condamner en plus à vivre seule ? Se montrer reconnaissant serait plus opportun que ruminer comme le vieux Brack. Un petit effort pour accepter le Magister n’était pas trop cher payé et qui sait, avec le temps, il finirait peut-être même par l’apprécier.

Une nuée noire s’abattit de part et d’autre de la délégation, interrompant le cours de ses réflexions. Thiya et son escarbille étaient de retour.

  • Ça bouge, chuchota Blair.

De la tente sortit le Technovateur Donovan escorté de militaires à chevrons. L’homme marqua un temps d’arrêt avant de lancer un ordre bref en direction des créatures articulées. Aussitôt, les globes s’en détachèrent, s’élevant dans le ciel pour filer se positionner à l’aplomb de la prairie, braquant la lumière froide de leurs projecteurs sur la délégation. Prisonnière du halo, elle offrait à présent une cible de choix. Personne cependant ne s’émut de ce dispositif, les habitants de l’île attendaient, impassibles, que les visiteurs viennent à eux.

Donovan cacha sa déception, il avait espéré impressionner ces primitifs, susciter une crainte respectueuse devant ce déploiement de force. À cette contrariété s’ajoutait la trahison du Colonel. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser cet homme à un tel acte de sabotage ? Ce ne pouvait être cette vieille rancœur mal digérée. La tempête avait tué Hedda et c’était regrettable, mais il n’en était tout de même pas responsable. Avançant en direction de la délégation, le Technovateur tentait de trouver une justification à cette attitude incompréhensible. Le temps aurait-il ramolli cet homme, ennuyeux comme une nuit sans lune ? Peut-être les gosses. Il était opposé à l’idée de les emprisonner. En dépit des ordres, le Colonel avait pris l’initiative de libérer le garçon. Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui avait bien pu ébranler un être aussi intransigeant au point qu’il en oublie tout devoir ? S’imaginait-il… ? Le sien aurait eu à peu près le même âge… Non, c’était impossible ! Par quel miracle aurait-il survécu au naufrage ? Et pourtant, un tel sentiment expliquerait son comportement étrange, son hostilité. Heureusement cet imbécile n’avait fait sauter que quelques caisses d’explosifs et deux ou trois engins sans intérêt majeur. La mission n’était en rien compromise mais sa carrière à lui était finie. Compte tenu de ses états de service, il s’en tirerait peut-être avec une condamnation dans les mines d’une quelconque colonie, ça n’était pas son problème. Cependant il ne devait rien négliger, le Colonel possédait une bonne connaissance de ces peuplades et qui sait, son lien supposé de parenté pourrait s’avérer un atout.

Tout en progressant il observait le groupe face à lui. Au centre et légèrement en avant, un homme l’observait. Plus que sa stature qui n’avait rien d’exceptionnel, son regard retenait l’attention, assurément un homme important. Il serait son interlocuteur. Le Technovateur opta pour une approche conciliante, si jamais les négociations échouaient, il gardait en réserve d’autres moyens de pression. Mais il ne devait rien précipiter :

  • Je vous remercie, commença-t-il, d’accepter de nous rencontrer. Je suis le Technovateur Donovan, membre et représentant de la Souveraine Confédération d’Estrie, envoyé en mission scientifique d’études et de prospection par le Haut Conseil des Commandateurs, Administrateur des quatre provinces, et je suis le Commandant de cette expédition.
  • Nous vous saluons, peuple d’Estrie.

La voix d’Harald était puissante et portait loin, il désirait être entendu de tous. Par ces quelques mots, il plaçait la rencontre sur un pied d’égalité, celle d’un peuple libre avec un autre peuple libre.

  • Nos intentions sont pacifiques, poursuivit Donovan. Nous désirons installer une base pour extraire un minerai dont notre industrie a besoin. Nous souhaiterions obtenir votre autorisation pour une telle entreprise. Bien sûr, nous sommes prêts à vous dédommager généreusement pour les nuisances causées.
  • Nous dédommager ?
  • La Confédération est riche, très riche. Nous pouvons convenir d’un tribut d’exploitation. De plus nous vous offrons la possibilité de devenir membre à part entière de la Confédération, vous auriez ainsi des représentants au Conseil…
  • et nous asservirions notre liberté. Cette terre ne nous appartient pas.
  • A qui donc dois-je m’adresser ?
  • Vous ne comprenez pas. La terre n’appartient à personne. Nous sommes de simples hôtes.

Encore ce discours stupide. La terre c’était la terre. La propriété de ceux qui l’avaient conquise. De force ou par le travail, quelle importance ? Les faits parlaient d’eux-mêmes. Malgré leur vertueuse conscience, ces hommes cultivaient la terre, en récoltaient les fruits, ils ne semblaient manquer de rien. Ces croyances n’étaient que foutaises et hypocrisie. En fait, cette populace n’avait aucune envie de partager. Voilà sa véritable motivation ! Et peu importait que d’autres aient un besoin vital des ressources qu’ils possédaient en abondance. Mais Donovan était un pragmatique, il ne souhaitait pas philosopher.

  • Dites-nous alors ce que vous désirez et je m’engage à vous donner satisfaction.
  • Nous ne désirons rien de ce que vous pourriez nous offrir.
  • Soit, que faisons-nous alors ?
  • Vous repartez et vous nous laissez vivre de la manière dont nous l’entendons. Nous ne souhaitons pas devenir membre de la Confédération, nous sommes attachés à notre indépendance.

Obtus, rustres et ignares. S’opposer à la marche de la Confédération ! Du monde ! Quelle ambition ! Quelle prétention ! le Technovateur n’en tirerait rien. Puisqu’ils étaient hermétiques à la raison, il allait devoir se montrer plus incisif :

  • Vous vous rendez bien compte que cela est impossible.
  • Nous nous rendons compte que c’est l’expression unique de votre volonté qui se manifeste ici.
  • C’est vrai. Mais si vous n’êtes pas avec nous, j’en déduis alors que vous êtes contre nous.
  • Nous ne sommes contre personne et vos menaces ne nous impressionnent pas.
  • Je l’entends, mais vous jouez avec les mots. Moi, j’ai des arguments…

Donovan leva le bras. A ce signal les gardes sortirent leurs armes et les monstres mécaniques relevèrent des volets qui dissimulaient de longs tubes télescopiques au diamètre imposant.

  • Mais ce n’est pas tout…

D’un autre geste il invita les militaires en faction devant la tente à avancer. Ils étaient six qui encadraient deux prisonniers. Lorsqu’ils furent à une distance suffisante pour être identifiés, les gardes s’écartèrent. Sven et Karlov se tenaient droits.

  • Celui-ci, expliqua Donovan en désignant le Colonel, est un renégat. Ses motivations sont encore obscures mais nous ne désespérons pas d’arriver à le faire parler. Quant à ce garçon, il est l’un des vôtres à ce qu’il me semble, nous l’avons attrapé alors qu’il tentait de forcer un barrage. Il cherchait, a-t-il prétendu, à rejoindre ses amis. Des amis qui se sont tous envolés grâce à l’aide délibérée du Colonel, une autre trahison à mettre à son actif…

Karl, le père de Sven, ne put retenir un mouvement d’élan vers son fils mais Elhyane le retint en lui glissant quelques mots que le Technovateur ne put entendre.

  • Si nous commencions à parler sérieusement à présent ?

Harald ne répondit pas. Il semblait réfléchir. Lentement il dirigea son regard vers les sphères lumineuses qui s’éteignirent les unes après les autres puis ses yeux glissèrent vers les deux créatures articulées qui s’affalèrent comme de vulgaires sacs dans un retentissant fracas de métal.

L’orage se rapprochait, des éclairs rageurs griffaient à présent le ciel. Une violente bourrasque arracha subitement la tente, provoquant le désordre dans les rangs des gardes.

Un observateur attentif aurait noté le pli fugace entre les sourcils, l’affaissement à peine perceptible du coin de la lèvre, mais Donovan se ressaisit très vite effaçant tout signe de contrariété. Ce n’était pas le moment de douter et encore moins de montrer quelque faiblesse. Si près du but, il s’y refusait.

  • Ce n’est qu’un petit grain qui provoque des perturbations électriques, pas de quoi nous alarmer.
  • Vous ne comprenez décidemment rien ! s’exclama Karlov dans la langue d’Estrie pour être entendu de tous les soldats. D’ailleurs vous n’avez jamais rien compris, l’ambition vous aveugle, Donovan. La mission est finie. Vous avez échoué. Vous ne pouvez lutter, vous n’êtes pas de force. Sauvez la vie de vos hommes tant qu’il est encore temps, c’est…
  • Taisez-vous !
  • Me taire ! Voilà bien trop longtemps que je me tais. Écoutez-moi tous, cria-t-il encore plus fort. Repliez-vous le plus rapidement possible et fuyez, fuyez sans vous retourner.

Des murmures parcoururent les rangs des gardes. Ils respectaient le Colonel même s’ils redoutaient ses sautes d’humeur et son rugueux caractère. Beaucoup avaient déjà servi sous ses ordres et n’avaient jamais eu à s’en plaindre. Le voir ainsi rabaissé ne leur plaisait pas. Le Technovateur était un étranger pour eux, qui confondait autorité et tyrannie, même un novice s’en rendrait compte. Certes le Colonel avait mal agi mais ils en ignoraient la raison, et se refusaient à le condamner tant qu’ils n’auraient pas la preuve formelle qu’il n’avait réellement tenté de leur nuire. Il était l’un des leurs. La destruction de caisses d’explosifs ou de quelques engins ne constituait pas à leurs yeux un élément convaincant d’autant que le militaire avait pris soin de ne blesser personne. Quoi qu’il ait fait, ses raisons devaient être impérieuses et s’il affirmait qu’ils étaient en danger, ils semblaient tous prêts à le croire. D’ailleurs les mécaniques étaient conçues pour résister aux perturbations électriques, ce qui arrivait était anormal et inquiétant.

Emporté par une colère froide, Donovan avait sorti son arme :

  • Je vous dis de vous taire, maudit renégat !

Un vrombissement sourd assaillit les oreilles, l’air entra en vibration. Le Technovateur eut un mouvement du poignet, à peine perceptible. Le Colonel tomba à terre, fauché. Il n’était pas blessé sérieusement, le trouble dans les rangs des soldats avait retenu sa main. Mais Donovan devait à présent, impérativement les rassurer :

  • La prochaine fois je n’hésiterai pas à vous tuer, Karlov, murmura-t-il dents serrées, puis s’adressant à ses hommes : Vous n’avez aucune crainte à avoir, nous sommes maîtres de la situation, notre technologie nous assure la suprématie sur ces indigènes. La confédération a les yeux braqués sur nous, elle a placé en nous sa confiance et ses espoirs, parce qu’elle connaît la valeur de notre engagement et de notre loyauté. Nous ne pouvons la décevoir. Nous sommes un grand peuple qui a su triompher de ses ennemis pour construire un monde de paix, de justice et de prospérité. Ne laissez pas le doute ou de sombres machinations vous embrouiller l’esprit, nous sommes venus dans un seul but : permettre aux nôtres d’accéder à une vie meilleure. Le voulez-vous ? 

Naëlle, qui percevait tout malgré la distance, traduisait au fur et à mesure les propos du Technovateur tandis qu’une clameur d’approbation jaillissait de centaines de gorges.

Till s’était redressé. C’en était trop, il ne pouvait rester là, à regarder bras croisés. L’attente était insupportable tout comme l’injustice de la situation. Son père était blessé, personne ne semblait s’en rendre compte, excepté Sven essayant par des gestes maladroits de lui venir en aide. Le garçon avait dû les suivre, on ne renonce pas si vite aux vieilles habitudes. Avait-il tenté de les aider ? Probablement, Till perçut son désarroi à travers le lien mais sa compréhension en était encore trop aléatoire pour y apporter réponse. Que pouvait-il faire ? Que devait-il faire ? Son impuissance l’exaspérait.

Là-haut, le ciel sembla soudain se figer dans l’attente.

« Les Esprits bienveillants te protègent Till, enfant des Sables, de l’Île et du renouveau, entendit-il. C’est un acte d’amour suprême qui délivrera ton peuple et réconciliera enfin les hommes du désert et leurs Dieux. Aie confiance, nous ne t’abandonnerons pas. Écoute ton cœur ».

Que venaient faire ici les hommes du désert ? Et cette histoire de Dieu ? Cette marotte des Esprits de s’exprimer de manière aussi confuse était vraiment agaçante. Ne pouvaient-ils délivrer clairement leurs messages ? Till n’était décidemment pas doué pour les énigmes.

Néanmoins, une évidence crevait les yeux : quels que soient leurs projets, Till en faisait partie. Comme le pressentait Châny, sa présence sur l’île n’était pas un hasard. Il était le maillon d’une chaîne d’évènements programmés. Être un maillon ne le révoltait pas. Un maillon c’était concret, c’était utile. S’il existait un moyen de sauver Elhyane, son père, ses amis et tous les habitants, il ne se déroberait pas. Le comment et le pourquoi n’avaient plus d’importance. Il regarda Blair, Châny et Naëlle absorbés par le spectacle. Là-bas, le Magister tourna imperceptiblement la tête dans leur direction. Ses yeux accrochèrent les siens. Des yeux d’émeraude. Des yeux difficiles à oublier. Till tressaillit, surpris lorsqu’une onde électrique se propagea dans chaque fibre de son corps, chassant doutes, fatigues et impatience. Une seule personne, à sa connaissance, détenait ce pouvoir. Comment n’avait-il pas deviné ?

Le Magister ?

Piblô !

C’était pourtant d’une telle évidence ! Harald, Piblô, une seule et même personne ! Son ami était parmi eux. Des paroles, entendues au bois des brumes, lui revinrent en mémoire : « un jour prochain tu devras choisir où est ta place ». Sa place était ici, parmi les siens. Il le savait, il l’avait toujours su.

Harald détourna la tête, le lien se rompit, alors résolument, Till sortit du bois.

Blair et Châny, en voyant s’éloigner la silhouette de leur ami, comprirent et lui emboîtèrent aussitôt le pas :

  • Tu comptais tout de même pas aller jouer sans nous ? s’exclama Blair en lui appliquant une vigoureuse tape dans le dos qui le fit vaciller.

Châny inclina la tête d’un air faussement désolé. Naëlle, après un instant d’hésitation contrariée, se décida à les rejoindre.

  • Et voilà, pas plus de cervelle qu’une fouillouse ! ça agit avant de réfléchir, trois citrouilles creuses ! Eh, attendez-moi ! s’écria-t-elle.
  1. Décomposteur : animal fouisseur qui propage une odeur nauséabonde pour éloigner les prédateurs.
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Claire May
Posté le 24/09/2022
Bonjour Hortense !
Quel plaisir de te lire ! J'aime beaucoup ce chapitre à la tension palpable. On se prend d'amitié pour Karlov (on l'aimait déjà beaucoup). Les changements de points de vue fonctionnent bien, l'orage menaçant rend l'atmosphère électrique et on sent que c'est l'île qui est en train de jouer un rôle.
Un petit bémol, pour la remarque de Châni quand Till croit sa maison détruite, une maison, ça se reconstruit, ou quelque chose comme ça, c'est un peu dur à entendre tout de suite, de la part de Châni. C'est normal que Till soit choqué et je le verrais plutôt compatir...
J'aime bien aussi tout le passage rétrospectif sur la maison !
Et puis, un détail sur les langues employées, quand Donovan s'adresse aux gens de l'île, comme ce n'est pas sa langue maternelle, marquer un résidu d'accent ? D'ailleurs on pourrait se demander comment les gens du continent ont eu connaissance de la langue de l'île, qui doit, un peu comme l'Islandais, être une langue ancienne qui n'a que très peu évolué en 500 ans, comme personne n'en sort...
Un dernier doute :
- Ils s’arrêtèrent en lisière de la forêt surplombant le plateau des Ombelles. => à la lisière de la forêt ou en lisière de forêt ?
A très vite !
Hortense
Posté le 28/09/2022
Tes remarques sont très pertinentes, je les prends toutes et je trouve que la suggestion de l'accent est bien vue.
Franchement tous ces retours sont d'une aide précieuse.
Un grand merci.
Edouard PArle
Posté le 28/02/2022
Coucou !
La fin est proche, je pensais qu'il y avait 35 chapitres mais il n'y en a en fait que 29^^ Je suis vraiment curieux de la façon dont va terminer cette histoire. Pour l'instant j'étais un peu dans l'optique que le père de Till se sacrifierait au péril de sa vie pour sauver l'île (dark vador jusqu'au bout quoi xD) mais l'histoire semble prendre une autre direction.
Harald = Piblo c'est une surprise intéressante. J'imagine que tu as encore 2,3 trucs dans ton sac pour les 2 derniers chapitres...
J'ai beaucoup aimé l'adoption du pdv de Donovan l'antagoniste pour une partie de ce chapitre. Même si ces motivations n'ont rien de très surprenant c'est toujours intéressant de les connaître.
Petites remarques :
"sinon à quoi bon les envoyer à leur rencontre." point d'interrogation ?
"une halte pour reprendre souffle." -> leur souffle ?
"le souffle âpre d’un vent de mer" -> du vent de mer ?
"ne restaient que le doute." -> ne restait ?
"et nous asservirions notre liberté." majuscule ?
Un plaisir,
A bientôt !
Hortense
Posté le 01/03/2022
Bonjour Edouard,
Toujours un grand plaisir de te retrouver. Et oui, on est certainement toujours influencé par nos lectures ou certains filmes. Cela se ressent probablement un peu dans l'histoire. Il y manque cependant la férocité d'un seigneur des anneaux, une peur qui prend aux tripes. Tout va certainement trop vite aussi, il faudrait que j'accorde plus de temps à ces envahisseurs pour permettre de développer une vraie intrigue.
Je suis à l'écoute de toute suggestion.
A très bientôt.
Edouard PArle
Posté le 01/03/2022
En terme de suggestions, ce pourrait être d'intercaler un pdv "envahisseur" de temps à autre pour développer éventuellement d'autres personnages de l'autre camp et de donner la mesure de la menace. Ca ne demanderait pas de réécrire la majorité des chapitres déjà en place^^ Genre un tous les 5,6. Ca peut être très court ou plus développé, le tout c'est de maintenir la menace tout au long de l'histoire.
Je ne sais pas si je suis clair^^
Hortense
Posté le 05/03/2022
Bonjour Édouard, je comprends ce que tu veux dire à propos des envahisseurs. J’avais noté le sentiment d’attente trop longue de leur apparition, j’ai supprimé le prologue pour le découper et l’insérer au fil du récit. Tu as raison, cela les rend plus présent. Je vais également développer un peu pour accentuer le contraste avec les habitants de l’île, peuple pacifique et non belliqueux, vivant hors du monde, dans un espace protégé.
À très bientôt
Edouard PArle
Posté le 05/03/2022
Coucou !
Ca peut être très intéressant oui. Je ne me souviens plus de la longueur du prologue mais rien n'empêche d'écrire des scènes supplémentaires sur la préparation des opérations pour développer un peu Karlov Donovan et pourquoi pas d'autres personnages.
sifriane
Posté le 15/02/2022
Salut Hortense,
Tu dépeins bien l'ambiance qui règne parmi les jeunes à la vue des envahisseurs, leur angoisse s'accentue au fur et mesure de l'ascension.
Avec l'explosion, on comprend bien que la fin d'un monde est proche (le monde de l'enfance?).
Les descriptions sont toujours parfaites.
J'adore que Piblo soit Harald, c'est tellement inattendu. Bien joué.
Rien d'autre à ajouter, ce chapitre est super.

A bientôt ;)
Hortense
Posté le 16/02/2022
Un grand merci Sifriane pour ce commentaire très positif
A très bientôt
Romanticgirl
Posté le 01/11/2021
Bonjour Hortense,
L'action se précipite. Le propos écologique est intéressant et d'actualité. Tu opposes très bien la nature et la technologie dans de belles descriptions. Le style est toujours aussi riche et précis. Je vois le souffle qui a détruit en partie la maison de Till comme une métaphore de la fin de son enfance. Till grandit comme au moment où il considère leur vie solitaire du point de vue de sa mère. J'ai été surprise par la capture de Sven (je n'aurais pas dû, tu l'avais bien amenée ;) ). C'était une bonne idée. Une petite question. Piblo est Harald ou Piblo a pris la place d'Harald uniquement dans ce chapitre ?
A bientôt !
Hortense
Posté le 01/11/2021
Bonjour à toi,
Les sylphes sont des êtres protéiformes. Piblo et Harald n'apparaissent jamais en même temps. Ils ne sont qu'une seule et même personne donc Piblo est bien Harald.
Tu approches du dénouement, je suis en train de retravailler cette partie, n'hésite pas à me faire part de toutes tes suggestions.
A très bientôt et merci
Ella Palace
Posté le 18/07/2021
Nous approchons du moment fatidique! "il n'y a pas de hasard", alors quel est son rôle? son destin? vu qu'il est écrit...
Jolie surprise avec Harald!

Je vois ce chapitre comme un tournant, une heure de vérité qui sonne...

Remarques:


-" le souffle âpre d’un vent de mer", deux fois « souffle ».
- "Avait-il tenté de les aider ? Probablement, Till perçut son désarroi à travers le lien mais sa compréhension en était encore trop aléatoire pour y apporter réponse », je mettrais un point après « probablement ».

C'est tout ...

A très bientôt!
Hortense
Posté le 19/07/2021
Bonjour Ella,
Effectivement l'heure des révélations a sonné et tu devrais avoir toutes les réponses à tes questions. Je l'espère !

Merci pour tes remarques toujours appréciées.
A très bientôt
Amicalement
Vous lisez